Ginette Kolinka, paroles de rescapée de la Shoah
La nonagénaire se souvient de la gnôle ingurgitée pour avaler sa carte d'un club sportif, ou quand elle a dit à son frère et son père de prendre "le camion pour les plus fatigués"

En dépit de l’avertissement affiché sur le seuil de son appartement parisien, c’est en hôtesse ingambe et coquettement vêtue que Ginette Kolinka nous ouvre la porte, avant même le deuxième coup de sonnette. Le ras-de-marée promotionnel suscité par la parution de son livre, co-écrit avec la journaliste Marion Ruggieri, Retour à Birkenau (Grasset), est retombé mais sur la table encombrée de son séjour s’empilent le courrier et les dossiers qu’elle n’a pas encore eu le temps de lire : projet de scénario, proposition de rôle, invitations… Il va falloir, nous dit-elle, qu’elle s’y mette pour de bon.
Ce sera après notre entretien et le rangement, entrepris le matin même, de ses vêtements d’hiver au profit des tenues estivales. Dans son salon baigné d’une douce lumière matutinale où nous recueillons sa parole, Ginette Kolinka n’a qu’à fermer les yeux pour retourner à Birkenau et raconter…
Times of Israël : De quelque côté que l’on se tourne, le regard est happé par des photos qui semblent jalonner votre vie. Depuis combien de temps habitez-vous dans cet appartement ?
Quand je suis arrivée ici, je devais avoir dans les dix ans. Cela fait au minimum 84 ans que j’ai cette adresse !
Cet immeuble abritait-il de nombreuses familles juives ?
Dans le bâtiment que j’occupe, oui, il n’y avait que des Juifs. Ce n’était pas le cas en face, du moins à ma connaissance. Ici se trouvait la partie commerciale de l’immeuble : tous les habitants étaient des artisans. Il y avait un tailleur pour dames, un fabricant de chapeaux et l’atelier de mon père qui fabriquait des imperméables. Une partie de l’atelier avait été aménagée pour que nous y habitions.

La glace suspendue dans l’entrée est-elle le vestige de son atelier dont vous avez souvent parlé dans les articles qui vous ont été consacrés ?
Mais oui ! Ah, tiens, je n’y pensais plus, à cette glace…
N’est-elle pas, en quelque sorte, le reflet de votre passé ?
Eh bien, ce n’est pas bête, ça ! Cette glace, c’est la seule qui a tout vu. Elle en aurait, des choses à raconter.

Cet appartement avait-il été repris lorsque vous avez dû quitter Paris ?
Oui. Par des personnes qui en avaient fait un bureau d’embauches. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons pu le récupérer. Il ne nous appartenait pas et mon père n’avait pas les moyens de continuer à payer le loyer alors que nous étions passés en zone libre.
Vous savez, dès qu’un Juif partait, son appartement était immédiatement vidé. Par qui ? On n’en sait rien : la Gestapo, les voisins… J’aurais dû demander à la gardienne, qui était restée là tout le temps. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ?
On se demande pourquoi, parfois, on ne pose pas de questions. C’est terrible, ça. Et je ne suis pas la seule. Tous ceux auxquels j’en parle me disent n’avoir jamais questionné leurs parents sur leurs propres parents. L’une de mes sœurs aurait peut-être su quelque chose. Elle avait connu mon grand-père mais malheureusement, elle n’est pas rentrée. Et puis, sans doute que je ne l’aurais pas davantage questionnée.
L’arrondissement dans lequel vous habitez a récemment fait l’objet d’un article dans Times of Israel. On y lit que la tension est montée d’un cran depuis que le conflit israélo-palestinien s’est invité dans le quartier. Le ressentez-vous ?
Je vais vous dire une chose : je n’ai ni le temps d’écouter ni d’entendre. Tout ce que je sais, c’est que je suis très bien reçue partout, aussi bien par les professeurs que par les élèves. Ce qui est rapporté est peut-être vrai. Je ne peux pas vous parler de l’antisémitisme car, à mon niveau, je ne le vois pas. Et puis, je n’ai pas pour habitude de tout ramener à ma judéité.
