Israël en guerre - Jour 366

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Des experts explorent l’évolution du lien entre humour et Shoah (et ses limites)

Dans un ensemble d'essais regroupés dans Laughter After, les auteurs expliquent que l'humour a toujours fait partie du "paysage commémoratif"

Taika Waititi, au centre, qui joue le rôle d'Hitler, a écrit et réalisé 'Jojo Rabbit'. Roman Griffin Davis, qui saute à sa droite, est l'un des acteurs du film. (Crédit : Kimberley French/Twentieth Century Fox Film Corp. via JTA)
Taika Waititi, au centre, qui joue le rôle d'Hitler, a écrit et réalisé 'Jojo Rabbit'. Roman Griffin Davis, qui saute à sa droite, est l'un des acteurs du film. (Crédit : Kimberley French/Twentieth Century Fox Film Corp. via JTA)

Une phrase prononcée dans un épisode de la série populaire « Broad City » témoigne de la transformation du lien entre l’humour et le génocide des Juifs par les nazis depuis le début du millénaire : « On ne peut pas se permettre de perdre aujourd’hui des survivants de la Shoah, pas au moment où le nombre de nazis augmente dans le monde ! »

Une génération après la « Liste de Schindler » et la création du musée du mémorial américain de la Shoah, l’humour juif tournant en dérision le génocide demeure omniprésent dans la culture populaire.

Un nouvel ouvrage intitulé Laughter After: Humor and the Holocaust retrace l’évolution de ce lien depuis le film « La vie est Belle », controversé lors de sa sortie dans les salles en 1997. L’acteur Roberto Begnini aidait son fils à survivre dans un camp de concentration en utilisant la comédie.

Mais ce n’était pas Begnini qui avait inventé ce genre (loin de là) – ni Mel Brooks, qui avait parodié Adolf Hitler dans les années 1960. Depuis l’humour noir qui avait fait son apparition sur les scènes de Westerbork et de Theresienstadt, aux listes de plaisanteries enterrées sous le ghetto de Varsovie dans les archives « Oneg Shabbat », diverses sources indiquent que les Juifs avaient choisi d’utiliser l’humour comme mécanisme de survie pendant la Shoah.

A LIRE : Même avant « Jojo Rabbit », les Juifs ont longtemps interprété des nazis à l’écran

« Qu’il s’agisse des révélations sur l’humour qui s’est exprimé pendant la guerre (les plaisanteries, chansons satiriques, pièces et autres films) ou les pièces satiriques dans les camps de personnes déplacées qui se moquaient des ennemis vaincus, le traitement humoristique des questions entourant la Shoah remonte à la guerre elle-même », lit-on dans l’introduction de Laughter After.

« Nous avons voulu nous intéresser à la prolifération apparente d’un humour lié à la Shoah, partout dans le monde, au cours des 25 dernières années et tenter de comprendre les raisons de ce phénomène croissant, que ce soit aux niveaux historique, culturel, sociologique et comparatif », explique Avinoam Patt, co-auteur du livre, lors d’un entretien avec le Times of Israel.

Patt ajoute qu’après le film « La Vie est Belle », « de nombreux comédiens ont cherché à défier ce qu’ils considéraient comme une solennité trop forte, et une hypocrisie consistant à juger comme sacrées certaines représentations de Hollywood, en considérant les autres comme inappropriées ».

Dans le film « La Liste de Schindler », le personnage interprété par Ben Kingsley prétend avoir des poux pour empêcher les Allemands de s’approcher (Crédit : Universal Pictures)

Co-écrit par David Slucki et Gabriel N. Finder, le livre donne un vaste aperçu des fonctions et de l’éthique de l’humour sur la Shoah.

« Il n’évoque pas seulement les limites de l’humour lié à la Shoah et, de manière plus large, la commémoration de la Shoah : C’est également une étude de l’humour en lui-même », explique Patt. « Nous avons des essais qui parlent des formes d’expression culturelles plus importantes : Littérature, film, télévision, musique, chanson, philosophie, etc… »

Selon Patt, l’humour peut assumer une « fonction mémorielle », qui nous aide à évoquer les sujets psychologiquement difficiles à appréhender.

Le professeur Avinoam Patt, co-auteur de « Laughter After: Humor and the Holocaust »

« L’humour ouvre également un espace d’exploration pour les comédiens au vu de ce qu’ils considèrent comme une hypocrisie sous-jacentes aux nouvelles conventions – tourisme de la Shoah, tristesse artificielle forcée sur les sites de commémoration – mais cela leur permet aussi d’exprimer leurs véritables inquiétudes sur la politisation de la mémoire de la Shoah », explique Patt.

L’un des essayistes du livre, Jarrod Tanny, va plus loin. Selon lui, l’humour est un élément indispensable pour que la psyché humaine soit capable d’appréhender l’ampleur du génocide.

L’humour lié à la Shoah déstabilise le narratif standard que nous recevons via l’historiographie, les documentaires et les monuments

« L’humour lié à la Shoah déstabilise le narratif standard que nous recevons via l’historiographie, les documentaires et les monuments », écrit Tanny. « C’est une lentille alternative à travers laquelle nous pouvons comprendre l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire du 20e siècle. L’humour nous oblige à réfléchir sérieusement à ce qu’est un génocide ».

Patt partage-t-il le point de vue exprimé par Tanny ? A cette question, il répond que oui – et non.

Le film « La Vie est belle » (1997)

« Je ne suis pas sûr que l’humour amènera toujours les gens à réfléchir sérieusement au sujet du génocide », affirme-t-il. « Cela va parfois avoir l’effet contraire. Mais c’est un sujet qui mérite une approche et une étude académiques véritables ».

