Israël, les Bédouin.e.s et la polygamie
Certains accusent Israël de ne pas accorder aux Bédouins les mêmes opportunités économiques et sociales et la polygamie serait l'une des conséquences. L'état hébreu est aussi accusé de vouloir résorber le problème uniquement en raison de la question démographique et du taux de natalité - très - élevé des Bédouins du Neguev
BEER SHEVA — Quand Fatma a été mariée de force à son cousin à l’âge de 19 ans, elle est devenue sa deuxième femme. Il buvait et la battait. Son propre père, à l’origine de l’union, ne croyait pas à son histoire d’abus.
Finalement, l’hôpital qui a traité Fatma, après qu’elle a été battue, l’a placée entre les mains des travailleurs sociaux. Elle a été emmenée dans une maison pour femmes. Elle a pu divorcer sans se présenter devant le tribunal, grâce aux documents prouvant qu’elle avait été battue.
Un an plus tard, elle a été envoyée vivre auprès d’une famille juive dans le nord (sa « mishpakha », comme elle les appelle, passant tout d’un coup de l’arabe à l’hébreu). Fatma a demandé au Times of Israel de ne pas utiliser son vrai nom pour des raisons de sécurité.
Alors qu’elle vivait dans le nord, elle a rencontré un Bédouin qui vivait aux environs de Beer Sheva. Ils sont tombés amoureux, se sont mariés et ont fondé une famille riche de cinq enfants. Elle a enseigné l’informatique à l’école primaire.
Vingt ans plus tard, a-t-elle expliqué, son deuxième mari a décidé de prendre une deuxième épouse âgée de 18 ans – alors elle l’a quitté pour « protéger ma dignité ».

Fatma n’est pas seule dans ce cas-là. Environ un tiers des Bédouins pratiquent la polygamie en Israël, selon une estimation de la Knesset, même si un porte-parole des Bédouins situe ce chiffre plutôt à 20 %, tandis qu’un autre activiste des droits des femmes bédouines en faveur de la polygamie le situe à 18 %.
Illégale en Israël depuis 1977, la polygamie fait – normalement – encourir à ceux qui la pratiquent une peine de prison de cinq ans et une amende, – mais elle a rarement été appliquée et deux députés arabes israéliens qui siègent actuellement à la Knesset sont polygames.
Pourtant, en janvier, le cabinet a apporté son soutien à un plan visant à réduire la polygamie en Israël, l’associant à la violence domestique et à toute une série de dysfonctionnements psychologiques.
« Les premières victimes sont les femmes et les enfants vivant dans des familles polygames, peut-on lire dans le projet de loi. La littérature professionnelle indique que les femmes dans ces familles souffrent, entre autres choses, de violence physiques et émotionnelles, de crise psychologique, de dépression, d’anxiété, d’une mauvaise estime de soi, d’un manque de satisfaction de la vie maritale, d’un fonctionnement familial diminué, et, de difficultés économiques ».
Le projet accorderait un accès aux services sociaux, de santé et d’allocations aux femmes et aux enfants pris dans des mariages polygames en Israël ; il inclurait l’éducation contre la polygamie dans le système scolaire israélien, et créerait des programmes d’information, afin d’attirer l’attention du public sur la pratique.
Il y a aussi des signes que les autorités commencent à faire appliquer les lois anti-polygamie déjà votées.
Le 3 octobre, des procureurs ont mis en examen un Bédouin pour polygamie, le premier cas depuis que des nouvelles instructions ont été adoptées en janvier.
Le site d’information Ynet a annoncé que la police avait engagé 15 poursuites impliquant des cas de polygamie depuis l’approbation du plan par le cabinet en janvier dernier.
Les Bédouins pro et anti-polygamie sont profondément sceptiques et il arrive qu’ils rejettent clairement le plan défendu par la ministre de la Justice, Ayelet Shaked. Ils pensent qu’il vise, en réalité, à diminuer le fort taux de natalité des Bédouins, et ainsi, assurer une majorité juive dans le désert du Néguev, où la plupart des Bédouins vivent.
