Comment Khamenei, craignant pour son régime, a orchestré l’arrivée de Pezeshkian
Avec un mécontentement qui avait atteint un niveau record, ont confié des sources à Reuters, l'ayatollah a ouvert la porte à un modéré peu connu

DUBAI, Émirats arabes unis (Reuters) — Quand les responsables des services de renseignement avaient rencontré l’ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême iranien, au mois de mai, à l’approche des élections anticipées, les informations dont ils avaient fait état étaient plutôt sombres. La majorité des citoyens de la république islamique, éprouvés par les difficultés économiques, à bout de nerfs face aux restrictions pesant sur les libertés sociales, prévoyaient de boycotter le vote avec un taux de participation électorale qui tournerait, avaient-ils dit, autour des 13 % seulement.
Et c’était à ce moment-là que Khamenei avait décidé d’orchestrer minutieusement le scrutin, faisant entrer en scène un modéré peu connu mais digne de confiance, Masoud Pezeshkian, qui devait finalement se hisser à la présidence dans une course qui devait initialement être dominée par des conservateurs de la ligne dure, ont indiqué cinq personnes proches du cercle du pouvoir à Reuters.
Khamenei avait rassemblé une poignée de ses conseillers les plus proches pour discuter de son plan à l’occasion de trois réunions au moins, fin mai, dans sa résidence située dans un complexe fortifié de Téhéran, selon les cinq sources issues du mouvement ultra-conservateur – deux hommes du mouvement de la ligne dure, un haut-responsable de la sécurité et deux initiés appartenant au cercle intérieur de Khamenei.
Le guide suprême était inquiet d’un taux de participation qui viendrait nuire à l’establishment religieux et à sa crédibilité, et il avait ordonné aux personnes présentes de trouver un moyen d’orienter les élections, a dit l’un d’entre eux.
Les élections avaient été organisées après la mort du président iranien Ebrahim Raissi dans un accident d’hélicoptère, au mois de mai. Une mort qui avait bouleversé les projets de nombreux conservateurs qui voulaient qu’il succède à Khamenei, 85 ans – et qui a mobilisé en toute hâte les membres de la ligne dure du régime soucieux d’influencer le choix du prochain ayatollah.

Les rendez-vous qui ont eu lieu à la résidence de Khamenei ont rassemblé un petit groupe de hauts-responsables et de conseillers en matière de sécurité. Étaient également présents l’allié de l’ayatollah, Ali Akbar Velayati, qui est aussi son proche conseiller ainsi que deux éminents commandants du puissant Corps des Gardiens de la révolution islamique.
L’objectif poursuivi par Khamenei était de préserver la république islamique dans un climat de dissensions qui déchiraient le pays et de tensions accrues avec l’Occident. Sans oublier la question d’Israël dans un contexte marqué par la guerre que mène l’État juif contre le Hamas à Gaza – un conflit exacerbé par l’implication du Hezbollah au Liban et des Houthis au Yémen, deux proxies de Téhéran, ont indiqué les cinq personnes, qui ont été informées dans le détail des propos tenus par l’ayatollah pendant ces réunions consacrées à son plan et à ses visées plus larges.
L’un des initiés a confié que Khamenei avait dit, pendant l’une de ces rencontres, qu’il était convaincu que la république islamique avait besoin d’un président qui saurait s’adresser aux différentes couches de la société – sans défier pour autant la théocratie chiite au pouvoir qui dirige d’une main de fer le pays.

