Tel Aviv, havre de paix et paradoxe des célibataires ?
La "bulle" explorée à la loupe à l'heure des applis de rencontres, des émissions télévisées de mariage et du carcan des strictes traditions
Au-delà de son titre de première ville hébraïque et de capitale gay et vegan mondiale, Tel Aviv est également la capitale nationale des célibataires, oÙ 84 % des hommes et 71 % des femmes se prévalent de ce statut. Parmi eux, presque un tiers des hommes célibataires de Tel-Aviv (28 %) ont entre 45 et 49 ans, pour 25 % des femmes célibataires du même âge – une statistique très au-dessus des chiffres nationaux.
Ce record s’explique par le fait que la ville réputée la plus impie du Proche Orient a fait du célibat son sacerdoce et sert d’asile à tous les survivants des culpabilisations familiales et autres procès pour manque de sérieux conjugal. Car à Tel Aviv, les accusations de crimes contre la perpétuation de l’humanité sont noyées sous le bouillonnement perpétuel des bars, restaurants, concerts et autre lieux de divertissements qui ne désemplissent pas, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit.
La majorité des habitants de cette exception culturelle et politique au sein de l’Etat d’Israël n’y ont pas grandi et y sont arrivés au gré de leurs tribulations professionnelles et personnelles, un choix souvent guidé par leur statut de célibataire, que la ville permet d’embrasser pleinement, sans peur d’être jugé.
En effet, Tel Aviv est organisée économiquement et socialement autour du célibat, quitte à dissuader les couples, familles et autres intrus de s’y installer ou d’y demeurer. Outre, les innombrables lieux de loisirs qui y ouvrent et ferment constamment leur portes, c’est toute la ville qui est consacrée au mode de vie des célibataires. Les petits magasins de proximité y sont ouverts 24/7, tandis que les supermarchés y sont très rares. Les places de parking, particulièrement pour les voitures familiales, y sont inexistantes. Les possibilités d’acheter des repas préparés à emporter ou à se faire livrer sont infinies et les appartements sont divisés en studios ou adaptés à la colocation. Pour ces raisons, il est quasiment impossible d’y résider en tant que famille au centre-ville, une rareté réservée aux budgets particulièrement élevés ou à des coups de bol – rares.
Mais le mode de vie qui règne dans la ville n’est pas le seul élément qui dissuade les couples mariés et les familles de s’installer à Tel Aviv : les impératifs de succès professionnel et de réalisation de projets personnels, qui passent souvent avant les projets familiaux, est particulièrement ressentie ici.
A Tel Aviv, les horaires de travail sont plus intensifs, voire illimités pour les nombreux travailleurs du secteur libéral qui s’y installent, en plus du fait qu’en Israël, les heures de travail sont bien plus élevées que dans le reste des pays de l’OCDE.
Ces impératifs professionnels sont souvent incompatibles avec la recherche d’un partenaire ou à l’investissement dans une relation à long-terme. Pour preuve, les habitants préfèrent investir dans d’autre types de relations, plus accommodantes avec leur mode de vie : Tel-Aviv recense le plus grand nombre de chiens par habitant, soit un canidé pour 17 résidents, qui sont parfois un moyen de rompre la solitude et de faire des rencontres le soir lors de la traditionnelle promenade sur le Boulevard Rothschild.
Mais malgré l’organisation totale de la ville autour d’un mode de vie fait pour les célibataires et pour qu’ils le restent, la grande majorité de ces mêmes célibataires cherchent activement à sortir du marché du célibat. En effet, bien que Tel Aviv se définisse comme une « bulle » de libéralisme, il est impossible de la déconnecter du poids des traditions et des impératifs familiaux qui règnent de l’autre coté du miroir et de l’horloge qui ne cesse de tourner.
Le concept de mariage, et l’impossibilité de tout bonheur personnel et social en dehors de cette institution, est foncièrement ancré dans l’éducation de chaque Israélien, par une génération de parents qui n’ont pas eu à faire face aux grandes difficultés de leurs enfants et aux complexités contemporaines concernant la recherche d’un partenaire.
De plus, la prédominance de la religion dans la politique et la culture israélienne et son influence dans la vie de tous les jours tendent à faire du mariage l’unique mode de vie légitime, et du célibat au meilleur des cas un échec et au pire un mode de vie marginal.
