La « comtesse » polonaise qui a sauvé des milliers de personnes des nazis était juive
Presque oubliée, l'incroyable histoire de la mathématicienne Janina Spinner Mehlberg se raconte dans "The Counterfeit Countess", des historiennes Elizabeth B. White et Joanna Sliwa

JTA — En décembre 1941, une femme menue et élégante quitte sa maison de Galicie orientale, où elle est Janina Spinner Mehlberg, mathématicienne juive.
Trois jours plus tard, elle arrive à Lublin – qui va bientôt devenir l’épicentre de l’extermination nazie en Pologne occupée – sous une nouvelle identité. Elle est désormais la comtesse Janina Suchodolska, aristocrate polonaise pleine d’aplomb. Et elle va bientôt négocier la libération de milliers de prisonniers des nazis et en sauver des milliers d’autres grâce à des vivres et des médicaments.
Sous cette couverture d’aristocrate impliquée dans l’aide sociale, Janina dissimule son identité d’officier de l’Armée de l’Intérieur clandestine, qui ignore à son tour qu’elle est juive. Ce personnage énigmatique est l’héroïne – méconnue – de « The Counterfeit Countess », le tout nouvel ouvrage que l’on doit aux historiennes Elizabeth B. White et Joanna Sliwa.
L’histoire de Janina, qui a failli finir aux oubliettes de l’Histoire, a ressurgi à la faveur de mémoires non publiées passées entre les mains de trois personnes avant que White et Sliwa ne se lancent dans des recherches pour leur livre.
Après la Seconde Guerre mondiale, Janina et son mari Henry Mehlberg immigrent aux États-Unis et s’installent à Chicago, où elle enseigne les mathématiques à l’Illinois Institute of Technology et lui, la philosophie à l’Université de Chicago. Elle écrira ses mémoires peu de temps avant sa mort en 1969.
Son mari traduit le manuscrit en anglais et tente vainement de le faire publier. Avant sa propre mort, en 1979, il confie le récit à Arthur Funk, professeur d’histoire à l’Université de Floride. Funk tente lui aussi de susciter l’intérêt des milieux de l’édition, et en 1989, remet le manuscrit à White, qui a travaillé avec le ministère américain de la Justice à la traque des criminels nazis avant de devenir historienne au United States Holocaust Memorial Museum.
« À cette époque, il était rare que les mémoires et journaux intimes des rescapés de la Shoah soient publiés », explique Sliwa à la Jewish Telegraphic Agency. « On mettait alors l’accent sur les auteurs des atrocités – pour comprendre la manière dont la Shoah avait pu se produire – et non sur les témoins, notamment pour des questions de fiabilité des témoignages. »
Lorsque White reçoit le manuscrit, elle vient d’accoucher et est très occupée par son travail au ministère de la Justice : elle n’a ni le temps ni les compétences linguistiques en polonais pour faire des recherches en Pologne. En 2007, Funk s’éteint : il est le troisième dépositaire du manuscrit de Janina à mourir sans avoir la satisfaction de voir l’histoire publiée.
Hantée par la responsabilité, White finit par entrer en contact avec Sliwa, experte de la Shoah en Pologne, pour former le duo qui permettra à l’histoire de Janina d’émerger à la face du monde.

Les auteures complètent le témoignage de Janina par des documents de guerre et des déclarations de ses collègues et anciens prisonniers de Majdanek, le camp dans lequel elle est intervenue, ainsi que par des détails que Janina n’avait pas jugé dignes d’être racontés – à commencer par ses 34 premières années.
Née Pepi Spinner en 1905, elle connaît une enfance privilégiée à Żurawno (aujourd’hui Zhuravno), ville alors polonaise mais qui se trouve aujourd’hui en territoire ukrainien. Son père est un riche propriétaire foncier qui fréquente les nobles polonais ; d’ailleurs, leurs enfants sont ses amis. La famille ne souffre pas manifestement d’antisémitisme et Janina fait sien le patriotisme polonais de sa classe sociale. En plus du polonais et du français, elle parle allemand, anglais et russe.
L’enfance de Janina est bouleversée par la Première Guerre mondiale. Comme tant d’autres propriétaires terriens juifs, son père est enlevé par les forces russes et il meurt en 1918. Une vague de pogroms balaie la Galicie orientale dans l’après-guerre, en faisant de 100 000 à 300 000 victimes parmi les Juifs.
Cela n’empêche pas Janina de réussir ses études de mathématiques à l’Université Jan Kazimierz de Lwów (aujourd’hui Lviv). A une époque où le monde universitaire ferme ses portes aux femmes et aux Juifs, elle parvient à étudier avec le grand philosophe Kazimierz Twardowski et obtient un doctorat en philosophie. En 1933, elle épouse un autre étudiant juif ambitieux de Twardowski, Henry Mehlberg.
