Dans “Foxtrot”, Samuel Maoz chorégraphie le cycle du traumatisme d’Israël
Entretien avec le réalisateur du film récompensé qui sera en compétition aux Oscars avant des projections du Times of Israël
LONDRES – Le dernier film de Samuel Maoz,”Foxtrot”, est le conte indéfectible du deuil parental, du traumatisme et de la perte.
Raconté en trois actes, chaque section est différente dans son style et son ton. Dans la première partie, Michael et Dafna Feldman, couple de la classe moyenne, apprennent que leur fils soldat, Yonatan, est tombé au combat. Le deuxième acte se situe sur un blocage routier israélien anonyme reculé. La dernière partie se déroule dans l’appartement familial de Tel Aviv.
Foxtrot a remporté le Lion d’Argent de la Mostra de Venise, ainsi que huit Ophir. Il sera le candidat israélien à l’Oscar 2018 du meilleur film en langue étrangère.
Le film a été largement acclamé, mais a aussi largement provoqué la controverse et des débats sur la réalité israélienne contemporaine.
Miri Regev, la ministre de la Culture, qui n’aurait pas vu le film, l’a condamné, jugeant qu’il s’agissait d’un travail de trahison, et a appelé l’Etat à cesser le financement des films qui peuvent être utilisés comme « une arme de propagande pour nos ennemis. »
Maoz n’est pas étranger à la controverse. Son film précédent, « Liban » (2009), basé sur son expérience personnelle, est le portrait intime et étouffant d’un groupe de soldats israéliens opérant sur un tank en territoire hostile pendant la guerre de 1982 au Liban.
Le Times of Israël s’est entretenu avec Samuel Maoz avant la première britannique de Foxtrot la semaine dernière.
Le Times of Israël : Je comprends qu’il existe un aspect personnel dans les prémisses de Foxtrot.
Samuel Maoz : C’est une courte histoire qui m’est arrivée il y a longtemps.
Quand ma fille aînée allait à l’école, elle ne se réveillait jamais à l’heure et pour ne pas être en retard, elle me demandait de lui appeler un taxi. Ceci a commencé à nous coûter pas mal d’argent, et un matin, je me suis énervé et je lui ai dit de prendre le bus comme tout le monde, et que si elle était en retard, elle apprendrait par la méthode dure et finirait par se réveiller à l’heure.
Une demi-heure après son départ, j’ai entendu à la radio que quelqu’un s’était fait exploser dans le bus numéro 5, son bus, et que des dizaines de personnes avaient été tuées. J’ai essayé de l’appeler mais les réseaux ne marchaient plus à cause de la [demande] inattendue. Peu après, elle est revenue à la maison. Elle était en retard pour le bus qui avait explosé : elle l’avait vu à l’arrêt, avait commencé à courir mais le bus était parti et elle avait pris le suivant.
J’ai vécu la pire heure de ma vie. Pire que toute la guerre du Liban. J’avais l’impression d’avoir envoyé ma fille à la mort.
Je me suis demandé ce que je pourrais apprendre de cette expérience, parce que, après tout, j’avais fait quelque chose qui me semblait juste et logique et soudainement : le chaos. Mais j’ai réalisé que je ne pourrais rien apprendre.
Je voulais explorer, ou peut-être faire avec, les choses que nous oublions que nous contrôlons, et les choses qui dépassent notre contrôle.
Y a-t-il des facettes du personnage de Michael (le père et personnage principal) qui viennent de vous ?
Il y a une part de moi dans tous les personnages.
Michael est un homme qui souffre de stress post-traumatique, et, généralement, l’image la plus fréquente sur cet homme est un cliché : un homme qui a des cauchemars, qui est seul et qui ne communique pas. Michael, comme beaucoup d’hommes de sa génération, est un cas de répression et de déni.
Il fait tout pour prouver qu’il va bien. Il construit une entreprise prospère, élève une famille, s’entoure de luxe et a un appartement qui coûte très cher. Il y a une tentative désespérée de cacher le secret. Dehors, tout semble aller bien, mais à l’intérieur, son âme est en deuil et quand il n’a rien pour [faire émerger ses sentiments], il s’en prend au chien.
Dans la société israélienne, il y a beaucoup d’hommes comme Michael, parce que la génération de Michael – ma génération – est la deuxième génération après la Shoah. Nous ne pouvions nous plaindre [de rien] à nos parents et nos professeurs, qui n’étaient en fait pas très stables.
Quand je suis allé à l’école, par exemple, et que j’avais un 7 en mathématiques, ma mère disait « c’est pour ça que j’ai survécu à la Shoah ? Pour un 7 en maths ? »
Qu’est-ce que vous ressentiez ? Comment avez-vous géré cette pression ?
