Le 11e arrondissement de Paris, épicentre de la haine ?
Entre fantasmes et réalité, au-delà des stéréotypes, comment vit-on ensemble dans l’arrondissement de la capitale le plus récemment touché par la violence ?
Au 26 bis avenue Philippe Auguste à Paris dans le 11e, la liste des noms des habitants défile sur l’interphone : Amar, Amou, Aubert, Birnbaum, Bosson, Benkemouche…
A la lettre K, le nom de Mireille Knoll, assassinée le 23 mars 2018 dans l’appartement qu’elle y occupait, a disparu. D’elle, il ne reste plus aucune trace dans l’immeuble. Les photos et les messages laissés sur les grilles de l’immeuble par ses enfants, petits-enfants et amis, ont désormais disparu.
Pourtant d’autres lettres, d’anonymes cette fois, ainsi que des bouquets et des bougies ont fait longtemps de ce petit morceau de trottoir un étrange autel à la mémoire d’une vieille dame âgée de 85 ans, victime selon les premières constatations du Parquet, d’un crime antisémite.
Dans l’immeuble, personne n’est étonné que Yacine Mihoub, 28 ans, serait passé à l’acte avec la complicité d’un marginal : « Il était tout le temps drogué et alcoolisé, il faisait peur et a même menacé très violemment le concierge récemment, » explique un résident.
Depuis leur arrestation, les deux suspects s’accusent mutuellement du meurtre.
Une nuit de mars, c’est cette vieille dame, qui avait échappé aux déportations nazies, qui est morte, lardée de onze coups de couteau par ce voisin qu’elle connaissait depuis 20 ans.

Le visage de Mireille Knoll est aujourd’hui celui d’un mal plus profond, d’un malaise qui touche au-delà d’une communauté, une haine de l’autre dont le point de convergence est ce quartier de Paris où chacun interroge ce « vivre-ensemble » dont il est si souvent question aujourd’hui, et dont il est l’une des vitrines.
Entre les rues du Faubourg-Saint-Antoine et du Faubourg-du-Temple du nord au sud, et les boulevards Beaumarchais et Ménilmontant de l’est à l’ouest, les quelque 4 kilomètres-carrés du 11e arrondissement racontent l’histoire du Paris d’aujourd’hui.
La mixité se lit à tous les niveaux : ethnique (30 % des habitants sont étrangers où d’origine étrangère), sociale (l’arrondissement compte 30 % d’ouvriers, 47 % de cadres), familiale (30 % des familles sont monoparentales, 14 % ont plus de 3 enfants), culturelle (59 % des habitants sont diplômés, 12 % vivent sous le seuil des bas revenus)…

Pour François Vauglin, le maire de l’arrondissement, ces mélanges sont le creuset d’une harmonie et d’une diversité qui rend le 11e particulièrement attachant : « Plusieurs vagues migratoires ont marqué durablement notre quartier. Les provinciaux d’abord au 19e, venus travailler dans les nombreux ateliers artisanaux du Faubourg-Saint-Antoine. A l’entre-deux-guerres, les juifs d’Europe de l’est vinrent se réfugier ici. Plusieurs rafles terribles décimèrent particulièrement cette zone de Paris pendant la guerre. Puis les migrations venues du sud de l’Europe et du Maghreb à partir des années 60, et plus récemment les asiatiques. » A cela s’ajoute l’arrivée des premiers « bobos » venus chercher ici bohème et loyers modérés dans les années 2000.
Un cosmopolitisme parfois mis à mal par la densité de population dans cette zone de la capitale : 420 habitants par hectare, et jusqu’à 640 dans le quartier de Belleville. Elle est de 305 habitants par hectare dans le 3e arrondissement, et de 227 dans le 12e.
A la limite du 10e et du 20e, « Babelville » comme la surnomment parfois ses habitants, est un village dans la ville, le stéréotype de cette mixité sociale qui fait l’originalité du quartier. C’est là que l’on croise, entre la mosquée de la rue Jean-Pierre Timbaud, la synagogue de la rue des Trois bornes, des musulmans barbus en kamis, des juifs orthodoxes portant de larges chapeaux noirs et des parents éco-responsables à vélos.
Près du métro Couronnes, devant les commerces musulmans, qui vendent vêtements traditionnels, livres en arabe ou encore jouets pour enfants, les femmes voilées cherchent ce dont elles ont besoin, tandis qu’une jeune fille blonde achète des épices.