Revenons au livre. D’abord pour parler du véritable succès d’édition qu’il représente. Comment l’expliquez-vous ?
Alors là, je cherche encore pourquoi ! Je me l’explique surtout par la présence de Marion Ruggieri qui m’a interrogée de façon extraordinaire.
Elle a su faire de ce livre quelque chose de tellement simple, tellement vrai et facile à lire ! Il n’y a pas là-dedans des mots larmoyants ou techniques pour lesquels il faut prendre un dictionnaire. Ce livre me ressemble. C’est moi.
Jean-Pierre Grumberg nous disait récemment que, lors d’un débat, une personne du public lui avait dit : « Vous avez de la chance : votre père a été déporté. Vous avez un sujet ». L’écrivain confiait également la difficulté personnelle de gérer le succès à partir d’un sujet si douloureux. Avez-vous été confrontée à des observations de ce
genre ?
Répondre à ça ? Quelle horreur ! Moi, en revanche, je dois répondre à une lettre me parlant de pardon et d’excuse. Ça, ça me fait bondir ! Pardonner et excuser ce qui s’est passé ? Quand on me pose cette question, je
réponds : « On tue votre père, votre frère, votre sœur, vos oncles et vous cherchez des excuses ? Pardonner ? Pas moi. Jamais ».
Vous êtes née Cherkasky en 1925, petite dernière d’une famille de 6 sœurs…
Un petit garçon est né plus tard. Mon père voulait un fils.
La famille n’était pas pratiquante. Vous expliquez la laïcité familiale par le prix des places à la synagogue…
Oui, pour être assis, cela coûtait cher. Et nous n’avions pas les moyens d’acheter des places assises. Je ne sais pas comment c’est maintenant, mais à l’époque, c’était cher…
Quand, dans la rue, vos parents croisaient des amis qui se mettaient à leur parler yiddish, vous leur disiez : « Parlez français, parlez français ». Etait-ce, pour les enfants que vous étiez, le désir impérieux de s’assimiler ?
Exact ! On donnait des grands coups à maman. Pas à papa, à lui, on n’osait pas. Mais à maman, oui ! Je sais que beaucoup se remettent aujourd’hui au yiddish. J’ai moi-même des neveux qui s’y sont remis. Pas moi. Je ne parle pas un mot.
Je crois n’être juive qu’aux yeux des non juifs. Mon mari me disait : « Toi, t’es une goyishe kop », une tête goy ! Mais attention : je suis très juive dès que nous sommes attaqués… Même si, quelque fois, c’est avec raison…
Vous aviez 14 ans lorsque la guerre a éclaté. Par prudence, vos parents vous ont envoyée en province. Pourquoi être revenue à Paris en pleine guerre et en plein milieu d’année scolaire ?
Mais parce qu’il ne se passait rien ! Quand la guerre a été déclarée, mon père nous a tout de suite expédiées en Corrèze, à Laguenne. Il pensait que Paris allait être bombardé, comme cela avait été le cas en 1914. Nous sommes restées jusqu’en décembre puis nous avons fait des pieds et des mains pour rentrer. Laguenne, c’était bien joli mais Paris nous manquait !
Vous avez alors arrêté l’école pour suivre des cours de sténodactylo. Cette technique de transcription, autrefois systématiquement utilisée, notamment lors des débats parlementaires, ne laisse-t-elle pas perplexe votre public d’écoliers ?
Oui ! Certains enfants demandent à leur professeur ce que c’est, la sténo !
Vous avez vécu, dès lors et jusqu’en 1942, la vie normale d’une adolescente. Il était donc possible, jusqu’à cette date, qu’une jeune juive fût « heureuse » et « insouciante » ?
Oui, c’est vrai, j’ai honte de le dire mais, égoïstement, ce fut pour moi une période agréable. Nous faisions de la natation et même du handball grâce à un copain de ma sœur aînée qui nous avait fait entrer au Racing Club, sans dire qu’on était juives. Tout a changé à partir de 1942. Avec les lois anti-juives, mes sœurs ne pouvaient plus travailler et nous n’avions plus le droit d’aller à la piscine ou au cinéma.
