Des musiciens israéliens font revivre le Bagdad des années 1930
Avec à sa tête l'arrière-petit-fils d'un fameux musicien irakien, la Falfula Groove Iraqi fait revivre une époque révolue et ravive des liens symboliques avec le monde arabe
Un jeudi soir, il y a peu, à Jaffa, le groupe La Falfula Groove Iraqi est monté sur la scène de l’East-West House, l’un des hauts-lieux israéliens de la musique moyen-orientale et acoustique.
Vêtus de costumes faits sur mesure et de chemises à fleurs et à la main des sidaras, ces versions irakiennes des fez turcs, les cinq musiciens juifs ont interprété un florilège de morceaux traditionnels du Bagdad d’avant la Seconde Guerre mondiale.
Le public d’aficionados – un joyeux mélange de générations – a applaudi et repris en choeur les mélodies tirées par les musiciens du oud, du violon, du qanun (une cithare) et de deux percussions, et standards de la musique du monde arabe. Une danseuse pleine d’énergie, membre du groupe, a à plusieurs reprises ajouté sa touche artistique, avec à chaque fois une tenue et une danse différentes.
Cette soirée correspondait au lancement du disque de La Falfula Groove Iraqi, dirigée par David Regev-Zaarur, originaire de Tel Aviv et dont l’arrière-grand-père, Yusuf Zaarur, était l’un des musiciens irakiens les plus en vue de son époque.
Maître du système compliqué de maqam (gamme), spécifique à la musique irakienne, il était un compositeur réputé et un joueur virtuose de qanun, une sorte de grande cithare à plusieurs cordes. Pour son arrière-petit-fils David, le fait de reprendre le même instrument et de redonner vie à sa musique le rapproche de ses racines et aussi de ses fans en Irak, au sein de la diaspora irakienne et dans le monde arabe dans son ensemble.
« En 2015, nous avons créé le groupe pour faire de la musique classique irakienne. J’ai commencé à télécharger sur YouTube et Soundcloud toutes sortes d’enregistrements, vidéos et photos de Yusef Zaarur. Je me suis fait des amis dans le monde entier, ce qui m’a ouvert beaucoup de portes pour parler avec des Irakiens et des Arabes, des musiciens et des cheikhs », confie au Times of Israel Regev-Zaarur.
Une grande partie de cet intense dialogue israélo-irakien a beau tourner essentiellement autour des subtilités de la musique irakienne, les événements du 7 octobre – le massacre de près de 1 200 personnes et l’enlèvement de 253 autres par le Hamas -, ont valu à Regev-Zaarur un grand nombre de messages de la part de ses amis, « demandant si tout allait bien et nous invitant à la prudence. Aujourd’hui encore, nous recevons de tels messages. »
Ces dernières années, il a été à plusieurs reprises invité par de « riches Irakiens » à Londres, où il a joué – mais aussi parlé – avec une communauté d’expatriés d’Irakiens et d’autres Arabes. « Ils m’ont fait venir pour savoir qui j’étais et me parler de Yusef Zaarur », note-t-il.
« C’est vraiment intéressant, parce que les musiciens irakiens n’ont eu aucun problème à jouer avec des Juifs irakiens. On n’a pas du tout parlé politique. Seuls les musiciens égyptiens, libanais ou syriens nous disaient : ‘Hors de question de jouer avec nous.’ On pouvait faire des impros lors de soirées, des choses comme ça, mais pas donner de concerts à proprement parler. Ils avaient peur pour eux, pour leur carrière. Mais je n’ai jamais ressenti de haine ou eu de problèmes là-bas » en tant qu’Israélien, dit-il.
Élevé à Ramat Gan, ville du centre d’Israël caractérisée par une importante population d’origine juive irakienne, Regev-Zaarur a appris la musique dès son plus jeune âge et joué dans des orchestres de jeunes, des groupes de rock. La famille possédait des enregistrements live et studio de son arrière-grand-père, « et mon père me les faisait écouter. Dès l’âge de 10 ans, je m’endormais en écoutant ces enregistrements. Je les ai comme absorbés. C’est tellement émouvant et poignant, les solos… C’est comme si on nous racontait une histoire, avec plein de couleurs », se souvient-il.
C’est quelques années après son service militaire, alors qu’il jouait encore de la basse dans des groupes locaux, qu’il a fait la connaissance de la danseuse orientale Yohani Perez, qui l’a encouragé à exploiter son histoire musicale irakienne.
Zaarur a commencé à apprendre le qanun et, grâce à un proche, s’est procuré l’instrument sur lequel jouait son arrière-grand-père dans les années 1920. Il l’a depuis rénové et en joue dorénavant lors des concerts.
Perez est devenue la productrice, danseuse attitrée et inspiratrice de La Falfula, qui signifie « Fille pleine d’entrain » en argot égyptien.
Les autres membres du groupe, issus de communautés juives mizrahi, ont appris à jouer et chanter dans le plus pur style irakien.