Il sera précisé que le terme mariage est utilisé ici et non l’expression de « vie de couple », le pourcentage de couples non mariés étant très peu élevé en Israël (5 % contre 28 % en France), ce qui est une autre conséquence de l’adhésion massive à l’idéal du mariage par la société israélienne. Les chiffres des naissances hors mariage sont également particulièrement bas en Israël (moins de 6 % des naissances en Israël, contre 58 % en France), quand il s’agit pour la plupart de mères célibataires ayant eu recours à un don de gamètes et non de couples non mariés. Israël fait encore plus figure d’exception quant a la pérennité de l’idéal du mariage, quand on le compare aux autres pays occidentaux, comme les États-Unis, où depuis 2014, il y a plus de célibataires que de couples mariés, dont un bon nombre n’ont pas l’intention de passer la bague au doigt.
L’aspiration collective au mariage en Israël est d’autant plus étonnante que celui-ci relève pour beaucoup du parcours du combattant, et ce, à cause des diverses lois et obstacles bureaucratiques qui compliquent et parfois interdisent l’accès au mariage.
La Rabanout (ou Grand Rabbinat), qui a le monopole de la célébration des mariages et de l’inscription au registre du statut de personne mariée, ainsi que l’obligation du mariage religieux (il n’existe pas de mariage civil en Israël), est la principale source de ces difficultés.
Considérant les frais de dossier à payer, la vérification de judéité imposée et ce, même à des personnes vivant un mode de vie religieux (des origines russes, éthiopiennes ou sud-américaines suffisant par exemple à susciter immédiatement des soupçons de non-judéité qu’il est difficile de lever), les frais de dossiers élevés et le manque total de flexibilité au niveau de la cérémonie dont les seuls habilités à la tenir sont des rabbins du courant orthodoxe, il est d’autant plus étonnant que le mariage demeure l’unique voie vers l’accomplissement conjugal en Israël.
Le mariage mis à l’épreuve des faits : les célibataires sur la voie de l’acceptation ?
Mais cette culture du mariage se retrouve de plus en plus mise à l’épreuve par les faits, et par l’augmentation constante du nombre de célibataires, qui attendent leur tour devant la houppa [autel], mais qui pour un certain nombre d’entre eux ne s’y rendront jamais, comme le prouvent les chiffres du célibat cités plus haut. L’idéal matrimoniale qui pèse sur les célibataires, à Tel Aviv comme ailleurs, est d’autant plus compliquée par les difficultés inhérentes à la recherche d’un partenaire de nos jours.
Ces difficultés et les changements de la structure sociale traditionnelle qui en sont la cause ont été l’objet d’une étude par Eva Illouz, professeure de sociologie à l’Université Hébraïque de Jérusalem, qui a publié sa thèse sur le sujet (Pourquoi l’amour fait mal, traduit en français aux éditions du Seuil) concernant les difficultés amoureuses qui caractérisent l’ensemble de la culture occidentale actuelle.
Illouz y explique que les transformations des relations amoureuses propres à la modernité, faites de refus de s’engager, d’incapacité de choisir, de marchandisation du sexe, d’évaluation permanente de l’autre et de psychologisation extrême des rapports amoureux, seraient la cause des difficultés amoureuses et des souffrances qui s’ensuivent propre à notre époque.
En plus de ces facteurs aggravants pour les célibataires, la « schizophrénie » morale existant entre libéralisme et pérennité de valeurs conservatrices à Tel Aviv, ont pour conséquence un tiraillement et une souffrance que les célibataires évoluant dans des milieux plus homogènes ne vivent pas (soit dans un environnement très conservateur où le célibat n’est pas un choix, ou à l’opposé dans une société où le célibat est un statut légitime indépendamment d’aspirations à une future union matrimoniale).
Cette situation de tiraillement propre à faire surgir drames personnels et familiaux n’est pas passée inaperçue pour la télévision et les médias, qui font de ces tensions et des drames qui s’ensuivent leur beurre quotidien, et est largement relayée par la culture de masse. Les émissions de télévision dont le seul but est de trouver mari et femme à des candidats célibataires de longue date sont devenus un genre à part entier et battent des records auprès de l’audience, qui ne se lasse pas des différentes nuances de genre.
Ainsi l’émission de télé-réalité « mariage au premier regard » fait se rencontrer des candidats directement devant l’autel, en costume et robe de mariée, illustrant à son paroxysme l’idée selon laquelle la rencontre et l’expérience commune des partenaires n’a de valeur que si elle mène au mariage.
Une autre émission permet de suivre de près les tribulations d’une célébrité locale, Anna Arhonov, danseuse médiatisée et célibataire de 36 ans, devant se rendre devant les caméras à de multiples « blind dates » que la production organise afin de lui trouver un partenaire pour la vie. Le poids des pressions familiales sur le quotidien de la candidate est particulièrement omniprésent tout le long de l’émission, ceci du notamment à la participation d’un psychologue qui analyse les blocages pesant sur la vie amoureuse d’Anna du fait de l’écart entre les attentes de ses parents (et les siennes propres) et sa vie amoureuse.
