Israël en guerre - Jour 494

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Interview

Pour une éminente experte arabe israélienne, la Shoah « fait partie de mon ADN »

Asfahan Bahloul, chargée par Yad Vashem d'enseigner les crimes nazis aux Arabes israéliens, dit s'impliquer à son propre niveau dans la résolution du conflit

Dov Lieber est le correspondant aux Affaires arabes du Times of Israël

La chercheuse arabe palestinienne sur l'Holocauste Asfahan Bahloul (Crédit : Doron Golan)
La chercheuse arabe palestinienne sur l'Holocauste Asfahan Bahloul (Crédit : Doron Golan)

Il a fallu à Asfahan Bahloul, une éminente chercheuse arabe israélienne sur la Shoah, un certain temps pour formuler le sentiment qu’elle a éprouvé en apercevant des avions-chasseurs israéliens survoler Auschwitz. Elle a dû y réfléchir pendant des semaines. Elle a finalement fait parvenir sa réponse par courriel, un message qui sera abordé plus loin dans cet article.

Les réflexions de Bahloul – qui, convient-elle, se trouvent au coeur du combat identitaire inhérent à son travail – sont caractéristiques et de son approche des interviews, et de son style de recherche. Elle est modeste et ne souhaite pas apporter de réponses dont elle ne serait pas sûre aux questions qui lui sont posées.

La candidate à un doctorat à l’Université hébraïque, qui a reçu une bourse d’études Mandel, octroyée aux étudiants en doctorat particulièrement remarquables, est l’une des meilleures chercheuses du pays sur la question souvent ignorée de la manière dont les Arabes au sein de l’Etat juif envisagent et évoquent la Shoah.

Le Times of Israël a d’abord rencontré Bahloul au mois de septembre alors qu’elle s’exprimait devant un groupe de chefs de la communauté musulmane venu d’Allemagne qui visitait le mémorial et le musée de Yad Vashem, consacrés à la Shoah, à Jérusalem. En 2016, l’institution lui a donné pour mission d’enseigner à la communauté arabe israélienne les crimes nazis.

Le groupe allemand, invité par l’AJC (American Jewish Committee), était désireux de tirer des leçons de l’expérience de Bahloul sur sa manière d’enseigner le chapitre génocidaire de la Seconde Guerre mondiale. En effet, les membres de la délégation avaient reconnu rencontrer un fort déni de la Shoah dans leur propre pays.

S’adressant aux personnes présentes à l’aide d’une terminologie exigeante et technique dans un mélange d’anglais, d’arabe, d’hébreu, avec quelques mots en allemand, Bahloul avait fait la démonstration d’un engagement passionné, cérébral, envers son domaine de compétences, retroussant les manches de sa blouse alors qu’elle se préparait à expliquer « comment j’attaque mon travail ».

Image d'illustration d'Asfahan Bahloul donnant un cours à Yad Vashem. (Autorisation)
Image d’illustration d’Asfahan Bahloul donnant un cours à Yad Vashem. (Autorisation)

Une grande partie de sa recherche a consisté à s’intéresser aux journaux anciens et actuels même si son travail à Yad Vashem lui a donné plus de chances de s’engager directement auprès des membres de sa communauté et d’élargir sa propre compréhension des choses.

Elle a ensuite quitté son poste de sensibilisation à Yad Vashem à l’issue d’une année pour se concentrer sur son travail et son enseignement universitaires. Elle a également eu le sentiment que le public arabe avait tendance à la percevoir comme partiale si elle intervenait au nom du musée qui est considéré comme un symbole du gouvernement israélien.

Durant le temps où elle a étudié et travaillé avec des Arabes israéliens, elle a indiqué avoir constaté la présence de « gars ordinaires vraiment très ouverts à l’apprentissage de ce qu’a été la Shoah ».

Elle note toutefois que de nombreux Palestiniens voudraient qu’Israël enseigne et comprenne également le narratif palestinien, en particulier l’histoire de la Nakba (« Catastrophe ») — le nom que les Palestiniens utilisent pour se référer à ces centaines de milliers de Palestiniens qui ont fui ou qui ont été contraints à quitter le territoire de ce qui est dorénavant Israël durant la guerre de l’indépendance menée par l’Etat juif en 1948.

« Nous voulons que le ministère de l’Education nous aide à apprendre la Nakba, cette mémoire nationale qui nous est arrivée, et pas seulement la mémoire nationale de l’autre », dit-elle, décrivant l’attitude des Arabes israéliens.

