Quel genre de personne volerait une petite femme âgée ?
Comment des milliers d’Israéliens semblant normaux se réveillent-ils chaque matin et vont au travail pour voler à des gens les économies de leur vie ? D’anciens employés des options binaires s’expliquent

Le 52 boulevard Menachem Begin, comme beaucoup des gratte-ciels de Tel Aviv, n’abrite aucun logement, mais plusieurs compagnies de forex et d’options binaires. Récemment, pendant une belle journée, trois hipsters sont assis sur la place devant l’immeuble, attendant des entretiens professionnels.
Quand on leur demande s’ils connaissent la mauvaise réputation des options binaires, les trois jeunes gens répondent que oui, ils travaillent déjà dans le domaine, dans la vente pour des entreprises d’options binaires.
« Écoutez », dit un jeune de 20 ans avec une coupe pompadour, « si vous aviez un rêve pendant les 20 dernières années, depuis l’enfance, et la seule chose qui se tient entre vous et la réalisation de votre rêve, c’est de travailler dans cette industrie, vous ne le feriez pas ? »
« La grande majorité des personnes de cette industrie sont dans une lutte quotidienne pour leur survie économique, ajoute-t-il. Je veux quelque chose de plus que ça. »

« Quand je parle au téléphone avec les gens », glisse son ami, grand barbu, en parlant des clients qu’il démarche, « je suis toujours honnête avec eux, je leur dis toujours que c’est risqué. »
Le Times of Israel a dévoilé et détaillé les arnaques des options binaires et du forex dans une série d’articles ces derniers jours, en commençant par un article intitulé « Les loups de Tel Aviv ». Au total, l’industrie des options binaires brasserait des centaines de millions de dollars par an, si ce n’est des milliards. Une grande partie de cette industrie est engagée dans des pratiques trompeuses et frauduleuses pour s’assurer que leurs victimes soient le plus dépouillées possible, mentant sur leurs noms et leur emplacement, manipulant les plate-formes de transaction, refusant de permettre aux clients de retirer leur argent en toute circonstance.
Il y a cinq ans, des centaines de milliers d’Israéliens, jeunes pour la plupart, avaient manifesté contre le coût de la vie élevé et les écarts socioéconomiques croissants en Israël, où les inégalités de revenu disponible sont les plus élevées du monde développé.
Bien que la situation n’ait pas fondamentalement changé, une petite partie des jeunes adultes israéliens, plusieurs milliers au total, ont trouvé une solution personnelle à cette réalité économique en rejoignant les industries en pleine croissance du forex et des options binaires.
En documentant cette fraude mondiale, qui compte des centaines de milliers de victimes, le Times of Israel a eu des interactions en profondeur avec des individus qui ont récemment perdu les économies de toute une vie à cause des firmes d’options binaires israéliennes, comprenant par exemple une veuve britannique de 68 ans qui nous a décrit comment elle avait été forcée de vendre sa maison et en était voulu à préférer se suicider.
« Quel genre de personnes ferait ça à ma mère ?, avait demandé la fille de cette femme. Ma mère les suppliait, disant qu’elle n’avait pas d’argent pour payer ses factures, et ils ne s’en souciaient tout simplement pas. »
Alors, qu’est-ce qui fait travailler dans cette industrie une personne normale, avec une histoire normale ? Comment est-ce devenu si courant qu’un étudiant du Centre interdisciplinaire de Herzliya (IDC), une université israélienne élitiste et privée, a estimé que 10 % de ses camarades internationaux travaillent dans ce domaine ? Comment des milliers de jeunes Israéliens cherchant à travail finissent-ils par « brûler l’argent des veuves, des orphelins et des retraités », comme l’a récemment décrit le président de l’Autorité des titres israélienne, Shmuel Hauser.
Une ancienne employée, Jane, qui a travaillé au service client d’une entreprise d’options binaires de Tel Aviv, a fourni le début d’une explication : « chaque jour, j’arriverai au travail et ce serait histoire après histoire, email après email de quelqu’un perdant les économies de sa vie, et je ne pouvais pas les aider. Je me suis désensibilisée. »
D’autres à qui nous avons parlé ont élaboré plus précisément.