C’est alors que l’on vous prévient que la famille a été repérée et dénoncée, en tant que Juifs et communistes…
En tant que communistes, pas comme Juifs, car nous étions allés nous faire recenser au commissariat et nous sortions avec nos étoiles jaunes.
Et vous voilà de nouveau contrainte de quitter Paris, après avoir fait disparaître la carte du Racing que vous n’aviez pu vous empêcher d’emporter. Elle aurait pu vous être fatale car elle portait votre vrai nom…
Il y avait une dame à côté de nous, qui tenait une bouteille de gnôle. Pourquoi cette femme était-elle avec nous ? Et pourquoi disparaît-elle par la suite totalement de mes souvenirs ? Quand nous a-t-elle quittées ? Elle était avec nous jusqu’au contrôle et après, je ne la vois plus… En tous cas, grâce à sa gnôle, mes sœurs et moi, on a pu manger la carte et l’avaler.
Passée en zone libre, vous tenez un stand sur les remparts d’Avignon. Que vendiez-vous ?
Alors là, tout se vendait ! Imaginez-vous qu’un jour, on a même vendu des bouchons. On vendait aussi des punaises. Les paysans dépensaient l’argent qu’ils avaient gagné grâce au marché noir. Les Allemands aussi nous achetaient des choses. Remarquez, c’était une façon de nous piller mais au moins, on pouvait travailler et gagner un peu d’argent.
Le 13 mars 1944 est le jour de votre arrestation. Vous avez été embarquée, avec votre père, votre frère et votre neveu…
J’étais rentrée déjeuner. Je ne sais plus à quel moment j’ai réagi quand, arrivée à la maison, j’ai vu des hommes de la Gestapo. Est-ce au moment où j’ai entendu « Juifs » ? Naturellement, la Gestapo connaissait le rite de la circoncision. Ils avaient leur preuve. Quand mes sœurs et moi avions été arrêtées en zone libre, nous avions pu échapper à une arrestation grâce à nos faux noms. Ils nous avaient gardées quelques jours et puis, ils nous avaient relâchées.
Est-ce dans l’autocar qui vous a conduits à la prison des Baumettes à Marseille, que vous avez pour la première fois rencontré Marceline Rozenberg, devenue la cinéaste et écrivaine Marceline
Loridan-Ivens ?
Oui, c’est cela. Elle était avec son père.

photo Charles Trémil (source Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah)
Vous posez un regard amusé, parfois critique sur la jeune fille que vous étiez : « j’avais 19 ans, je n’étais pas bien futée ». Vous racontez ce jour où, à la prison de Marseille, la cheffe de chambrée avait suggéré d’écrire à vos familles respectives pour demander des affaires. Votre lettre réclamait de l’ambre solaire, des bigoudis et des maillots de bain pour l’été…
Oui, mais je ne l’ai pas envoyée, la lettre. D’un seul coup, j’ai réalisé que je n’allais quand même pas leur donner l’adresse ! Mais c’est vrai : on était en avril, l’été était pour bientôt et j’avais besoin de tout cela. Vous savez, à l’époque, le papier toilette était en papier de soie. Moi, j’avais les cheveux raides et mon indéfrisable commençait à raidir. Eh bien, dans le wagon qui nous ramenait de Marseille, je m’étais fait des papillotes avec ce papier, pour être belle en arrivant à Paris…
Il y avait eu, un peu avant, la rencontre avec ce jeune résistant qui vous montre ses paumes de mains brûlées et ses ongles arrachés. Ce spectacle vous a inspiré un commentaire quelque peu décalé quand on est juif en 1944 : « Heureusement que je suis seulement juive ! ». Est-ce là encore un trait de votre caractère ?
Si j’avais été résistante, on m’aurait torturée…
Comment comprendre le passage relatif à votre séjour à Drancy qui vous fait écrire : « Je n’en garde pas un mauvais souvenir » ?
Mais on était une bande de jeunes ! Et tout le monde chantait : les scouts, les éclaireurs…
Que chante-t-on quand on est jeune, à Drancy ?
Oh, un tas de chansons comme Lily Marleen ou des chants scouts. Les deux compagnons, par exemple. (Ginette chante) C’est étrange comme les paroles reviennent, si longtemps après !