Ils considèrent en outre que si Israël était vraiment préoccupé par le destin des femmes bédouines, il s’occuperait de ce qu’ils disent être des questions plus graves, comme le manque d’éducation, d’opportunités de travail et les démolitions des maisons.

La minorité arabe d’Israël affirme depuis longtemps que la discrimination soutenue par l’état les empêche d’obtenir des permis de construire pour agrandir leurs communautés. En conséquence, de nombreuses familles finissent par construire des maisons sans permis, ce qui les expose à des risques de démolition.
En février, Shaked avait défendu l’intiative auprès du Times of Israël.
« Le bien-être des femmes et des enfants vivant dans des familles polygames est la question centrale qui me guide », a-t-elle ajouté.
Un programme TV affirmait pourtant que le Premier ministre Benjamin Netanyahu avait mentionné le taux de natalité chez les Bédouins comme une « menace existentielle » pour Israël.
Selon le site de la Knesset, le taux de natalité des Bédouins en Israël est d’environ 5,5 % par an – le plus élevé dans le monde.
Israël a aussi indiqué chercher à vouloir réduire le phénomène des Bédouins israéliens épousant des femmes palestiniennes de Cisjordanie, qui s’enregistrent ensuite comme étant divorcées – même si elles continuent à être mariées – afin d’obtenir des allocations sociales de la part de l’Institut de Sécurité Nationale.
Forcée à avoir 12 enfants
Fatma et deux autres femmes ont récemment décrit à un groupe de journalistes à Beer Sheva comment la pratique de la polygamie au sein de la population musulmane en Israël, et tout particulièrement au sein de la population bédouïne, leur a fait du mal.
Khadra, 46 ans, a affirmé avoir une « vie très difficile » à s’occuper de ses 12 enfants. Elle s’est mariée à 16 ans. Elle voulait seulement avoir cinq anfants, mais son mari envisageait leur futur différemment.
Il l’a renvoyée dans sa famille pendant des années, au cours desquelles elle n’a pas pu voir les enfants qu’ils avaient eus ensemble. Leurs familles ont fini par se réconcilier, elle est retournée vivre avec lui pour donner naissance à sept autres enfants.
Pourtant, a-t-elle dit, leur père est rarement présent ces derniers temps et elle s’en occupe principalement grâce aux aides sociales qui s’élèvent autour de 160 shekels (36 euros) mensuels par enfant. Quand elle était plus jeune, elle travaillait dans l’agriculture.
La plupart du temps, le mari de Khadra, a-t-elle dit, est avec sa deuxième femme qu’il a épousée seulement six ans après s’être mariée à Khadra elle-même. La deuxième femme, qui est en réalité cinq ans plus vieille que lui, a donné naissance à sept enfants.
« J’étais déprimée après le deuxième mariage », a dit Khadra. Mais elle est restée avec son mari pour pouvoir rester avec ses enfants. Elle avait peur que ses enfants ne « traînent dans les rues, boivent ou prennent de la drogue » si elle n’était pas là.
Les Bédouines sont traitées « comme des voitures »
Sulum, 40 ans, n’a pas de papiers israéliens ni de statut de résidente. Elle transporte le carnet de vaccination de ses enfants comme sa seule preuve de vie en Israël, si un policier venait à l’interroger. Son corps est intégralement recouvert de l’habit islamique traditionnel et son visage est voilé.

Elle est née dans la péninsule du Sinaï, qui fait aujourd’hui partie de l’Egypte, mais était contrôlé par Israël au moment de sa naissance. Contrairement à Fatman et Khadra, elle ne peut pas s’enregistrer ou recevoir d’aides sociales, car elle n’a jamais reçu la citoyenneté israélienne, et n’est arrivée en Israël qu’à l’âge de 20 ans. Elle vend des légumes pour vivre.