Le couple vit plutôt confortablement dans le milieu intellectuel polonais : lui enseigne la philosophie à Lwów et elle, les mathématiques dans un lycée pour filles. Mais la guerre mondiale qui approche bouleverse cette vie bien tranquille. En 1939, l’occupation soviétique apporte avec elle la faim, le totalitarisme et la guerre contre les intellectuels. Puis les forces allemandes prennent Lwów en 1941.
Avec l’aide des nationalistes ukrainiens, les nazis procèdent sans tarder à des fusillades de masse contre des Juifs et d’éminents professeurs polonais, y compris de nombreux non-Juifs qui sont des amis de Janina et Henry. Chaque jour, des camions remplis de Juifs se rendent sur les hauteurs d’une colline près de la ville, où on les met à mort et les enterre dans des fosses communes. Peu de temps après, les Juifs de Lwów reçoivent l’ordre de s’installer dans un ghetto, ce que Janina et Henry interprètent comme une condamnation à mort. Ils s’enfuient grâce à l’aide d’un ami, le comte Andrzej Skrzyński, qui leur promet de leur procurer des faux papiers, un travail et un logement à Lublin.

Devenu le comte Piotr Suchodolski, Henry obtient un emploi agricole : il fait profil bas. Mais Janina, devenue comtesse Souchodolska, ne se satisfait pas d’avoir échappé de justesse à la mort. Bien au contraire, expliquent White et Sliwa, elle applique un principe mathématique, à savoir « La valeur d’une vie est inférieure à celle de plusieurs vies. Sa vie, si elle survivait sans tenter d’en sauver d’autres, n’aurait aucune valeur. »
Janina rejoint le Conseil principal polonais du bien-être (connu sous ses initiales polonaises RGO), unique organisation de la société civile polonaise autorisée à fonctionner sous le régime nazi. Pour ses activités sous couverture au profit de la résistance polonaise, Janina se rend à Majdanek plusieurs jours par semaine pour rencontrer des meurtriers de masse et faire valoir que sauver un certain nombre de vies polonaises servirait leurs intérêts.
« The Counterfeit Countess » explique de quelle manière l’esprit très mathématique de Janina lui permet d’entrevoir la logique de calcul sur la vie et la mort de l’Allemagne nazie. Elle profite d’un changement dans le déroulement guerre, lorsque les nazis s’aperçoivent qu’ils ne vont pas conquérir l’Union soviétique aussi vite que souhaité. En février 1943, les forces russes écrasent les Allemands à Stalingrad et les bombes alliées pilonnent les villes allemandes.
« Ils avaient besoin de travailleurs étrangers pour remplacer tous les hommes allemands envoyés au front », explique White. Heinrich Himmler veut faire de ses camps de concentration des réserves pour le travail forcé : il ordonne que des milliers de Polonais soient envoyés dans les camps – en particulier Majdanek et Auschwitz. »
Les camps de concentration ne sont, à la base, pas conçus pour le travail, mais pour des exécutions de masse : les prisonniers qui ne sont pas immédiatement assassinés meurent de faim, d’épuisement ou de maladie. Le Reich a besoin que davantage de prisonniers survivent et travaillent – idéalement avec le concours d’une organisation non nazie qui prend en charge les dépenses alimentaires.
Janina utilise ce procédé pour livrer toujours plus de vivres et de vêtements aux détenus polonais de Majdanek. Lorsque le typhus fait rage dans le camp, défiant les quarantaines et se propageant même aux soldats allemands, elle négocie la fourniture de médicaments. En plus des livraisons autorisées, elle fait passer en contrebande des vivres et des messages de la résistance polonaise.

Elle fait pression pour que les détenus polonais jugés inaptes au travail, tels que les malades, les orphelins ou les handicapés, soient confiés aux soins de l’ORG. Au total, White et Sliwa estiment que Janina a négocié la libération d’au moins 9 707 Polonais, dont 4 431 de Majdanek.
Le RGO ne peut aider que ceux qui sont considérés comme polonais par les Allemands – de sorte que les efforts de Janina ne peuvent aucunement profiter à ses compatriotes juifs. Sa belle logique mathématique est impuissante contre la machine à tuer son peuple. Dans l’idéologie raciale nazie, les Juifs sont des « sous-humains », les ennemis les plus dangereux de l’Allemagne : à ce titre, ils doivent disparaître du « Lebensraum » (« espace vital ») qu’Hitler entend conquérir pour le peuple allemand. Une minorité de Polonais ethniques, qui ont un rang légèrement plus élevé sur l’échelle sous-humaine, seront autorisés à survivre en tant que travailleurs aux ordres de maîtres allemands.