À ce moment-là, à Drancy, vous croyez toujours que vous allez être envoyée dans un camp de travail. « Comme une imbécile, j’y crois jusqu’au bout. Et je ne suis pas la seule. Et il n’y a pas que des moutons parmi nous ! Il y a des intellectuels, des artistes, des gens engagés : mais personne, personne ne peut imaginer la vérité ». Dans Pourquoi écrire ? (Gallimard, Folio p. 285), Philip Roth rapporte les propos d’un entretien avec Aharon Appelefd : « Aujourd’hui encore, on s’accorde à prendre les Juifs pour des créatures habiles, retorses et pleines de finesse, qui auraient engrangé toute la sagesse du monde. Vous ne trouvez pas fascinant de voir comme il a été facile de les berner ? Il a suffi de subterfuges simplets, pour ne pas dire enfantins, pour les parquer dans des ghettos, les affamer des mois durant, les leurrer de faux espoirs et finir par les faire monter dans les trains de la mort ». Les mots du grand écrivain israélien rejoignent vos souvenirs…
Oui. C’est ça, c’est tout-à-fait ça. C’est très bien, ce qu’il dit…
Votre père Léon, votre frère Gilbert, votre neveu « Jojo » et vous-même avez été déportés par le convoi n° 71. À l’arrêt du train, les gonds déverrouillés ont laissé pénétrer un air vif. « Comme c’est
bon ! », écrivez-vous. Voilà encore un adjectif qui s’accorde mal avec la proximité de l’univers concentrationnaire…
C’était pourtant vrai ! On était restés enfermés et recroquevillés là-dedans, dans l’obscurité et la puanteur. Et d’un seul coup, les portes s’ouvrent et un air très froid s’engouffre. Je le ressens encore, là, en vous parlant. Ce plaisir n’a pas été très long mais il a été.
Une phrase est restée à jamais gravée dans votre mémoire : « Il y a des camions pour les plus fatigués ». C’est la raison pour laquelle vous avez crié à votre père et à votre petit frère : « Papa, Gilbert, prenez le camion ! »…
Je m’en suis toujours sentie responsable. En fin de compte, je ne l’étais pas. Mais c’était moi qui le leur avais dit. De toutes façons, les nazis l’auraient dite, cette phrase, au moment de la sélection. Mais là, c’est moi qui la leur ai dite et ils sont partis, volontairement, sur ce camion. Vers la mort.
Le triste réconfort puisé dans la pensée d’avoir ainsi abrégé leurs souffrances vous a été confisqué, lors de votre premier retour à Auschwitz, par une guide polonaise qui a conclu son exposé
ainsi : « La mort est rapide, vingt-cinq minutes ». Vous aviez, pendant des années, pensé que cela n’avait duré que trois, quatre minutes…
…
Pardon d’avoir insisté sur ce point douloureux…
Non, non, c’est cela. Je me vois et je m’entends dans ce que vous dites. Ce sont exactement mes paroles…
Quelle a été votre première impression en arrivant au camp ? Celle de voir des femmes « étranges, chauves, anormalement maigres » ?
Elles semblent anormales, bizarres. Il est vrai qu’on était bizarres. Tout être humain qui rentrait dans Birkenau avait de quoi nous trouver bizarres. Bizarres et sales. Je ne me suis jamais rendu compte, dans Birkenau, combien nous étions sales. Je ne me lavais pas. Et je n’étais pas la seule dans ce cas. J’en ai pris conscience il y a peu. Pour dormir, on gardait les vêtements avec lesquels on travaillait. On ne se déshabillait pas pour ne pas risquer de se faire piquer nos affaires. On ne les lavait pas et on ne les changeait pas. Avec le recul, je me dis qu’on devait vraiment être dégoûtantes. Peut-être ne le voyions-nous pas parce qu’on était toutes comme cela. Il faut que je demande à des copines. Il n’y en a plus beaucoup maintenant…
La perte de l’humanité est une notion importante.…
Il faut spécifier que c’est ma réaction. D’autres ont peut-être réagi différemment. Peut-être que certaines sont restées humaines.
Avez-vous encore une part d’humanité au moment du tatouage dont vous dites ne pas avoir ressenti la morsure, tant la honte de la nudité était forte ?