Dans une interview accordée au Times of Israël, le ministre de l’Education de l’Autorité palestinienne Sabri Saidam a expliqué qu’il « y a une réflexion » sur l’introduction de l’étude de la Shoah dans le programme scolaire palestinien mais a réclamé toutefois qu’Israël prenne une initiative similaire et enseigne la Nakba.

Bahloul s’est, en toute connaissance de cause, placée sur une ligne de faille périlleuse entre les deux mondes qu’elle habite – ses identités israélienne et palestinienne ethniques.

Elle est consciente de la sensibilité du terrain sur lequel elle s’aventure ou, comme elle aime le qualifier, ce « nerf à vif ».

Et pourtant, à travers son travail et ses études, elle explique ne jamais avoir suscité la colère de qui que ce soit – évoquant peut-être un sourcil froncé ça et là – et affirme avoir rencontré le respect ainsi que l’appréciation de son travail.

Les intellectuels palestiniens voient les ‘leçons humaines’ de la Shoah

Le travail de Bahloul ne concerne pas véritablement les événements de la Shoah en Europe entre 1939-1945. Il se concentre sur la manière dont ces années de sang sont commémorées depuis, à la façon dont elles sont évoquées et intériorisées par les Arabes et les Juifs en Israël.

Elle remarque une tendance : Même le débat sur la Shoah, dans les médias arabes israéliens, est intentionnellement limité. « J’ai constaté que seuls les intellectuels, les auteurs, les journalistes et les chefs spirituels peuvent s’exprimer sur la Shoah, c’est tout », dit-elle.

Cette limite stricte posée sur qui a l’autorité de parler de la Shoah au sein de la communauté arabe israélienne, affirme-t-elle, a beaucoup à voir avec l’aspect sensible de la question. Personne ne veut aggraver les choses avec la communauté juive et certains redoutent également peut-être de mécontenter les annonceurs juifs.

Et c’est pour cela, précise-t-elle, que les rédacteurs en chef se mettent souvent en quête des opinions d’Arabes de l’étranger, comme l’auteur et dramaturge libanais Elias Khoury, qui peut s’engager avec davantage de sécurité sur ce sujet sensible.

Bahloul estime que les intellectuels arabes israéliens et palestiniens qui ont l’autorité nécessaire pour parler de la Shoah « ont fait avancer le débat d’un pas ».

Ces intellectuels ne témoignent d’aucune amitié envers l’Etat juif. Parmi eux, le spécialiste Edward Said et les poètes Mahmoud Darwish et Samih al-Qassem. Et pourtant, tous se sont exprimés contre le négationnisme de, recommandant vivement aux Palestiniens de « tirer les leçons » de cette période obscure.

Mahmoud Darwish, poète nationaliste palestinien, à l'université de Bethléem. (Crédit : Amer Shomali/CC BY-SA 3.0/WikiCommons)
Mahmoud Darwish, poète nationaliste palestinien, à l’université de Bethléem. (Crédit : Amer Shomali/CC BY-SA 3.0/WikiCommons)

Tandis que la partie la plus importante de son travail consiste à enregistrer et à analyser une fraction minuscule des ramifications de la Shoah, elle estime qu’il pourra avoir un impact énorme sur Israël, les Palestiniens et la région.

« Le conflit israélo-palestinien place la région entière de la région du Moyen-Orient dans une impasse, sans aucune ligne à l’horizon. Les gens, bien sûr, en ont assez du conflit et de ses conséquences amères et difficiles. Le conflit fait peser un lourd bilan des deux côtés. Nous entendons parler de plans variés visant à réaliser un protocole d’accord mais depuis que l’espoir est né à l’époque d’Oslo, aucune initiative politique de l’intérieur ou de l’extérieur n’a été capable de passer l’examen de la réalité », explique-t-elle, se référant aux négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens dans les années 1990.

« La connaissance de la souffrance de l’autre », précise-t-elle, peut servir très certainement comme « outil pour guérir les souffrances des deux peuples ».

L’étude de la Shoah « fait partie de mon ADN »

L’intérêt porté par Bahloul à la Shoah a commencé à l’école élémentaire. Contrairement à la vaste majorité de ses pairs arabes, elle a fréquenté des écoles juives à Jérusalem et à Akko.

Son père, Zouheir Bahloul, est législateur au sein du parti de l’Union sioniste et sa mère est enseignante dans des écoles élémentaires juives. Elle explique que ses parents avaient pensé que la fréquentation d’une école juive aiderait leur fille à « s’intégrer » dans la société israélienne.