A l’Orillon, un café à l’ancienne au cœur de ce melting-pot, tout le monde se croise : le matin ce sont les vieux monsieurs qui viennent prendre un thé à la menthe à l’ouverture.
Ils sont la première génération d’immigrés à s’être installés ici, et tenaient les commerces avant que les loyers augmentent. Younis, coiffeur de la rue, qui, à près de 70 ans, travaille encore, est arrivé d’Algérie il y a cinquante ans et a vu l’évolution du quartier. « Les dealers ont le coin, les bobos leurs boutiques, et nous, on se fait une place entre les deux ! » explique t-il.
Dans la matinée, les petits trafiquants qui stationnent à côté du café viennent prendre une limonade et recharger leur portable. Vers midi, le patron pose l’ardoise sur le comptoir : planche de fromage basque, charcuterie du sud-ouest et pain au levain, la cuisine attire les jeunes cadres et les mères en congé maternité. L’ambiance change, producteurs du quartier, journalistes free-lance, graphistes et architectes envahissent les tables.
C’est ainsi que va la vie à « Babelville », tout le monde se côtoie, mais sans vraiment se connaître, chacun a ses horaires dans les lieux de vie du quartier.
Au comptoir, devant un café noir, Héloïse 35 ans, avocate. Elle s’est installée rue Jean-Pierre Timbaud après son mariage en 2010. Deux enfants sont nés depuis : les petites sont scolarisées dans une école catholique privée pas très loin. « Nous avons choisi ce quartier pour des raisons financières, mais pas seulement : il est pour nous ce que Paris a de mieux à offrir, le monde entier dans la cour de mon immeuble, un mélange qui est la plupart du temps heureux. Mais soyons honnêtes, le brassage n’a pas vraiment lieu, mais ça donne de l’ambiance au quartier, » raconte cette jeune femme, qui assume être un stéréotype de la bourgeoisie bohème.
A quelques dizaines de mètres de là, Rue du Moulin Joly, des jeunes filles en jupe longues se pressent tôt le matin à l’entrée d’un bâtiment discret. Elles sont élèves à l’école juive Ozar Hatorah. A l’entrée, le chef de la sécurité n’a pas besoin de parler pour que tout ce petit monde ne s’attarde pas devant la porte.
Les mêmes consignes de sécurité que dans toutes les écoles de France sont appliquées ici, mais la directrice Corine Belliti a préféré en plus financer un service de sécurité privé. Loin du fantasme de l’agent du Mossad israélien, le gardien de l’école est juif pratiquant mais a grandi en Dordogne. « Je connais tout le monde dans la rue, les Arabes, les Noirs, on se salue sans problème, mais on ne parle pas d’Israël, » précise t-il.
« Je connais tout le monde dans la rue, les Arabes, les Noirs, on se salue sans problème, mais on ne parle pas d’Israël »
La tension est montée d’un cran depuis que le conflit israélo-palestinien s’est invité dans le quartier.
Pour Corinne Belliti, l’important reste ce fameux « vivre-ensemble » même si elle reconnaît volontiers que de plus en plus de juifs quittent le 11e pour partir à Vincennes ou Saint-Mandé. Ils ne sont plus que 15 000 dans le quartier – une baisse de 30 % en dix ans.

Un voyage en Pologne s’organise pour les 3ème, et une jeune fille brune tape à la porte pour déposer une pochette d’inscription.
« Lors des attentats de 2015, nous avons mis en place des groupes de parole, certains enfants étaient terrorisés à l’idée qu’on puisse vouloir les tuer. Nous avons été sauvagement meurtris par le drame de l’école de Toulouse (ndlr : le 19 mars 2012, l’attentat de Mohamed Merah contre l’école Ozar Hatorah de Toulouse a fait 5 morts, dont 3 enfants), mais nous sommes d’une certaine façon habitués aux menaces » poursuit celle qui se souvient s’être précipitée pour fermer l’école à double tour le jour des attentats de Charlie Hebdo.
Sarah Halimi, assassinée par Kobili Traoré en janvier 2017, habitait dans le même pâté de maisons. Ces dernières années, les parents d’élèves se sont relayés pour faire des rondes dans le quartier.
« Comment ne pas être inquiets ? » s’interroge Michèle Sibony, vice-présidente de l’Union juive pour la paix dont le siège se situe non loin de Belleville.