C’est peut-être à partir de là que je ne suis plus humaine.
Est-ce cette perte d’humanité qui incite des femmes à dire aux nouvelles arrivées s’inquiétant du sort des leurs : « Vous voyez la fumée dehors ? Ils sont là ! Ce sont leurs corps, vos familles, qu’on brûle » ?
Oui, on devient comme ça. Très rapidement. Ils ont trouvé le moyen de nous anéantir, pour ainsi dire, tout de suite. Moi, en tous cas. Ça n’a peut-être pas été le cas pour les autres mais pour moi, ça l’a été tout de suite. Peut-être aussi parce que j’avais des remords. Je ne pouvais m’empêcher de penser que j’avais envoyé mon père et mon frère à la mort…
Vous côtoyez des mortes tous les jours. Vous avez la vôtre. Votre morte – qui tombe sur votre épaule – ne s’inscrit-elle pas également dans votre perte d’humanité ? N’est-elle pas le symbole macabre de ce que l’on vous avait fait devenir ?
Je la gardais parce que je pensais qu’elle allait me rendre service. J’aurais pu dire qu’elle dormait, pour avoir sa ration. Sinon, j’aurais fait comme pour les autres, je l’aurais traînée dans un coin.
Vous décrivez la baraque dans laquelle les femmes sont accroupies,
« à perte de vue, sur des planches en bois en train de faire leurs besoins ». Il y en a même une qui fait « sa popote » dans « cet enfer de puanteur ». Raconter le camp, est-ce aussi raconter la saleté dont vous parliez et l’effacement de toute pudeur ?
On n’y pense même plus, à la pudeur. Les sentiments n’existent plus. Vous n’êtes plus rien. En tout cas, c’est ce que moi j’ai ressenti. D’autres ont peut-être connu un peu de répit s’ils étaient avec quelqu’un de leur famille ou de leur connaissance.
Le camp avait sa propre terminologie. Par exemple, on ne disait pas
« voler », mais « organiser »…
Il y avait une langue des camps. Musulmane, cela signifiait très très maigre. Oui, on disait organiser. Et il y avait sûrement d’autres mots que je ne me rappelle pas. J’ai oublié des choses. J’ai pris conscience, il y a seulement un an ou deux, que j’avais dormi avec des personnes pendant des mois et des mois sans savoir aujourd’hui qui elles étaient. C’est terrible.
Et toutes ces copines que vous avez retrouvées après ?
Je ne les vois plus maintenant. Et celles que j’ai revues étaient des privilégiées : elles avaient eu la chance d’être choisies pour travailler en usine. Leurs baraques étaient à Auschwitz et elles, elles se lavaient.
Vous racontez comment vous avez pu, grâce au troc, décrocher une écuelle et une ficelle pour la tenir. Qu’échangiez-vous ? La ration de pain ?
Ah non, jamais le pain ! Uniquement les suppléments. Le pain, c’était sacré. C’était la seule chose qui vous remplissait à peu près l’estomac.
Simone Veil que vous avez revue par la suite, a également marqué votre mémoire. Dans un passage magnifique, vous racontez les circonstances dans lesquelles elle vous a offert la robe que lui avait donnée une kapo…
Elle ne s’en souvenait pas, Simone. Moi, je dis : cette robe m’a quasiment sauvé la vie. J’avais complètement perdu le moral. Et quand on perd le moral, au camp, c’est la fin…
Votre retour de déportation est marqué par une obsession pour la nourriture. Vous avez alors 20 ans et pesez 26 kg…
Je récupérais ce que les frangines avaient jeté à la poubelle.
Pourquoi avoir tenu à votre mère qui espérait alors encore « des nouvelles de Papa et Gilbert », des propos identiques à ceux des déportées qui vous avaient accueillie, au camp ?
Parce que je n’avais plus de sentiments. Je ne savais plus ce que c’était, que d’avoir des sentiments. Pour moi, je rendais service à ma mère en lui annonçant que ce n’était pas la peine qu’elle attende. On lui avait téléphoné pour lui dire qu’on lui donnerait des nouvelles de Papa et de Gilbert le lendemain matin. Moi, je savais qu’on ne pourrait pas lui en donner. Je le lui ai dit. Et d’une façon brutale.