Plusieurs noms avaient été évoqués au cours de la deuxième réunion. Khamenei avait laissé entendre que la personnalité même de Pezeshkian était à même de renforcer l’unité parmi ceux qui étaient au pouvoir, de combler le gouffre séparant l’establishment religieux et le peuple et de garantir que le processus de sélection du prochain guide suprême pourrait se dérouler de manière fluide, ont expliqué deux sources.
« Le guide suprême a élaboré un plan sans faille… qui assurait la survie de la république islamique », a déclaré Saeed Laylaz, un analyste favorable aux réformes qui vit à Téhéran.
« Pezeshkian évitera les crises dans le pays, que ce soit directement avec la nation ou avec l’establishment« , a ajouté Laylaz. « Ce qui permettra aux responsables de décider d’un plan de succession et de le planifier dans une atmosphère plus calme ».
Il n’a pas été possible de joindre le bureau de Khamenei, le Bureau des relations publiques du Corps des gardiens de la révolution islamique et celui de Pezeshkian pour une demande de réaction. Le Bureau de Velayati a refusé de répondre à notre demande de commentaire pour les besoins de cet article.
Fabrication électorale ?
Le nouveau président ne devrait pas prendre de tournant majeur concernant la politique nucléaire ou étrangère de l’Iran ou le soutien apporté aux milices et aux groupes terroristes de la région. Toutefois, il sera impliqué de façon étroite dans le processus de sélection du successeur de Khamenei, qui a la responsabilité de se prononcer sur les principaux dossiers de l’État.
Le profil dit modéré de Pezeshkian, ont estimé les sources, est susceptible d’apaiser le mécontentement exprimé par les Iraniens, de garantir la stabilité du pays dans un contexte de pressions internationales croissantes et de donner à Khamenei un allié digne de confiance dans le choix de son successeur.
Une source régionale proche du cercle du pouvoir a dit que l’élection de Pezeshkian avait été « fabriquée » pour calmer les tensions dans le sillage d’un mouvement de protestation populaire qui avait été provoqué par la mort d’une jeune femme qui avait été placée en détention par la police des mœurs en 2022, et par les restrictions plus strictes mises en place sur les libertés sociales qui avaient été décidées par Raissi.
La phase initiale du plan de Khamenei avait été mise en vigueur quand Pezeshkian, qui était alors député – avec les encouragements d’anciens responsables pragmatiques liés au Bureau du guide suprême – s’était enregistré comme candidat en vue des élections du 28 juin, ont raconté deux sources.
Selon elles, Pezeshkian n’avait pas connaissance, à ce moment-là, des décisions prises en arrière-plan. Un proche du nouveau président a expliqué qu’il n’avait même pas espéré que sa candidature soit approuvée par le Conseil des gardiens, une instance non-élue formée de six religieux et de six juristes, proches de Khamenei, qui avaient interdit à de nombreux candidats conservateurs ou modérés de se présenter aux élections, dans le passé.
Le plan de Khamenei avait été conçu pour paraître équitable et démocratique et ainsi, deux candidats de la ligne dure de premier plan – Saeed Jalili, qui avait tenu un rôle éminent dans les négociations sur le programme nucléaire dans le passé, et le président du parlement Mohammad Baqer Qalibaf – avaient été approuvés par le Conseil, ont indiqué les cinq sources proches du cercle du pouvoir.
Ce qui signifiait que dès le début, les votes des conservateurs allaient être divisés, leur compliquant la tâche pour accéder au second tour.

