Les juges néerlandais peuvent sanctionner les hommes refusant d’accorder le guet
Le système judiciaire néerlandais est le seul au monde, en dehors d'Israël, à punir les maris qui refusent d'accorder le divorce à leur femme - par des amendes et même la prison

AMSTERDAM (JTA) – Le mariage de Sara était terminé, mais elle ne pouvait pas y mettre fin toute seule.
En tant que femme orthodoxe, Sara – un pseudonyme – avait besoin d’un guet, ou consentement religieux au divorce, de son mari pour mettre fin à leur union. Mais celui-ci refusait, et les rabbins ne pouvaient pas l’aider.
Sara, mère d’une quarantaine d’années qui travaille comme acheteuse pour de grandes entreprises, était ce qu’on appelle une agouna, ou « femme enchaînée ». Le sort de ces femmes est considéré comme un sujet majeur de l’inégalité des sexes dans le judaïsme orthodoxe, et les rabbins orthodoxes ont investi des efforts ces dernières années pour y remédier.
Au bout du compte, c’est une entité non religieuse qui a le plus aidé Sarah : le système judiciaire néerlandais. Ce dernier est le seul au monde, en dehors d’Israël, à punir les maris qui refusent d’accorder le guet à leurs épouses – par des amendes importantes.
Le mari de Sara a cédé après qu’un juge néerlandais l’a menacé de lui infliger une amende de près de 30 000 euros. Là-bas, les tribunaux peuvent imposer une amende quatre fois plus élevée aux maris dits récalcitrants et même délivrer des mandats d’arrêt contre eux, conformément à un précédent établi en 1982 par la Cour suprême des Pays-Bas.
L’année dernière, une jurisprudence néerlandaise a été ancrée dans la loi : un amendement à la législation sur le mariage habilite les juges à ordonner aux individus de se conformer aux décrets des cadres religieux relatifs à leur lien conjugal.
Les amendes et les mandats émis aux Pays-Bas s’appliquent, à leur tour, dans toute l’Union européenne, ce qui suscite un effet dissuasif potentiellement puissant. Les juges néerlandais ont utilisé ces mesures contre plusieurs dizaines de maris récalcitrants depuis 1982, selon Herman Loonstein, un avocat juif néerlandais qui a représenté plusieurs agounot devant les tribunaux néerlandais.
Un grand nombre des affaires examinées par les tribunaux néerlandais ces dernières années ont impliqué des couples issus de communautés musulmanes, dans lesquels les femmes demandant le divorce se heurtent à des obstacles similaires. Des millions d’immigrants du Moyen-Orient sont arrivés en Hollande au cours de la dernière décennie.
Aujourd’hui, Sara a un nouveau partenaire et se sent « libérée de prison », a-t-elle confié à la JTA.
« Vous êtes piégée, vous ne pouvez pas avancer dans votre vie et quelqu’un d’hostile a ce pouvoir sur vous », affirme-t-elle en parlant de la femme agouna. « C’est un sentiment terrible. »

