Cisjordanie: Alors que Tsahal démolit des centaines de maisons dans les camps, les habitants veulent rentrer chez eux
Les Palestiniens dont les maisons ont été détruites au cours d'une opération antiterroriste évoquent les difficultés qu’ils rencontrent après des mois de déplacement. Certains déclarent n’avoir appris la nouvelle qu'après coup
Nurit Yohanan est la correspondante du Times of Israel pour le monde arabe et palestinien.

Alors que Tsahal intensifie encore sa campagne de lutte contre le terrorisme dans le nord de la Cisjordanie, la plus importante depuis des années, des centaines de structures ont été détruites et des milliers de résidents ont été déplacés. Des résidents palestiniens se sont exprimés sur les difficultés liées à ces déplacements, et sur leur détermination à rentrer chez eux.
Le 21 janvier, l’armée israélienne a lancé « l’opération Épées de fer » dans le camp de réfugiés de Jénine, qui jouxte la ville éponyme. En février, cette opération a été étendue aux camps de réfugiés de Tulkarem et de Nur Shams, à proximité de la ville de Tulkarem, dans l’ouest de la Cisjordanie. Dès les premiers jours de l’opération, Tsahal avait ordonné à tous les habitants de ces camps d’évacuer leurs maisons, des habitations qui sont aujourd’hui encore totalement désertées.
D’après l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), quelque 40 000 personnes ont été déplacées des camps et se trouvent actuellement dans les villages voisins, ou dans les villes adjacentes de Jénine ou de Tulkarem.
Au début de la campagne, des images ont montré les incursions de Tsahal, – des incursions qui visaient à obtenir un contrôle tactique sur le terrain, entraînaient la destruction de certaines maisons, et des photos et autres vidéos qui dataient de raids antérieurs. Mais, à mesure de la progression des combats, l’ampleur des destructions s’est révélée supérieure à celles précédemment menées par Tsahal dans les camps.
Dans le seul camp de réfugiés de Jénine, par exemple, Tsahal a démoli 25 maisons en février, un chiffre inédit depuis plusieurs années. Dans un communiqué, l’armée israélienne a indiqué que ces bâtiments « étaient utilisés comme infrastructures par les terroristes ».
Au début du mois de mai, Tsahal a annoncé avoir démoli 100 structures dans le camp de Jénine, une destruction motivée par des « besoins urgents en matière de sécurité ». Une annonce similaire a fait état de la démolition de 90 structures dans les camps de Nur Shams et de Tulkarem.
Mohammad Sabar, chef de la commission des services civils du camp de Jénine, a déclaré au Times of Israel qu’environ 200 maisons avaient été détruites dans ce camp où résidaient auparavant quelque 600 familles. Selon des informations palestiniennes, les démolitions sont encore en cours à Tulkarem.
Début mai, Tsahal a annoncé que « pour prévenir toute réinstallation du terrorisme dans le nord de la Samarie, l’armée israélienne effectue différents changements dans les camps, concernant notamment l’ouverture d’itinéraires et de routes, afin de permettre aux combattants de Tsahal de se déplacer librement et de bénéficier d’une bonne capacité opérationnelle dans la région ».
Répondant à une question du Times of Israel concernant le nombre de maisons détruites à ce jour dans les camps de réfugiés, l’armée israélienne a déclaré : « Au cours de ces dernières années, les camps de réfugiés du nord de la Samarie se sont transformés en bastions terroristes, où des hommes armés opèrent à partir de quartiers civils. Pour empêcher que des hommes armés ne reviennent et ne se retranchent dans le nord de la Samarie, Tsahal a décidé de remodeler et de stabiliser la région, en partie en détruisant des maisons, en fonction des besoins opérationnels des forces opérant sur le terrain. »
L’armée israélienne a indiqué que plus de 250 structures avaient été détruites dans les camps de réfugiés mentionnés. Ces démolitions ont été effectuées à la suite de discussions approfondies et d’un examen minutieux, en les limitant au plus petit nombre possible.

La stratégie derrière ces démolitions
Ces dernières semaines, les médias israéliens ont publié plusieurs informations émanant de sources proches des services de sécurité concernant la portée et l’objectif de ces démolitions généralisées.
Un reportage de Ynet a cité les propos tenus par des responsables militaires qui ont expliqué que l’objectif des démolitions était « de préserver la liberté de Tsahal de mener ses opérations. La méthode, qui consiste à empêcher toute reconstruction des maisons et des routes détruites, transformera les camps : de bastions fortifiés, ils deviendront des quartiers urbains. Quant à l’impact psychologique, il vise à réduire le phénomène qui fait des camps de réfugiés des plaques tournantes du terrorisme ».