‘Je l’ai fait pour l’argent’
Nurit, une trentenaire de Tel Aviv qui a plusieurs amis dans le domaine, décrit la transformation qui a eu lieu dans son cercle social il y a plusieurs années.
« Je me souviens d’un mec qui avait quelque mois de retard sur son loyer, et pensait qu’il allait être expulsé. En quelques mois, il est passé d’un loser à pouvoir acheter l’appartement. J’ai des amis qui, parce qu’ils travaillent dans le binaire, ont une vie de rêve, qui voyagent, qui achètent ce qu’ils veulent, qui se bichonnent. »
Michael, immigrant européen de 18 ans qui a travaillé dans la vente d’options binaires ces huit derniers mois, dit simplement qu’il a « pris ce travail pour l’argent ». Il a gagné environ 10 000 shekels par mois, une somme qui n’est que rarement possible à atteindre pour les jeunes bacheliers.
« Tout le monde dans ce domaine n’est pas un psychopathe, a-t-il souligné. Je pense qu’un petit pourcentage le sont, les PDG ou les personnes tout en haut. Je me souviens qu’il y avait un client dont la sœur était à l’hôpital et qu’elle avait besoin de payer ses factures médicales. Mon ami faisait pression sur ses chefs pour la laisser retirer ses fonds, mais ils ne voulaient pas. »
Michael a dit qu’environ 2 % des clients gagnaient de l’argent dans sa compagnie. Il réalise à présent qu’il arnaquait les gens, mais dit qu’à l’époque il n’avait pas compris.
« Dans la plupart de ses interactions avec les clients, nous les avons fait rire et ils nous ont fait rire, alors vous pensez à eux comme à des amis, et vous vous trompez vous-même à penser que vous faites quelque chose de bien pour eux. »
Quand on lui demande s’il pourrait être à côté de quelqu’un dans la « vraie » vie et lui voler son portefeuille, Michael a répondu qu’il pensait qu’ « à ce point, je peux regardez quelqu’un dans les yeux et leur vendre. Ce n’est pas un problème. C’est comme une seconde personnalité que vous assumez. »
‘C’est temporaire’
Kayla, mère célibataire, a déclaré qu’elle savait que les options binaires étaient louches quand elle a pris un travail dans une entreprise régulée près de Tel Aviv, mais voyait cela comme une solution « temporaire » à ses problèmes financiers.
« Quand j’y suis allée la première fois, ils disaient que notre travail était que les gens déposent le plus d’argent possible, et j’ai pensé ‘d’accord, chaque banque veut que ses clients déposent [de l’argent]’. Puis ils nous ont dit, ‘nous ne voulons pas que les clients retirent leur argent’, et j’ai pensé, ‘d’accord, aucune banque ne veut que ses clients le retirent’. Mais quand ils nous ont dit que notre salaire serait réduit s’il y avait des retraits, c’est à ce moment que j’ai pensé ‘quelque chose ne va pas’. »
Kayla raconte une atmosphère de musique d’ambiance tonitruante, et de managers qui criaient en permanence sur les vendeurs. Quand un agent obtenait un dépôt, le manager de l’étage montait sur une chaise et l’annonçait, et la pièce applaudissait.
« Ils nous disaient de ne pas trop nous préoccuper des clients, que vous devez développer une carapace. C’est horrible d’entendre ça », a-t-elle dit.
Mais ce qui a finalement poussé Kayla a démissionné a été un incident pendant l’opération Bordure protectrice, à l’été 2014, quand des missiles étaient lancés sur Tel Aviv depuis la bande de Gaza.
« La musique était si forte que je ne pouvais pas entendre les sirènes. Un jour, mon application ‘alerte rouge’ s’est déclenchée, donc je suis allée au refuge par moi-même, et quand je suis revenue, mon boss m’a demandée pourquoi j’étais partie. »
Kayla a démissionné la semaine suivante et est rentrée aux Etats-Unis.
Sexe, drogues, et rock and roll
Dans l’entreprise de Michael, comme dans beaucoup d’autres, la grande majorité des employés a une vingtaine d’années et est célibataire.
« Il y avait une ambiance de fête. J’ai entendu parler d’entreprises qui proposent de la cocaïne. En dehors du travail, nous ne sortons qu’avec des gens des options binaires. »
Tout le monde dans le domaine a vu « Le loup de Wall Street », a expliqué Michael, et a essayé d’imiter ses personnages.