Quand nous sommes revenus de la guerre avec deux mains et deux pieds, etc., [il a été précisé] que se plaindre était inacceptable. [On nous a dit] d’être un homme, de surmonter ça. Nous avons dû réprimer [nos émotions]. Nous sommes donc devenus une génération de victimes supplémentaire – le cercle traumatique infini. Tel le foxtrot [dont les pas de danse reviennent toujours à la même position.]
Pourquoi avez-vous décidé de structurer le film comme une tragédie grecque ?
Je voulais le construire comme une tragédie grecque dans laquelle le héros crée son propre châtiment, combat quiconque tente de le sauver et est évidemment inconscient des conséquences de ses actes.
A mon avis, le destin est la colonne vertébrale du film. La sale nature du destin et la tentative de le comprendre – de le nettoyer – est ce qui m’intéresse.
Le film est une énigme philosophique. Il tente de corriger le concept même de foi.
Peut-être la conclusion du film est que le destin ne peut être changé, pas parce qu’il est divin, mais à cause de la nature des hommes et des femmes israéliens qui façonnent le collectif, un collectif coincé dans le traumatisme.
Vous ne proposez aucune réponse pour sortir de ce traumatisme que vous décrivez.
Je pense que les petits pas nous sauveront de la boucle du foxtrot. Cela doit être fait par les dirigeants, mais ils font le contraire et appuient sur le traumatisme avec des [phrases] qui n’ont rien à voir avec la réalité ou la logique.
‘Nous sommes en danger existentiel’ est la mère de tous les slogans. Quand ils disent que nous sommes une superpuissance technologique, que nous avons l’armée la plus forte ou que [selon des sources étrangères] nous avons des armes nucléaires – alors bien sûr, nous sommes en danger existentiel.
J’ai été surpris de voir comment, avant que le film ne sorte, notre ministre de la Culture a réagi [sans l’avoir vu], en appuyant sur ces boutons du traumatisme et en confirmant en réalité le propos du film. Elle fait des déclarations comme « ‘Foxtrot’ détruit le pays », comme si le film était une arme nucléaire.
Regev vous a accusé de créer une mauvaise image d’Israël. Certains pourraient dire que la scène où [spoiler] des soldats israéliens tuent des Palestiniens innocents dans un moment de panique – un acte ensuite couvert par leur commandant – fait le jeu du sentiment anti-israélien.
Il y a eu de [nombreux] articles et interviews, et personne n’a dit cela. Le travail des arts créatifs n’est pas de refléter la réalité, c’est de faire quelque chose qui va créer la discussion.
Tous les jours, au moins dix personnes écrivent dans des journaux qu’elle [Regev] fait de la bonne publicité pour le film. Les cinémas et le public soutiennent le film, donc cette lutte n’est plus sur le film lui-même. C’est une lutte pour la liberté d’expression.
Imaginez si j’avais un film sur un crime horrible de la police. Le lendemain, personne n’en dirait rien du tout. Mais perdre un soldat, un fils, est évidemment l’une des pires choses. Critiquer l’armée est très, très sensible.
Je savais que le film provoquerait une réaction, mais pas d’une telle ampleur.
Le film est plein de métaphores et d’allégories. Pouvez-vous brièvement commenter l’importance du deuxième acte surréaliste ?
Il ne faut pas être un génie pour comprendre que ce n’est pas un blocage routier particulier et une réalité particulière ; il est assez compréhensible qu’il s’agit d’une grande allégorie.
Il y a un propos politique mais plus social, et plus large que spécifique. Ça ne m’intéresse pas de réaliser un film sur un barrage routier. Ce barrage routier est un microcosme d’une société – notre société – une société angoissée dont la perception est déformée par un terrible traumatisme passé.
La dernière [partie de la tragique] scène avec la voiture est le climax d’une situation qui n’est pas saine, une situation de plus en plus aiguë, une situation de répression et de déni. Nous préférons enterrer la vérité plutôt que d’y faire face et de nous poser des questions [complexes].
Après deux films récompensés, avez-vous la pression pour que votre prochain film soit un succès ?
Je ne travaille jamais avec la peur. La pression ne donne pas d’idées ! Je travaille simplement avec mon cœur, avec ma tête, et j’essaie d’être loyal à mes voies artistiques.
Sur quoi travaillez-vous maintenant ?
Un projet sur une mère et une fille – des femmes. Pas d’armée.
Le Times of Israël organise deux projections privées de « Foxtrot » avec des sous-titres anglais, le 15 octobre à Jérusalem (complet) et le 16 octobre à Tel Aviv, au Lev 1, suivies d’une session de questions réponses avec Samuel Maoz.
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