Dans une interview accordée à la chaîne N12, un lieutenant-colonel militaire s’exprimant sous couvert d’anonymat a déclaré : « Nous construisons un réseau de routes dans tout le camp [de Jénine]. Le but est de faire de ce camp un quartier normal. Vous pourrez vous y déplacer en voiture et à pied, et nous disposerons d’une bonne liberté d’opération. »
Les personnes interviewées ont toutes les deux expliqué que les terroristes tiraient parti des ruelles étroites des camps de réfugiés pour s’en prendre aux soldats de Tsahal. Sur des images aériennes publiées par Haaretz au cours des derniers mois, on peut voir des maisons démolies ouvrant la voie à une nouvelle route.
La Cisjordanie compte 20 camps de réfugiés historiques, tous avaient été établis après 1948. Ils accueillent des Palestiniens qui avaient fui ou qui avaient été expulsés, durant la guerre d’Indépendance, des maisons situées dans ce qui est aujourd’hui l’État d’Israël. Ces camps, au fil des ans, se sont transformés en zones densément peuplées et fermées, où l’Autorité palestinienne et les forces de sécurité israéliennes se trouvent confrontées à des défis opérationnels.

Un bastion terroriste ? Un récit avancé par Israël ?
L’un des habitants du camp de Jénine, dont la maison a été détruite durant l’opération, a appris les projets d’Israël grâce aux médias israéliens. Il a demandé à s’exprimer de manière anonyme, pour des raisons de sécurité.
Répondant par téléphone aux questions du Times of Israel, il a expliqué : « Le récit israélien rapporte que toute maison détruite pour ouvrir une route ne sera pas reconstruite. Selon les médias israéliens, l’objectif est de réduire de moitié la population du camp de manière à prévenir le retour de 8 000 personnes. »
Il a ajouté qu’Israël parlait de mettre en place « un nouveau corridor de Netzarim », faisant ainsi référence à une route tracée par Tsahal à Gaza afin de mieux contrôler le territoire pendant la guerre, ainsi que « de nouvelles rues », précisant que « l’armée ne se retirera pas du camp avant l’année prochaine ».
D’après des déclarations de Tsahal, cette opération a été lancée pour lutter contre les gangs armés. Ces gangs s’étaient en effet renforcés dans les camps, qu’il utilisaient comme base pour lancer des attaques contre des Israéliens.
Le 7 mai, Tsahal a annoncé la mort de 100 hommes armés dans le nord de la Cisjordanie au cours de l’opération, parmi lesquels 36 hauts responsables de diverses organisations terroristes. L’armée a également arrêté quelque 320 personnes recherchées et confisqué environ 450 armes. Des centaines de bombes ont été détruites, et des dizaines de maisons servant de caches d’armes ou de laboratoires de fabrication d’explosifs ont été démolis.
L’habitant interrogé a fait part de son désaccord avec ces propos.
« Cette affirmation selon laquelle il s’agit d’un bastion terroriste n’est qu’un simple narratif », a-t-il expliqué. « L’armée elle-même avoue n’avoir trouvé personne dans le camp ». (Une déclaration qui est toutefois inexacte).
« Les jeunes hommes qui se trouvaient là ont été arrêtés par l’Autorité palestinienne », a poursuivi le résident.
« L’armée n’a rien trouvé. Elle a trouvé des civils et elle a attaqué des civils. C’est mon droit de résister pacifiquement, et de vouloir garder ma maison. Est-ce qu’essayer de garder ma maison est un crime ? Pourquoi voulez-vous venir dans ma maison, la détruire et me déraciner ? »
Interrogés par le Times of Israel, certains résidents du camp ont nié l’existence de toute activité importante de groupes armés dans la zone. Pour d’autres, une telle activité est légitime face à l’entrée de forces étrangères dans les zones palestiniennes.
Montaser Abu al-Hijaa, du camp de Jénine, a vu sa maison incendiée au mois de mars lors de l’opération. D’après lui, le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir « savent que le camp compte 20 à 30 hommes armés seulement, mais ils veulent satisfaire une certaine partie de la société israélienne. L’armée israélienne est présente dans le camp depuis 120 jours. Il n’y a ni affrontements ni coups de feu. Les personnes recherchées ont été soit arrêtées par l’Autorité palestinienne ou par Israël, soit tuées. »
Nihal al-Jundi, du camp de Nur Shams, a dit : « On constate l’existence d’une résistance populaire depuis 1948. C’est la nature de la résistance. [Israël] s’oppose à toute forme de résistance. Tout peuple occupé a le droit de résister. »
Apprendre ce qui s’est passé sur les réseaux sociaux
Un habitant du camp de réfugiés de Jénine, s’entretenant avec le Times of Israel sous couvert d’anonymat, a fait savoir qu’aucune source officielle ne l’avait informé que sa maison avait été démolie. C’est en visionnant des vidéos sur les réseaux sociaux qu’il avait découvert les faits.