Lors de la fête musulmane de l'Eid al-Adha, Asfahan Bahloul, sept ans, mange une pita dans la ville d'Acre où elle a passé son enfance (Autorisation)
Lors de la fête musulmane de l’Eid al-Adha, Asfahan Bahloul, sept ans, mange une pita dans la ville d’Acre où elle a passé son enfance (Autorisation)

Dans les écoles juives, elle a assisté à ce à quoi n’assistent jamais la majorité des Arabes israéliens : Les cérémonies de commémoration de la Shoah.

Elle se souvient de l’une d’elles en particulier à l’école élémentaire.

« Quelques élèves se tenaient sur une scène à l’école. Ils lisaient les noms des victimes, l’un après l’autre. J’étais très émue et très nerveuse. Lorsqu’on est enfant, on ne peut pas saisir le moment comme on le fait à l’âge adulte ».

« Ce n’était pas évident pour moi d’entendre l’histoire en entier et l’histoire du peuple juif, de savoir que six millions de personnes avaient été assassinées en raison seulement de leur identité », dit-elle.

A l’université de Haïfa, Bahloul a commencé des études en littérature hébraïque et en histoire, pour se tourner finalement vers la communication.

En tant que jeune étudiante – plus jeune que ses camarades juifs dans la mesure où elle n’avait pas eu à faire son service militaire, les Arabes israéliens en étant exemptés – elle a été acceptée au sein de l’équipe de la Deuxième chaîne, l’une des principales chaînes israéliennes d’information [aujourd’hui appelée Hadashot]. Elle a ainsi suivi les traces de son père qui, avant de devenir politicien, travaillait comme journaliste sportif à la télévision.

Peu après avoir commencé sa carrière journalistique, la Seconde intifada sanglante a commencé. Elle a fait une pause dans ses études pour s’investir dans son travail, en couvrant la manière dont les événements se déroulaient dans le nord d’Israël où vit une vaste majorité d’Arabes israéliens.

Lorsqu’elle a commencé sa maîtrise, quelques années après, à l’université de Haïfa, elle a indiqué que sa décision d’étudier le discours arabe sur la Shoah était « un processus ». Elle ne peut relier un seul événement à l’origine de ce qu’elle décrit elle-même comme une décision troublante. C’était là, quelque part au fin fond de sa conscience depuis les cérémonies de commémoration de la Shoah, à l’école.

En même temps, explique-t-elle, l’étude de la Shoah « fait partie de mon ADN ».

Ses parents, ajoute-t-elle, ont facilement accepté sa décision. Comme elle le dit, ils savaient qu’il y aurait un « prix » à payer pour l’avoir envoyée dans une école juive. Ses amis, poursuit-elle, viennent des « deux côtés – ils m’aiment à cause de mon courage qui m’a amené à choisir une direction inattendue ».

Asfahan Bahloul aux abords de l'université de Varsovie (Autorisation)
Asfahan Bahloul aux abords de l’université de Varsovie (Autorisation)

Au cours du temps passé à l’université de Haïfa, elle a eu le choix d’aller étudier en Pologne ou en Allemagne durant un trimestre.

« J’ai choisi la Pologne à cause d’Auschwitz », dit-elle.

« Je ne sais même pas par où commencer pour vous dire ce qui est arrivé à mon corps, et même à mon âme, lorsque je suis allée en Pologne », se souvient-elle.

La Shoah est entrée dans sa vie à toutes les heures. Elle faisait ses études universitaires dans la journée et, la nuit, lisait des histoires et des romans consacrés à cet événement tragique.

Elle est allée en Pologne, ajoute-t-elle, « pour affronter l’histoire ».

« Affronter l’histoire, ce n’est pas si facile », explique-t-elle. « Cela signifie s’attaquer à sa propre mémoire collective, à celle de l’autre (le peuple juif), à la mémoire collective de la recherche universitaire et à la mémoire collective de l’histoire ».

‘Dans un cimetière, on marche sur la pointe des pieds et on pleure’

Dans sa réponse à la question sur les sentiments qu’elle a ressentis en voyant des avions-chasseurs israéliens voler au-dessus d’Auschwitz, elle semble, l’espace d’un instant, revivre sa visite dans le camp de la mort.

“Auschwitz est un cimetière vivant qui pleure de douleur, de chagrin, et de deuil d’une manière presque incompréhensible à ce que voient les yeux – qui refusent d’y croire », écrit-elle.