Jalili appartient au camp ultra-conservateur de « Paydari », un camp qui prône des restrictions sociales plus dures, l’auto-suffisance, une politique étrangère belliqueuse – et qui aurait d’ores et déjà choisi son candidat à la succession de Khamenei, selon l’ancien député Noureddin Pirmoazen, un réformateur qui vit dorénavant aux États-Unis.
Une victoire de Jalili, qui était opposé à l’accord sur le nucléaire qui avait été conclu en 2015 avec les grandes puissances, aurait envoyé à l’Occident un signal négatif au moment où ce dernier renforce ses pressions sur Téhéran face à l’accélération des activités entreprises par l’Iran dans le cadre de son programme d’enrichissement de l’uranium, ont indiqué trois analystes et deux diplomates à l’agence Reuters.
« Avec la probabilité croissante du retour de Donald Trump à la Maison Blanche… la république islamique a eu besoin d’une personnalité modérée capable de maintenir le dialogue avec l’Occident et de réduire les tensions », a noté un diplomate occidental stationné dans la région.
Un porte-parole du Conseil des Gardiens a expliqué que l’élection avait été « transparente et impartiale ».
Il a été impossible de joindre Jalili et Qalibaf pour une demande de commentaire.
Un porte-parole du Département d’État américain a indiqué, pour sa part, que « nous ne pouvons pas nous livrer à des spéculations sur des théories spécifiques qui ont pu transpirer, en coulisses, s’agissant de la récente élection présidentielle en Iran. Ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que les élections en Iran ne sont ni libres, ni équitables ».
Une porte-parole du Conseil national de sécurité, à la Maison Blanche, n’a pas répondu directement à nos questions sur les différentes informations présentées dans cet article, se contentant de dire que Washington ne s’attendait pas à ce que ce scrutin entraîne des changements fondamentaux en Iran ou un respect plus grand des citoyens en matière de droits de l’Homme.
Le résultat désiré
Pezeshkian, qui appartient à la minorité ethnique Azerie, avait remporté le premier tour grâce, disent les analystes, à un électorat majoritairement urbain, issu de la classe moyenne et jeune – un groupe qui a largement perdu ses illusions après des années de répressions diverses.
Mais la participation électorale n’a été que de 40 % – un taux historiquement bas au sein de la république islamique – et le deuxième tour a opposé Pezeshkian et Jalili, opposant fervent de l’Occident.
Qalibaf, qui avait bâti sa campagne sur la sécurité et qui s’aligne largement sur les idées exprimées par Khamenei sur presque toutes les questions majeures – il soutient notamment le pouvoir des religieux islamiques – est arrivé troisième.
Craignant la politique hostile que Jalili n’aurait pas manqué de mettre en œuvre sur le territoire iranien et vis-à-vis de l’étranger, de nombreux Iraniens qui avaient voté pour Qalibaf ou qui s’étaient abstenus se sont mobilisés en faveur de Pezeshkian, le 5 juillet, avec un taux de participation électorale qui, cette fois-ci, a frôlé les 50%. L’Iran compte 61 millions d’électeurs.
Et finalement, le plan de Khamenei a débouché sur le résultat désiré.

Pezeshkian, un chirurgien âgé de 69 ans, a remporté le scrutin avec 54% des voix avec le soutien des réformistes, des conservateurs modérés et des minorités ethniques.
« Je remercie le guide suprême. S’il n’avait pas été là, je ne pense pas que mon nom serait ainsi sorti aussi facilement des urnes », a déclaré Pezeshkian sur une chaîne de télévision publique.
Deux sources proches de Khamenei ont expliqué que Pezeshkian avait sans doute fait référence, ici, à une ordonnance émise par le guide suprême en direction des officiels électoraux qui exigeait que les bulletins soient décomptés de la façon appropriée. Les autorités ont indiqué qu’aucune plainte n’avait été déposée concernant d’éventuelles tricheries dans le vote.
Pezeshkian, qui affiche sa loyauté à l’égard de la gouvernance théocratique de la république islamique, s’est engagé à poursuivre une politique étrangère plus pragmatique, à apaiser les tensions autour des négociations portant sur la remise en vigueur de l’accord sur le nucléaire qui avait été signé en 2015 avec les grandes puissances – des négociations qui sont dans l’impasse – et à améliorer les perspectives de libéralisation sociale.
Il s’est exprimé en faveur des droits des femmes et des minorités ethniques et il a critiqué la gestion, par l’establishment religieux, de la mort de Mahsa Amini, une jeune iranienne d’origine kurde qui avait perdu la vie alors qu’elle avait été placée en détention pour avoir, semble-t-il, violé le code vestimentaire strict appliqué aux femmes en Iran.

« Ils arrêtent une jeune fille parce que quelques mèches de cheveux s’échappent de son foulard… et ils rendent son corps sans vie à la famille », avait commenté Pezeshkian en 2022. « Ce comportement est inacceptable ».
Toutefois, de nombreux analystes restent sceptiques, doutant de la capacité de Pezeshkian à tenir ses promesses de campagne – ce dernier a d’ailleurs ouvertement établi qu’il n’avait aucune intention de s’opposer aux puissants religieux et aux faucons de la sécurité.
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