Une scène illustre particulièrement l’antagonisme entre ces idéaux et le mode de vie d’Anna, où ses parents ne savent quelle figure de style utiliser pour faire comprendre à leur fille qu’elle doit faire des compromis pour enfin atteindre le but ultime, le mariage, sans quoi, et ce malgré sa carrière réussie et sa célébrité, elle serait (et est déjà) une déception pour eux.
Ces émissions de télé-réalité illustrent parfaitement le paradoxe entre l’augmentation du nombre de célibataires, la vie dans une ville qui se veut libérale, en parallèle à leur appartenance à un pays qui culturellement, ne donne pas d’alternative au mariage.
Ainsi, les même célibataires qui se réjouissent d’habiter à Tel Aviv et se plient volontiers à ses lois, ne veulent pas être marginalisés par leurs proches et mal vus par la société dans son ensemble en renonçant au mariage et à la construction d’une famille. Peu nombreux sont ceux déclarant qu’ils souhaitent rester célibataires ou qui ne se livrent pas de temps en temps à une session obligatoire de « date ».
Cette pression de la recherche sans acceptation du statut de célibataire comme légitime cause surement bien plus de souffrance que la vie de célibataire en soi, avec ses défis et ses avantages, surtout dans une ville comme Tel Aviv. Au vu des chiffres des divorces et du célibat aujourd’hui, la course au mariage comme seule voie légitime ne peut se justifier que par la forte pression culturelle qui l’érige comme telle.
Accessoirement, la volonté des célibataires de ne pas être vu comme citoyens de seconde zone et d’atteindre, par un moyen ou un autre, les buts sacro-saints fixés par la société, sont la cause d’une augmentation du nombre des inséminations artificielles de célibataires souhaitant être mères, phénomène qui par son ampleur contribue à la hausse de la natalité nationale. Considéré d’abord comme une solution face au désespoir de ne pas avoir trouvé chaussure à son pied, ce phénomène a atteint une certaine légitimité publique et politique.
Le meilleur exemple de cette évolution est la députée Meirav Ben–Ari qui en 2016, alors qu’elle était une célibataire de 40 ans en pleine carrière parlementaire, a décidé de mettre au monde un enfant après s’être réveillée du « mythe du prince charmant », comme elle l’a déclaré au Yedioth Haharonot. Il faut préciser que le parti politique de la députée Ben-Ari (« Koulanou », centre-droit) est un parti à la ligne conservatrice. Mais pourtant, les voix qui se sont faites entendre au sein du parti sont toutes venues féliciter la députée de son courage et se sont déclarés, tel le numéro Un du parti Moshe Kahlon, « émus » de sa décision ».
Mais il est intéressant que la députée ait souhaité préciser d’avance qu’il s’agissait d’une procédure de FIV (Fécondation In Vitro) à l’aide un ami homosexuel, pour faire taire les « éventuelles rumeurs » qui pourraient courir sur une célibataire enceinte par voie naturelle, preuve que les tabous sur les célibataires ont de beaux jours devant eux.
Au-delà des faits, loi n’accompagne pas encore ce phénomène d’acceptation croissante des mères célibataires et depuis 2003, les parents célibataires ne bénéficient presque plus d’une pension de la Sécurité Sociale locale (30 % seulement d’entre eux sont bénéficiaires en 2015 selon des chiffres de Haaretz) et le taux de pauvreté parmi eux est élevé. Au lieu de cela, toujours selon Haaretz, le gouvernement préfère ces dernières années investir son budget dans l’aide aux jeunes couples et aux jeunes familles. La solution monoparentale est donc réservée aux plus aisés. On notera tout de même que les traitements hormonaux et FIV pour les futures mères célibataires sont gratuits, reflet de la politique de natalité israélienne. La situation actuelle illustre donc plus une volonté de promouvoir une politique de natalité que de l’acceptation du statut des mères célibataires.
En ce qui concerne l’adoption, la loi ouvre aux célibataires la porte de l’adoption d’enfants, mais avec certaines réserves, les enfants pouvant être adoptes par les célibataires étant ceux n’ayant pas trouvé « preneur » chez les couples hétérosexuels mariés (handicaps, maladies, problèmes de comportement, âge avancé etc…). Selon Noga Paso, 36 ans, interviewé par le site internet Mako, cette situation relève d’un manque de respect du « droit des célibataires d’être parents », et d’une discrimination avérée du fait de son célibat, qui en fait « une citoyenne de seconde zone ».
L’acceptation du statut de célibataire comme statut permanent légitime (et non comme une simple situation provisoire avant le mariage), ou du moins comme statut légal similaire à celui de couple marié, demandera encore du temps.
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