Ce père de deux enfants âgé de 36 ans a raconté son histoire : « Nous sommes partis en janvier, dès l’ordre d’évacuation de tous les résidents. Nous étions 14 personnes à vivre dans cette maison : moi-même, mes parents, mes frères et sœurs, leurs enfants et mes enfants. Ma fille pleurait et criait la nuit en entendant le bruit des tirs et des explosions. Un drone a survolé le camp, en diffusant un message nous demandant de quitter les lieux. Nous sommes partis contre notre volonté. Nous n’avons rien pu prendre, pas même des vêtements. Nous sommes partis avec ce que nous avions sur nous. »
Il a décrit son périple après avoir quitté le camp : « Je suis d’abord resté un peu chez des parents, en ville. Puis chez ma sœur, et ensuite chez mon oncle. Mais c’est difficile de vivre comme ça, et l’opération s’éternisait. Alors j’ai loué une maison à Jénine, pour 2 500 shekels par mois. Je vis aujourd’hui dans un logement plus petit et moins cher. Je ne peux pas me permettre plus. Mon loyer actuel est de 1 700 shekels par mois. Dans l’endroit que je loue, il n’y a ni réfrigérateur ni appareils électroménagers de base. Il y a deux chambres, une cuisine et une salle de bain, pour accueillir 14 personnes. »
Selon Nihad Shuweish, chef de la commission des services civils à Nur Shams, ni Tsahal ni les autorités israéliennes n’ont officiellement informé les résidents palestiniens d’un projet de modification de la structure des camps de réfugiés.
Au cours d’un entretien téléphonique, il a déclaré au Times of Israel que la seule notification officielle émanait du Bureau de coordination et de liaison du district (DCO), et qu’elle incluait une liste des maisons à détruire, permettant ainsi d’informer les familles concernées. Ces familles ont se sont vues accorder environ 2 heures, en coordination avec l’administration civile, pour entrer dans leur maison et prendre leurs affaires. Ces notifications ont été utilisées à Jénine et Tulkarem, selon des informations de l’armée.
Certains résidents ont toutefois rapporté ne pas avoir été informés et ni autorisés à récupérer leurs effets dans leur maison avant la démolition. En réponse à l’enquête du Times of Israel, Tsahal a annoncé : « L’Administration de coordination et de liaison a fait preuve de transparence tout au long de l’opération. Elle a agi en coordination avec les résidents des camps afin d’organiser un calendrier d’évacuation et de récupération des effets personnels approprié. »

Difficultés financières
L’un des principaux défis que doivent relever les résidents déplacés dont les maisons ont été détruites est la charge financière de la vie en dehors des camps. Beaucoup n’ont que de maigres moyens, mais vivaient auparavant dans des maisons dont ils étaient propriétaires. Désormais, ils sont dans l’obligation de payer un loyer.
De plus, depuis la création de l’Autorité palestinienne, les résidents des camps de réfugiés ne paient ni leur eau, ni leur électricité, ni les taxes municipales. Cette politique reflète l’idée de l’Autorité palestinienne selon laquelle les résidents des camps sont dans une situation « temporaire », qui devrait durer jusqu’à ce qu’une résolution du conflit israélo-palestinien soit trouvée. Cette résolution, conformément au droit au retour exigé par les Palestiniens, devrait alors permettre aux descendants des réfugiés de retourner dans leurs maisons familiales construites avant la fondation d’Israël. Une telle éventualité reste hautement improbable.
Alaa Abu Zina, un habitant du camp de réfugiés de Jénine dont la maison a été détruite il y a environ un mois, a déclaré par téléphone au Times of Israel : « J’ai 50 ans. Nous sommes partis, en famille élargie, avec mes frères et leurs enfants. Dix d’entre nous habitaient cette maison. Nous avons quitté les lieux le premier jour de l’opération, en janvier, quand l’armée est entrée et a commencé à tirer. Ma famille et moi sommes partis sous le feu des tirs. Ils ont tiré sur ceux qui étaient partis avant nous. C’était terrifiant. On n’a rien pu prendre. »
« Nous sommes allés vivre chez des parents dans un village voisin. Ensuite, nous sommes retournés en ville. Aujourd’hui je vis dans un appartement avec mes sœurs. Mon frère et ses enfants vivent dans un autre appartement, dans un autre quartier. Je paie un loyer de 2 000 shekels par mois. »
Jamal Abu al-Shalabi, dont la maison a été démolie en juillet 2024 au cours d’une précédente opération de Tsahal dans le camp de Jénine, vit depuis en dehors du camp. « J’ai 46 ans et 8 enfants. Nous vivions à 10 dans la maison : moi, ma femme et les enfants. Aujourd’hui, nous louons un appartement. Nous voulons retourner au camp », a-t-il expliqué.