« Je pense à ses sourcils »

Si vous voulez découvrir une multitude de plaisanteries au sujet d’Anne Frank, il faut suivre les Israéliens sur Twitter.

Et c’est très précisément ce qu’a fait Liat Steir-Livny pour écrire son essai sur l’humour lié à Anne Frank, en se penchant sur la manière dont la jeune écrivaine assassinée est apparue sur les fils d’actualité des Israéliens pendant un an et demi.

Même si les blagues sur Anne Frank sont incontournables dans le monde entier, elles ont une fonction particulière au sein de l’Etat juif, explique Steir-Livny dans son ouvrage. Alors que la majorité des plaisanteries visent à « déconstruire » le statut emblématique de l’adolescente, les moqueries lancées à son encontre, en Israël, entrent dans le cadre d’une restructuration du dialogue.

Érigée en 2005, la statue d’Anne Frank est située à proximité de l’ancien appartement de la famille Frank, dans le quartier de la rivière d’Amsterdam. Photo prise en janvier 2017. (Crédit : Matt Lebovic/The Times of Israel)

En Israël, l’humour lié à la Shoah « reflète le rôle important de l’humour en tant que mécanisme de défense contre l’agression d’un traumatisme, c’est un outil qui permet d’évacuer la frustration et de lutter contre divers aspects de la commémoration de la Shoah et une tentative qui vise à réduire l’anxiété constante que les éléments de la mémoire canonique sont susceptibles de créer, en déconstruisant le facteur ‘peur’, » écrit encore Steir-Livny.

Pour son essai sur le « personnage comique » qu’Anne Frank est devenue en Israël, Steir-Livny a rassemblé les plaisanteries visant la jeune autrice sur Twitter par catégories. Sur les réseaux sociaux, elle est invoquée par les habitants vivant dans la périphérie du pays, les mères désespérées, les décorateurs d’intérieur et de nombreux autres.

Photographie prise dans la librairie de la maison d’Anne Frank, avec sa photo et des copies traduites de son journal en arrière-plan. (Crédit : Matt Lebovic/Times of Israël)

Selon Steir Livny, l’utilisation de l’humour au sujet d’Anne Frank sur Twitter « révèle combien la Shoah fait aujourd’hui profondément partie de l’identité de la jeune génération, qui utilise souvent des références à Anne Frank pour parler avec humour de sa vie quotidienne », note-t-elle.

Deux survivants de la Shoah reçoivent une livraison alimentaire de la part de bénévoles d’Adopte un Safta (Autorisation : Adopte un Safta)

Affaire de famille

Dans son essai consacré aux plaisanteries racontées par les petits-enfants des survivants de la Shoah, Jordana Silverstein évoque « l’excès de mémoire » qui touche certains de ces petits-enfants. Pour des personnes submergées par le passé de leurs familles, pendant la Shoah, ces blagues ne se limitent pas à une chute drôle et plaisante.

« Ces moments d’humour surviennent dans le cadre de ce que Jonathan Bayarin appelait, dans un contexte différent, ‘un désir palpable de communion avec les défunts’, » explique Silverstein.

« Mais ils expriment également un besoin de communion avec le présent et avec ces héritages que les fantômes, les hantises et les traumatismes de la Shoah introduisent dans la vie réelle, celle du présent », continue-t-elle.

« La conscience d’un peuple »

Les connaissances sur la Shoah n’ont jamais été aussi minimalistes, dit-on. Un grand nombre de jeunes adultes sont absolument incapables de dire ce qu’était Auschwitz ou le nombre de victimes du génocide.

Selon Patt, ce n’est pas une question de génération. Même parmi les Juifs adultes, affirme-t-il, le savoir sur la Shoah ne n’est pas aussi approfondi que ce qu’il est possible d’imaginer.

L’humour souligne souvent les connaissances réellement très superficielles sur la Shoah

« J’ignore ce qu’a jamais réellement été, dans le temps, le niveau de connaissance de l’histoire de la Shoah en général », dit Patt.

« L’opinion publique juive, en moyenne, s’attache davantage aux symboles et aux icônes dans la commémoration de la Shoah, et ils sont très souvent invoqués de manière humoristique – par le biais des blagues sur Anne Frank ou Hitler, par exemple », estime Patt. « Et très souvent, l’humour souligne souvent des connaissances réellement très superficielles sur la Shoah ».

Le film « Les producteurs » (1967)

Interrogé pour savoir s’il s’inquiète que l’humour sur la Shoah prenne le pas sur la prise de conscience des faits au sein de la génération Z, le co-auteur de Patt, Gabriel N. Finder, relativise.

« Les taux d’inscription aux cours consacrés à la Shoah, à l’université et dans l’enseignement supérieur, sont assez élevés », dit-il. « Mes co-auteurs et moi-même enseignons tous la Shoah dans nos universités respectives et nos cours sont bondés. Ce qui indique que l’intérêt pour la Shoah, parmi les jeunes issus de la génération Z, est très élevé ».

Le dernier chapitre dans « Laughter After » évoque le documentaire « The Last Laugh ». Dans ce film datant de 2016, Mel Brooks avait expliqué que la mission de sa vie était de faire rire aux dépends de Hitler. Et grâce à l’humour, le réalisateur se flatte d’avoir obligé les spectateurs à faire face à la période la plus sombre de l’histoire juive.

« La comédie, c’est la conscience populaire et elle bénéficie d’une importante latitude d’expression », avait noté Brooks. « Les comiques doivent nous révéler qui nous sommes et où nous nous trouvons – même s’il faut passer par le mauvais goût ».

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