« Il n’y avait pas de prostituées et pas de lancers de nains. Mais il y avait de l’herbe et de l’alcool. »
Les femmes dans l’industrie ont dit que les vendeurs étaient principalement des hommes. Jane, qui a travaillé dans plusieurs entreprises d’options binaires pendant ses études, a décrit une atmosphère de harcèlement sexuel constant et incessant.
« Les types du bureau faisaient constamment des commentaires sexuels que je pouvais entendre, discutant de comment ils me feraient vous savez quoi, a-t-elle dit. Une fois, je parlais à un client et un mec que je ne connaissais même pas m’a tirée de ma chaise et m’a fait un gros bisou baveux sur la joue. »
Jane s’est plainte et les managers de sa compagnie ont parlé au jeune homme, mais cela n’a fait qu’empirer les choses.
« Il a dit à ses copains que je m’étais plainte, et cela n’a fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. J’en ai bouffé tous les jours où j’ai travaillé là-bas. »
L’expérience de Milgram en 2016 ?
Tamir, qui travaillait comme programmeur pour une entreprise d’options binaires à Herzliya, a déclaré que la compagnie n’avait pas dit aux employés que leur affaire était frauduleuse.
« Je pense qu’ils ont essayé de le cacher aux employés, au moins au début. »
Mais un jour, la personne en charge de la formation des traders l’a pris sous son aile et lui a expliqué le système.
« Il a dit que le but était de leur faire perdre autant d’argent que possible. Il a essayé de justifier ça en disant que les gens étaient bêtes, et que c’était ce qu’ils voulaient. »
Tamir a décidé de démissionner immédiatement.
« Je ne pouvais pas supporter l’idée que tout l’argent que je gagnais était aux dépens de personnes perdant tout ce qu’ils avaient. »
Pendant ses dernières semaines, Tamir a choisi comme mission de prévenir certains des centaines d’employés de la compagnie de la fraude qu’il avait découverte.
« Beaucoup ont dit, ‘tu as raison’, mais ils y sont toujours. La compagnie a beaucoup de personnes bonnes et intéressantes qui travaillent pour elle. Je pense que beaucoup d’entre eux savent que quelque chose est pourri, mais ils ne veulent pas le savoir. »
Tamir a comparé ses anciens collègues et lui-même aux sujets de la fameuse expérience de Milgram, dans les années 1960, sur l’obéissance aux figures d’autorité.
Dans l’expérience, une figure autoritaire dit au sujet d’administrer des chocs électriques à une personne située dans une autre pièce. Au final, 65 % des sujets ont administré le plus haut voltage, 450 volts, quand l’expérimentateur, la figure autoritaire, leur a dit de continuer, même si la personne de l’autre côté hurlait et implorait pitié.
« Tant qu’ils ont la légitimation de l’entreprise, la plupart des employés d’options binaires ne font pas vraiment le lien entre les actions individuelles qu’ils font, et la personne de l’autre côté », a dit Tamir.
Ma mère pleurait
Pour Michael, le réveil est venu d’une série de conversations avec ses parents.
« Mes parents me demandaient au téléphone ce que je faisais. Je leur disais, ‘je suis vendeur’. Le lendemain, ils m’ont demandé ce que je vendais. J’ai répondu, ‘de la finance’. Et ensuite ils ont dit, ‘qu’est-ce que tu fais concrètement ?’ J’ai dit ‘des options binaires’. Deux jours après, mes parents avaient cherché et trouvé ce que c’était.
Le père de Michael lui parlait à peine sur Skype. Sa mère lui a demandé « est-ce que tu trompes des gens, est-ce que tu as fait des actions qui vont leur faire perdre leur argent ? »
« Oui, en gros », a reconnu Michael.
Les yeux de la mère de Michael se sont remplis de larmes.
Après ça, elle pleurait tous les jours sur Skype.
« Je n’avais pas honte et je n’avais pas vraiment pensé à ce que je faisais. Mais quand je me suis posé et que j’ai regardé, logiquement, sous tous les angles, j’ai réalisé que je ne devrais pas être dans ce domaine, parce que c’est mal. Ma mère a pleuré au téléphone pendant un mois avant que je décide d’arrêter. »
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