« Nous ne pouvons pas nous permettre de vivre en ville, avec les frais de loyer, de transport, d’eau et d’électricité. Dans le camp, nous ne payions ni l’eau ni l’électricité, et il n’y avait pas de transport à payer. Tout était proche, même ce qui concernait l’éducation. Il n’y a pas d’écoles de l’UNRWA à l’extérieur du camp, uniquement des écoles privées. »
Nihaya al-Jundi, habitante du camp de réfugiés de Nur Shams, est partie avec sa famille en février, au début de l’opération militaire. Sa maison a été démolie un jour après son départ. C’est probablement son emplacement en bordure du camp, où l’armée souhaitait accéder, qui a causé sa destruction.
« Le 8 février, des soldats sont entrés dans la maison. Ils m’ont dit de partir. Ensuite, ils l’ont démolie avec un bulldozer. J’ai quitté Nur Shams le 9 février, et je ne suis pas revenue depuis. Nous vivions à 3 dans la maison. J’ai 35 ans, je suis mariée et j’ai une fille de 14 ans. Aujourd’hui, j’habite un appartement de 2 pièces avec cuisine et salle de bains à Tulkarem. Je paie un loyer de 3 000 shekels par mois. Je suis partie sans frigo ni machine à laver. Tous les habitants de Nur Shams sont dans la même situation. Tous cherchent des meubles et doivent louer des logements. »
La maison de Nihaya al-Jundi, dans le camp de réfugiés de Nur Shams, à proximité de Tulkarem, démolie par Tsahal au mois de février. (Courtesy)
« Nous rentrerons dès que ce sera autorisé »
Nombre de personnes déplacées des camps de Jénine et de Tulkarem, dont les maisons avaient été démolies, ont fait savoir qu’elles avaient l’intention de rentrer dès que l’armée le leur permettrait, malgré la destruction de leurs maisons.
Mohammad Amer, habitant du camp de Jénine dont la maison a été démolie au mois de janvier par Tsahal, a déclaré : « Historiquement, nous ne venons pas du camp de réfugiés. Je suis originaire de Haïfa. Mon grand-père était un réfugié et venait de Haïfa. Pour moi, le mieux serait de pouvoir retourner à Haïfa, mais un simple retour au camp de réfugiés suffirait à mes aspirations actuelles. »
Abu al-Hija, du camp de Jénine, a vu sa maison incendiée en mars, au cours de l’opération, même si les circonstances restent floues. Interrogé par le Times of Israel, il a raconté son histoire : « J’ai eu des informations provenant de journalistes, qui sont entrés dans le camp et ont pris des photos. J’ai alors vu que ma maison avait complètement brûlé. J’ai découvert les photos en mars et j’ai constaté qu’elle avait brûlé. Je n’ai pas plus de détails. J’ignore si elle a été détruite ensuite. »
« Chacun voit sa maison comme un palais. Il s’agit de sa vie. On ne peut pas l’abandonner. Nous avons grandi là-bas. Dès qu’ils diront que nous pouvons rentrer au camp de réfugiés, nous y retournerons, qu’il soit 2 heures ou 3 heures du matin. Nous poserons un matelas, et nous vivrons dans la maison, même incendiée », a-t-il ajouté.
Cependant, des quartiers résidentiels entiers ont été rasées. De nombreux Palestiniens craignent que le seul un petit nombre de résidents ne reviennent. Ces inquiétudes résultent des déclarations de responsables militaires israéliens selon lesquelles la reconstruction des maisons démolies pour pouvoir élargir les routes ne sera pas autorisée.
Il n’existe actuellement aucun calendrier fixant clairement la fin de l’opération militaire dans les camps. En février, le ministre de la Défense Israel Katz a indiqué avoir demandé à Tsahal de rester dans les camps durant toute l’année à venir.
« Les gens ont toujours en eux l’espoir [de pouvoir rentrer] », a dit au Times of Israel un habitant du camp de Jénine s’exprimant sous couvert d’anonymat.
Même si sa maison a été détruite, il ne l’a pas dit à sa jeune fille. « Ma fille a 4 ans, et elle me demande sans arrêt quand elle pourra retourner dans sa chambre. Elle a compris que les soldats l’ont forcée à sortir de la maison. Elle demande s’ils ont détruit sa chambre. Je lui réponds que non. Une fois, je lui ai répondu oui, et elle s’est alors mise à crier. C’est une petite fille. Elle ne comprend pas. »