Cela signifie que, même au sein de l’Armée de l’Intérieur polonaise, Janina doit taire sa judéité. Parmi les membres de la résistance on trouve des amis des Juifs, comme le comte Skrzyński, mais aussi des nationalistes de droite qui ne veulent pas de Juifs dans leurs rangs.
Ses efforts pour aider les Juifs sont isolés et confinés aux marges de son travail bureaucratique. Elle sait que les Juifs vivent avec les Polonais, à Majdanek, et que la cuisine de chaque complexe nourrit les prisonniers en puisant dans les mêmes chaudrons. Elle s’efforce de faire parvenir toujours plus de vivres dans le camp en s’accrochant à l’espoir que cela enrichira la soupe servie à tous les prisonniers, et épargnera ainsi la famine à des milliers de Juifs, en plus des Polonais.
Lors d’une visite à Majdanek, en mai 1943, elle sent l’odeur de la chair brûlée des derniers Juifs du ghetto de Varsovie, gazés par milliers suite au soulèvement du ghetto de Varsovie. Elle y voit également les 30 000 Juifs de Lublin déportés au camp d’extermination de Bełżec – élément crucial de l’opération Reinhard, la solution finale de l’Allemagne pour assassiner tous les Juifs de Pologne.
Un million et demi de Juifs sont assassinés dans les centres de mise à mort de Bełżec, Sobibór et Treblinka dans le cadre de l’opération Reinhard. Janina a été l’une des premières Polonaises à apprendre le bilan de l’opération, à savoir 42 000 Juifs fusillés à Majdanek, Trawniki et Poniatowa les 3 et 4 novembre 1943. Il s’agit de la plus importante fusillade de masse allemande de toute la Shoah, baptisée Opération Fête de la moisson par les nazis.
Dans ses mémoires, Janina ne dit pas de quelle manière elle, une Juive sous couverture, vit le fait d’avoir été témoin du massacre des Juifs. Peut-être parce qu’elle destine son livre à un public polonais des années 1960, époque à laquelle les récits antisémites sur la Shoah fleurissent en Union soviétique, expliquent White et Sliwa.
Elle se considère aussi, de ses propres dires, autant Polonaise que Juive. Elle et Henry ne sont pas religieux, même s’ils prennent part à des activités communautaires juives laïques à Toronto et à Chicago dans l’après-guerre.
Malgré la hiérarchie raciale imposée par les nazis, de nombreux Juifs polonais ne se sentent pas obligés de choisir entre deux identités dans les années 1930. Seule une minorité d’entre eux sont religieux, estime Judy Batalion, qui a fait des recherches sur les femmes juives dans la résistance polonaise pour son livre sorti 2021, « The Light of Days : The Untold Story of Women Resistance Fighters in Hitler’s Ghettos ».
« Elles étaient complètement polonaises. Beaucoup de ces femmes se posaient beaucoup de questions sur leur position dans la société polonaise de la Seconde République, mais elles étaient polonaises », indique Batalion, en utilisant un terme désignant l’État polonais de l’entre-deux-guerres.
Bien qu’elle n’ait jamais été religieuse, Janina termine ses mémoires par un geste envers sa judéité, en tant que Janina Mehlberg, et sa foi chrétienne en tant que comtesse Suchodolska.
Dans ce dernier chapitre, extrait de la fin de « The Counterfeit Countess », elle parle de sa visite de Majdanek avec une délégation suédoise après la libération. Pragmatique, la mathématicienne qui a fait sien le principe de maximisation du nombre de vies sauvées, s’interroge sur les personnes qui ont pensé différemment.
« J’ai pensé à ceux qui avaient été brisés, physiquement et moralement, qui avaient trahi pour se sauver », confie-t-elle. « Quelle que soit la façon dont nous avons risqué notre peau, c’était de notre plein gré. Mais tous étaient alors asservis : tout orgueil humain les avait quittés. Ils n’ont pas demandé à être des martyrs. La plupart d’entre eux ne voulaient sans doute rien de plus que de finir leurs jours tranquillement, au terme d’une vie moyenne et monotone, sans grand impact et sans gloire. »
En souvenir de ces âmes, Janina se détourne un instant des mathématiques pour embrasser la prière, son chagrin étant peut-être trop grand pour le monde des vivants.
« Il n’y a rien d’autre à faire pour eux que de se souvenir », écrit-elle. « Et à la manière de mes ancêtres, entonner ‘Yisgadal, v’yiskadash’, le Kaddish pour les morts, et comme la vraie comtesse Suchodolska, ‘Kyrie Eleison, Christe Eleison’ », son équivalent chrétien.
The Counterfeit Countess : The Jewish Woman Who Rescued Thousands of Poles During the Holocaust [NDLT : la femme juive qui a sauvé des milliers de Polonais pendant la Shoah], d’Elizabeth B. White et Joanna Sliwa
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