« Les Irakiens et musiciens irakiens installés hors d’Irak nous témoignent beaucoup d’affection et de soutien, ils trouvent formidable que nous jouions encore cette musique. Quand ils ont compris que j’étais l’arrière-petit-fils de Zaarur et que je jouais de la musique irakienne en Israël, un grand nombre de musiciens m’ont contacté. Un peu comme si j’étais le petit-fils de Mozart, quelque chose dans le style », explique Regev-Zaarur, qui a fait de ces contacts un véritable réseau d’experts pour échanger des fichiers et des idées sur Internet.
« Nous discutons sur WhatsApp, je leur pose des questions sur les paroles et ils m’apportent leur aide sur des questions musicales », dit-il.
« Un grand nombre d’Irakiens nous suivent sur Facebook : ils adorent ce que nous faisons. Ils considèrent que nous représentons l’Irak, que nous faisons partie intégrante de leur culture. Ils nous soutiennent vraiment », ajoute-t-il.
La Falfula Groove Iraqi dédie son action à la perpétuation de cette musique acoustique laïque irako-arabe qui possède des éléments rythmiques et mélodiques uniques. A l’origine, la plupart des morceaux sont l’oeuvre de membres de la communauté juive de Bagdad, qui dominait la scène musicale de la ville avant la très importante vague d’immigration en Israël au début des années 1950.
« Entre les années 1920 et le 3 mai 1951, date à laquelle il a quitté Bagdad, mon arrière-grand-père a été le plus grand joueur de qanun d’Irak », explique Regev-Zaarur. « Il a également dirigé l’orchestre et le département de musique de la station de radio officielle irakienne. »
La plupart des membres de la communauté – soit quelque 140 000 personnes – ont émigré en Israël entre 1951 et 1952 dans le cadre de l’opération Ezra et Nehemiah, laissant derrière eux la quasi-totalité de leurs possessions. Leur contribution à la musique en Irak a été volontairement effacée et les compositions de Zaarur – ou d’autres -, qualifiées de « folkloriques » ou « traditionnelles ».
Yusef Zaarur a poursuivi ses activités musicales en Israël, en se produisant avec d’autres immigrants juifs irakiens lors de fêtes privées. Selon la légende familiale, il aurait appris les premières chansons des Beatles pour amuser ses petits-enfants. Il est mort en 1969 à l’âge de 67 ans, avant la naissance de Regev-Zaarur.
Les musiciens juifs irakiens partis s’installer en Israël ont connu un « double coup dur », car on « les a considérés comme des traîtres. Le gouvernement irakien les a dépouillés des droits sur leurs morceaux, et une fois arrivés en Israël, on leur a fait sentir qu’ils étaient arabes et que leur musique était honteuse », explique Smadar Ronen, activiste des réseaux sociaux arabophone d’origine irakienne qui travaille pour MEMRI, l’Institut de recherche sur les médias du Moyen-Orient.
Après 2003, lorsque les forces de la coalition dirigée par les États-Unis ont renversé le gouvernement de Saddam Hussein, le peuple irakien a commencé à avoir accès à Internet, explique-t-elle. Non contents de se satisfaire des informations officielles du gouvernement, « ils ont multiplié les sources. Ils ont appris qu’un grand nombre des titres qu’ils considéraient comme de la musique traditionnelle irakienne avaient en fait été composés par des Juifs, qui ont joué un rôle majeur dans la musique contemporaine du XXe siècle en Irak », explique-t-elle par téléphone.
Elle ajoute que tout contact direct entre Israéliens et Irakiens est « extrêmement sensible » pour les Irakiens en raison des lois, nombreuses, qui l’interdisent, mais qu’ils sont nombreux à souhaiter l’établissement de relations juridiques, culturelles et économiques avec l’État juif. « Nous, en tant que Juifs irakiens, espérons avoir aussi des relations avec la terre de nos ancêtres, comme les Marocains le font aujourd’hui. Nous savons que cela n’arrivera pas de sitôt, mais nous gardons l’espoir. »
Les membres de La Falfula Groove Iraqi ne peuvent pas encore se rendre à Bagdad, ce qui ne les empêche pas de continuer obstinément à donner leur interprétation traditionnelle de la musique irakienne.
« Il y a beaucoup de gens, là-bas, qui veulent de meilleures relations avec Israël, même si le gouvernement s’y oppose. Ils disent avoir envie de venir nous rendre visite et que nous allions là-bas, mais ce n’est pas possible pour l’instant ».
« Nous voulons faire connaître cette musique pour diffuser cette tradition du maqam irakien et de ces danses irakiennes si particulières », confie Regev-Zaarur après le spectacle, sous le spacieux porche à colonnades de la Maison Est-Ouest. « Nous souhaitons la faire connaître au monde entier. »
La prochaine représentation de La Falfula Groove Iraqi aura lieu le 11 avril prochain à la Maison de la Confédération, à Jérusalem.
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