Sulum est la sixième sur un total de sept femmes que son mari a épousées. L’islam traditionnel permet à un homme de se marier avec au maximum quatre femmes à la fois, alors, avant d’épouser Sulum, il a divorcé de ses quatre premières femmes. Il a ensuite épousé deux autres femmes après Sulum, mais des années après, il a aussi divorcé d’elles, a-t-elle déclaré, à sa demande.
Sulum ne voulait pas être dans une relation polygame, mais quand son mari a épousé deux autres femmes, elle a dit qu’elle n’a pas protesté, pour pouvoir rester avec ses enfants.
Sulum, Fatman et Khadra ont toutes dit que leurs enfants avaient été perturbés émotionnellement et parfois séparés de leurs pères quand d’autres femmes et d’autres enfants sont venus s’ajouter.
Fatman a dit qu’elle est heureuse aujourd’hui, même si elle a divorcé à deux reprises. Elle a l’impression de contrôler sa vie. Elle sait qu’elle doit beaucoup à l’état pour l’aide qu’elle a reçue de la police et des services sociaux.

Elle dit avoir parlé aux journalistes dans le but d’envoyer un message aux femmes : « Il y a une vie en dehors de vos maisons. Vous pouvez y arriver sans un homme ».
Quand elle décrit la situation d’une femme bédouine prise dans la culture de la polygamie, elle compare sa situation à une voiture. « Quand une femme ne marche pas, les hommes en prennent une nouvelle ».
Atieh Al Asam, porte-parole et chef de villages bédouins illégaux dans le Neguev, a affirmé que la polygamie, et beaucoup de ses effets négatifs, disparaîtraient, si l’état fournissait aux Bédouins plus d’opportunités de travail et d’éducation.
Dans un monde parfait, a-t-il déclaré, seulement 4 % des Bédouins continueraient la pratique – en signe de loyauté à la culture traditionnelle.
« Nous savons que c’est un problème d’avoir autant d’enfants, a-t-il déclaré. A cause de la situation difficile, cela a créé des résultats difficiles ».
Le Bureau Central des Statistiques (BCS) en 2015 a dit que le taux d’emploi des Bédouins est de 60 %, bien en dessous de celui des Arabes et des Juifs. Le taux d’emploi des Bédouines est de 22 %.
Les hommes, ayant l’impression qu’il n’y a pas d’espoir de trouver du travail, ont tendance à épouser plus de femmes et trouvent ainsi un sens à leur vie en donnant naissance à plus d’enfants.
Amal Abu Al Thoum, la directrice du centre Nisa Bawawiyat, une ONG qui travaille pour donner du pouvoir à la femme bédouine, compterait probablement parmi ces 4 % qui continueraient à promouvoir la polygamie si la communauté bédouine obtenait les standards socio-économiques désirés.
Avec un discours ponctué d’expressions religieuses comme « paix sur Lui » et « gloire à Dieu », elle affirme que la polygamie doit être une pratique bénéfique puisqu’elle est demandée dans le Coran.
Plus que tout, a-t-elle, « c’est une règle de Dieu qui nous a été donnée par le Coran ».
« Aucune loi ne peut m’éloigner de ce que Dieu m’a donnée », a-t-elle ajouté.
Pourtant, en plus de son origine supposée divine, la polygamie serait une manière de protéger les femmes, selon son argumentation.
« La polygamie assure que les femmes ont les mêmes droits sur le plan juridique, a-t-elle dit. Elle reconnaît néanmoins que la plupart des femmes veulent naturellement être la seule femme. Elle a ajouté que dans son propre foyer de naissance polygame, tout le monde s’entendait, et c’est généralement le cas dans la plupart des situations.
Pour savoir ce qu’elle dirait à Fatma, qui a comparé le traitement des femmes bédouines à des voitures, elle a admis que certains mariages polygames rencontrent ces problèmes.
Pourtant, a-t-elle, répondu, « n’y-a-t-il pas aussi des problèmes dans les mariages monogames ? »
Marissa Newman et Mélanie Lidman ont contribué à cet article.
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