Et lorsque vous êtes rentrée à la maison, « ça défilait » pour voir la déportée…
Je me souviens de la boulangère, venue avec une brioche. Elle a dit : « Je viens voir une déportée. C’est la première que je vois ». J’étais devenue une sorte de bête curieuse. Personne ne me demandait comment j’allais. Ce n’était d’ailleurs pas la peine, vu mon état.
Vous parler des chansons en vogue à l’époque relevait-il, pour vos sœurs, d’une tactique de diversion ?
Non, c’est juste qu’elles ne savaient pas quoi dire. Comme je l’écris dans le livre : « Que voulez-vous demander à quelqu’un qui a vécu ça ? ».
Elles vous apprennent la chanson « Le petit vin blanc »…
Ah oui, ça, c’était la chanson de l’époque.
Vous expliquez que cette chanson vous a poursuivie avec la visite, un jour, à l’association des Déportés, du fils de Jean Drejac, l’auteur du
« Petit vin blanc » dont l’épouse, Perla était morte à Auschwitz…
Si je fouille dans mes papiers, je retrouverai la partition qu’il m’avait donnée lors de sa visite !
Du jour où vous avez été libérée, vous avez su que vous n’évoqueriez jamais le camp. « Pas par honte, plutôt pour ne pas embêter les
gens ». Lila, l’une des héroïnes du dernier roman de Franz-Olivier Giesbert, « Le schmock » (Gallimard), déclare : « nous posons des questions existentielles sur la nature de l’homme, nous emmerdons nos contemporains tous les jours que Dieu fait. Nos sommes des casseurs d’ambiance »…
Oui, c’est cela. Et je continue à dire la même chose. Je ne voulais pas embêter les gens en rabâchant mon histoire. Et je ne voulais pas dire à ma famille combien j’avais souffert. J’étais la seule à être rentrée. Donner des détails sur ce que j’ai subi, pour qu’ils s’imaginent ensuite la façon dont les autres sont morts ? Je me les pose, moi, ces questions. Je sais pour Papa et Gilbert. Je sais aussi maintenant comment est mort mon neveu. Mais les autres, tous ceux qui ne sont pas revenus, on ne sait pas comment ils sont morts.
Est-ce le même état d’esprit qui vous a incitée à ne jamais dire à votre fils, Richard, ou à l’un de vos petits-enfants : « Mange, si tu avais été où j’ai été… » ?
Jamais ! Je n’ai jamais dit ça, même quand ils étaient un peu difficiles. J’en ai parfois eu envie. Remarquez que maintenant, je ne me retiens plus.

Mais ce tatouage, il a bien dû susciter des questions ?
Mon fils (ndlr Richard Kolinka, batteur du groupe Téléphone et des Insus) m’avait questionnée quand il était petit. Il devait avoir trois ou quatre ans. Ça l’intriguait. Je lui avais dit : « Je te raconterai plus
tard ».
L’avez-vous fait, plus tard ?
Je n’ai pas eu à le faire. Il l’a appris par lui-même. Il y a cinq ans, nous sommes allés ensemble à Birkenau. Il y a aussi eu ce jour où pour la première fois, le Mémorial organisait un débat avec des déportés. Je ne voulais pas lui en faire part mais on m’a dit qu’il serait vexé s’il l’apprenait. Et il est venu, avec un neveu.
« J’ai eu cette chance de revenir », écrivez-vous. Votre credo : « il ne faut pas être trop intelligent dans la vie ». Pensez-vous lui devoir votre survie ?
Oui. Dans le camp, se poser des questions sur tout signifiait la fin. De toutes façons, je ne crois pas qu’on se posait des questions très longtemps. Il fallait être « rien ». Ils nous avaient anéantis. J’étais devenue un robot. Je ne pensais pas. Heureusement, parce que dans de telles circonstances, c’est affreux de penser : vous perdez le moral et comme je vous l’ai dit, quand on perd le moral, c’est mauvais. Non, non : je ne pensais pas. Je me levais le matin : tu fais ci, tu fais ça… Un robot sans sentiments.