Elle note que la décision de faire voler des avions chasseurs israéliens au-dessus d’Auschwitz, ce qui s’est produit pour la première fois en 2003, a « suscité la controverse au sein de la société israélienne » et sur la manière dont la Shoah est remémorée.

Elle dit souscrire aux propos de l’historien israélien Yehuda Bauer, qui a écrit :

« On ne fait pas flotter de drapeaux dans un cimetière et on n’organise pas de vols d’exposition au-dessus. Dans un cimetière, il ne peut y avoir également aucune performance coordonnée entre un vol d’exhibition et une cérémonie sur le terrain. Car pour cela, il y a le théâtre. Dans un cimetière, on marche sur la pointe des pieds et on pleure ».

Est-ce que je porte une kippa à Yad Vashem ?

Durant le temps où elle a travaillé avec la communauté arabe israélienne, Bahloul note que le sujet de la Shoah et de Yad Vashem est resté inextricablement lié aux cérémonies d’état israéliennes pour le groupe minoritaire.

Dans le cadre de son travail avec Yad Vashem, elle a visité les villes arabes en tentant de convaincre les principaux des écoles de visiter le musée – une tâche qui a connu, selon elle, une réussite significative. Même si elle n’a pas rencontré une importante opposition à l’idée, il y a eu, a-t-elle dit, beaucoup de confusion.

Une fois, raconte-t-elle, alors qu’elle parlait à un directeur « important » d’école de l’importance du musée et l’enseignement de l’histoire de la Shoah, l’éducateur l’a interrompue.

« Je vous en prie, Asfahan, je ne comprends pas. Devons-nous porter la kippa lorsque nous visitons Yad Vashem ? », a-t-il demandé.

Benjamin Netanyahu à la cérémonie de Yad Vashem à Jérusalem, à Yom HaShoah, le 23 avril 2017. (Crédit : capture d'écran Yad Vashem)
Benjamin Netanyahu à la cérémonie de Yad Vashem à Jérusalem, à Yom HaShoah, le 23 avril 2017. (Crédit : capture d’écran Yad Vashem)

« Cette histoire montre qu’il y a un fossé dans la compréhension de la population arabe. Les médias présentent certaines images à la télévision et lorsque des individus moyens voient ces images le jour de la commémoration de la Shoah, quand ils voient le Premier ministre, le président ou le président américain allumer la flamme éternelle, ils viennent pour comprendre ce qu’est Yad Vashem », explique-t-elle.

« Ils sont moins informés sur l’idée que Yad Vashem est une institution qui a pour mission de faire passer des leçons qui vont au-delà des cérémonies », ajoute-t-elle.

Il faut une ‘nouvelle approche’ pour les Arabes et les Juifs

Bahloul aime citer feu l’ancien juge arabe israélien Salim Joubran qui a réclamé « une nouvelle approche de la Shoah de la part des Arabes et des Juifs », en quête de paix.

Interrogé sur ce que doit être une nouvelle approche juive, elle affirme que cela signifie que la population dominante en Israël doit accepter en son sein un autre narratif.

« Ce conflit, à mon grand mécontentement, ne se réglera apparemment pas sans que la société juive israélienne ne tente de donner une légitimité à un autre narratif en son sein », explique-t-elle.

« Je m’efforce de faire mon devoir… De parler de la Shoah depuis des perspectives différentes. Mais il y a une autre mémoire collective au sein de la société israélo-palestinienne – la mémoire collective du peuple palestinien. Elle n’a pas d’espace. Elle est menacée par la société dominante… et donc, dans un grand nombre de cas, elle est effacée », poursuit-elle.

Des arabes israéliens et des étudiants de gauche manifestent à l'occasion de l'anniversaire de la Nakba à l'université de Tel Aviv le 20 mai 2015 (Crédit :Tomer Neuberg/Flash90)
Des arabes israéliens et des étudiants de gauche manifestent à l’occasion de l’anniversaire de la Nakba à l’université de Tel Aviv le 20 mai 2015 (Crédit :Tomer Neuberg/Flash90)

Elle affirme que la manière dont la société juive israélienne se relie à la minorité arabe est complexe, parce que de nombreux facteurs viennent influencer cette relation, notamment la politique régionale. Elle n’offre aucune solution magique mais espère une nouvelle approche.

« Seul le temps dira ce que la société israélienne apprendra de tout cela », dit-elle.

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