« Mais je crois que ces événements antisémites sont largement instrumentalisés pour exagérer un antisémitisme que l’on veut attribuer à toute la communauté arabo-musulmane. Ce qui est loin d’être le cas. Il faut prendre en compte la rancœur de ces populations qui se sentent ciblées et ostracisées. »
Pour cette femme qui avoue ne plus aller à la synagogue, depuis que la sécurité y est assurée par le Betar, (ndlr : un mouvement de jeunesse juif radical) il reste « quelque chose à construire ensemble contre la xénophobie, une place pour l’anti-racisme que nous défendons »
Depuis l’assassinat de Mireille Knoll, la psychose devient difficile à gérer pour les instances juives. Serge Benhaïm, qui dirige la synagogue de la rue de la Roquette raconte : « Nous ne pouvons absorber toutes les angoisses des juifs du quartier. Ce qu’il est important de dire, c’est que tous les acteurs publics du 11e travaillent ensemble. Le dialogue inter-religieux existe. J’ai marché main dans la main avec l’iman de la mosquée Omar lors de la marche blanche pour Mme Knoll. Je me suis fait traiter de sale arabe par des juifs, alors vous savez, je ne suis pas susceptible ! » plaisante celui qui, comme beaucoup d’autres responsables juifs en Europe, admet quand même donner comme conseil aux jeunes de ne pas porter de kippa à l’extérieur.
De l’autre côté de la place Voltaire, le square de la Roquette. Un îlot verdoyant juste avant le cimetière du Père Lachaise. Une petite place arborée, une quincaillerie, un épicier. C’est ici qu’Hismaël, 15 ans, a été poignardé à mort lors d’une bagarre en janvier 2018.
Aoua, sa mère, et Christine, sa grande-sœur, disent être aujourd’hui apaisées, après une longue phase d’incompréhension. « Nous avons reçu beaucoup de témoignages, des jeunes sont venus vers nous de partout, le maire du 11e aussi. Ça nous a beaucoup aidés. » raconte la mère de ce jeune garçon, qui reconnaît avoir donné à son fils une éducation plutôt stricte : « Je suis musulmane pratiquante ; j’ai transmis à Hismaël des valeurs de respect de l’autre et de l’autorité. Il n’était ni violent ni en échec scolaire. Il était gentil et plutôt casanier. »

Installés dans le quartier depuis leur arrivée de Côte d’Ivoire en 2002, Aoua et ses deux enfants vivaient heureux dans le 11e jusqu’à ce triste jour de janvier. Le frère et la sœur étaient scolarisés dans le quartier, au lycée Martin Nadeau, et y fréquentaient les associations.
Hismaël jouait au foot au club Maccabi de Paris, à l’origine le club de la communauté juive, aujourd’hui un exemple de mixité.
Pour sa sœur Christine, l’important est de témoigner : « Les jeunes du 11e ne sont pas des bandits. Les amis d’Hismaël se connaissent depuis la maternelle et aujourd’hui, ils sont sous le choc de ce qui est arrivé à mon frère. Je les écoute, et nous parlons beaucoup de cette injustice. Mais la violence est venue d’un autre quartier, pas de chez nous. » insiste t-elle.
Après la mort de l’adolescent, un collectif de mères s’est mis en
place : « Les mammas du XIe, » avec le soutien d’Aoua : « Elles veulent protéger leurs enfants et empêcher que cela arrive à nouveau. »
La question que se posent les bénévoles de la MJC Mercoeur, un centre de loisir associatif où Hismaël avait ses habitudes, c’est de savoir contre qui, de quoi faut-il protéger ces enfants et adolescents ? « Ils souffrent plus qu’ils ne font souffrir. Il est certain que la plupart sont laissés pour compte, par leur parent, et dans une autre mesure, par la société. » décrit Yves Ben Ayoun, vice-président du centre.
Il y a quelques années, l’association a dû lutter pour que les imams aillent faire du prosélytisme plus loin. « Nos jeunes sont essentiellement issus de l’immigration, mais ils ne connaissent rien à la religion, c’est du folklore. Nous travaillons avec eux à la déconstruction des stéréotypes. Ils sont fragilisés et parfois déstructurés mais je crois en notre travail ici, rien n’est irréversible. » promet l’engagé volontaire auprès de la jeunesse du 11e.
Sur les bancs de la MJC se sont croisés les victimes, comme Hismaël, mais aussi les bourreaux, comme Kobili Traoré, l’assassin de Sarah Halimi.
Hasard ou coïncidence ? D’un bout à l’autre de l’arrondissement, c’est quand le vivre ensemble se transforme en entre-soi que les ennuis commencent…
Rappel chronologique des attentats et violences ayant touché le 11e arrondissement :
• 20 janvier 2006, enlèvement d’Ilan Halimi, qui travaillait 229, bd Voltaire 75011
• 7 janvier 2015, attentat contre Charlie Hebdo, 10, rue Nicolas Appert 75011
• 13 novembre 2015, attentat contre le Bataclan, La Bonne Bière, La Belle équipe, le Comptoir Voltaire, 75011
• 4 avril 2017, assassinat de Sarah Halimi, 30, rue de Vaucouleurs 75011
• 13 janvier 2017, meurtre de Hismaël D., 129, rue de la Roquette 75011
• 23 mars 2018, assassinat de Mireille Knoll, 26 bis, avenue Philippe Auguste 75011
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