C’est grâce à la Fondation Spielberg que vous avez commencé à parler… Cela a-t-il constitué un déclic ?
Eh oui, pour quelqu’un qui ne savait pas parler et qui n’avait rien à dire, la cassette sur laquelle la Fondation a enregistré mon témoignage dure trois heures ! Maintenant, je parle beaucoup. Il faudra que je la retrouve d’ailleurs, cette cassette et que je la réécoute.
C’est aussi à ce moment que vous avez poussé la porte de l’union des déportés d’Auschwitz en manifestant d’emblée quelques réticences à l’idée d’accepter de participer aux voyages scolaires à Auschwitz et Birkenau, arguant, avec la touche d’humour qui affleure depuis le début de notre entretien : « J’ai deux bacs, mais dans la cuisine »…
J’aime bien dire cela ! Il faudra quand même que je songe à trouver autre chose. Ça ne me fait plus rire !
Vous trouvez étrange qu’aucun écolier ne vous pose jamais de question sur la faim dont vous venez de nous dire combien elle vous avait obsédée, « alors que le camp, c’est la faim ». Au lieu de quoi ils vous demandent si vous avez vu Hitler…
Oui, c’est vrai.
Contacté pour l’occasion, le Professeur Michel Lejoyeux y décèle la difficulté, pour ces enfants, à penser l’abstraction : il est plus facile de se représenter un petit bonhomme à moustache plutôt qu’un génocide…
Peut-être. Mais, en fin de compte, je ne cherche pas à comprendre. Je ne cherche pas le pourquoi des choses.
Pourquoi ne faut-il pas retourner à Birkenau au printemps ? Est-ce parce que, comme vous l’écrivez dès les premières pages, l’herbe y est grasse, le ciel limpide, que les oiseaux chantent, que c’est beau et qu’on peut y voir, comme ce fut votre cas, une joggeuse et des toboggans dans les jardins le long de l’ancienne voie ferrée ?
Alors ça… La joggeuse… Elle faisait son footing à cet endroit. Quant aux toboggans, ils sont là parce qu’ils ont laissé construire des villas à l’endroit où des millions de bébés et d’enfants ont été envoyés à la mort. Sur le lieu même de l’arrêt du train, la Judenrampe, se trouve une villa avec son jardin, son toboggan et des jeux pour enfants. Ça m’arrache les tripes quand je vois cette maison. Je sais qu’à cet endroit, des gamins ont été sélectionnés pour être assassinés.
Quand vous retournez à Birkenau, vous dites aux élèves de fermer les yeux. Comme vous l’avez fait à de multiples reprises, depuis le début de cet entretien ?
Oui, je ferme les yeux. Je revois les scènes en même temps que je parle.
Pour Raphaël Esrail, président de l’Union des déportés d’Auschwitz, le musée d’Auschwitz évoque une sorte de « supermarché, un lieu où aucune réflexion n’est possible ». Est-ce pour cela que, dans le livre, vous parlez de « faux lieu » ?
C’est du voyeurisme. J’ai l’impression que tout est fait pour apitoyer les visiteurs. Et ça, je n’aime pas. C’est ça qui frappe le plus. À Birkenau, on ne voit rien, on ne ressent rien. C’est pour ça que j’écris qu’un visiteur qui ne connaît pas l’histoire ne voit rien, ne perçoit rien, ne ressent rien.
Pourquoi conclure ce livre par « J’espère que vous ne pensez pas que j’ai exagéré, au moins » ?
Il n’y a pas assez de mots pour expliquer ce qu’on a vécu. Il faudrait que tout le monde y aille au moins une fois, en étant accompagné par quelqu’un qui sait. Seuls ceux qui l’ont vécu peuvent savoir. Quand je raconte aux écoliers que nous étions battus, je demande : « Qu’est-ce que tu vois, toi, quand je dis battu ? Parce que moi quand je dis « battu », je vois quelqu’un allongé par terre, en sang, quasi évanoui et qu’on continue de battre ». Ce qu’on a vécu va au-delà des mots.
Ginette Kolinka, avec Marion Ruggieri, Retour à Birkenau, Grasset, 112 p, 13 €
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