La volonté du pouvoir judiciaire néerlandais de s’impliquer dans cette question est inhabituelle, car elle est en contradiction avec le principe de séparation de l’Église et de l’État, qui est fortement observé en Europe occidentale. Les tribunaux néerlandais n’interfèrent pas directement dans le processus religieux, qui implique généralement un Beit Din, ou tribunal rabbinique. Mais ils qualifient le processus de refus de donner le guet de « comportement illégal », explique Matthijs de Blois, professeur assistant à l’Institut de théorie juridique de la faculté de droit de l’Université d’Utrecht, dans un essai publié en 2010 dans la revue Utrecht Law Review.
L’arrêt de la Cour suprême de 1982 a annulé les décisions de deux tribunaux inférieurs qui avaient refusé d’entendre une affaire portée par une agouna d’Utrecht. Elle avait poursuivi son mari devant un tribunal civil pour avoir refusé de lui accorder le guet.
Le tribunal de district d’Utrecht, près d’Amsterdam, a rejeté sa demande en 1979, déclarant que « seuls les aspects civils d’un mariage doivent être pris en compte ». La femme a perdu en appel en 1981.
La décision du tribunal de grande instance a contourné la dimension religieuse, estimant que le mari « pouvait être en violation d’une règle de droit non écrite relative à la bonne conduite sociale vis-à-vis de sa femme divorcée », a écrit de Blois.
En Israël, où il n’y a pas de séparation entre la religion et l’État, les tribunaux familiaux sont également religieux et dirigés par le Grand Rabbinat. Les juges de ces Beit Din appartiennent à la branche judiciaire du pays et sont habilités à infliger des amendes et à emprisonner les maris récalcitrants, ainsi qu’à leur confisquer leurs passeports.
Dans le contexte d’un tollé croissant ces dernières années, le Grand Rabbinat a pris des mesures de répression significatives contre les maris récalcitrants. Cette pression donne des résultats : le nombre de femmes libérées en Israël a augmenté pendant cinq années consécutives. L’augmentation la plus importante s’est produite entre 2015 et 2017 – de 180 à 216 – selon les dernières statistiques sur la question.
Les Pays-Bas sont le seul pays qui se rapproche de ce système. Le ministère néerlandais de la Justice n’a pas répondu à une demande de commentaires de la JTA sur cette question.
Au Royaume-Uni, les juges peuvent conditionner la finalisation d’un divorce civil à la finalisation d’un divorce religieux – une équation qui vise à placer le conjoint récalcitrant dans le flou tant qu’il fait de même avec son conjoint enchaîné.
Et aux États-Unis, certains couples juifs signent des accords prénuptiaux halachiques, qui stipulent que les époux d’un mariage dissous doivent se présenter devant un tribunal de droit juif prédéterminé sous peine de lourdes peines. En tant que contrat, ces accords sont exécutoires devant un tribunal civil.

Les tribunaux de l’État de New York sont habilités à appliquer les décisions de justice rabbiniques aux conjointes dites « enchaînées », conformément à un arrêt historique de la Cour d’appel de l’État de 1983. Mais jusqu’à présent, l’exécution était limitée à l’octroi de montants de pension alimentaire plus élevés aux épouses agounot, selon Aryeh Ralbag, un ancien grand rabbin d’Amsterdam et un important arbitre et juge rabbinique de New York.
Le rabbin Pinchas Goldschmidt, président de la Conférence des rabbins européens, né en Suisse, a été l’un des principaux défenseurs de la répression des maris récalcitrants, mais même lui « ne pensait pas que nous serions en mesure d’apporter le même type de dissuasion en Europe, avec sa forte séparation de l’Église et de l’État, qu’en Israël ».
La question de la responsabilité d’un mari récalcitrant s’est compliquée avec le temps, commente Aryeh Ralbag, car les communautés juives sont devenues moins centralisées.
« Lorsque la vie juive dans la Diaspora était plus centrée sur la communauté, un Beit Din pouvait punir sévèrement les gens pour un tel comportement, imposant un herem« , a-t-il dit, utilisant le mot hébreu pour excommunication ou boycott. « De nos jours, beaucoup de gens qui se font imposer un herem vont simplement dans une autre synagogue, ou ne vont pas à la synagogue du tout. »
La loi néerlandaise a « rétabli la dissuasion », ajoute Aryeh Ralbag.

Aryeh Ralbag, Pinchas Goldschmidt et Herman Loonstein soutiennent tous l’approche proactive du système judiciaire néerlandais, mais ils sont également conscients des risques qu’elle pose à un moment où les communautés juives – y compris aux Pays-Bas – luttent contre les ingérences gouvernementales et judiciaires dans d’autres coutumes religieuses.
Tous trois ont été à l’avant-garde de la lutte pour que l’abattage casher reste légal – il avait été interdit mais autorisé de nouveau en 2012.
Un débat similaire a lieu dans toute l’Europe sur la légalité de la Brit Mila, la circoncision rituelle non médicale des garçons.
« Est-ce que je crains que cela ne crée un précédent d’ingérence ? Dans certains endroits, oui, je le crains », indique Aryeh Ralbag. « Mais chaque rabbin et moi-même devons mesurer cela à la douleur et à la souffrance infligées aux femmes juives en ce moment. Et en ce moment, c’est ce que nous pouvons faire pour les aider. »