La doyenne des photographes, âgée de 92 ans, a trouvé sa voie en fuyant les nazis
Après avoir fui seule en Angleterre à 14 ans, Dorothy Bohm est devenue une des artistes les plus reconnues de sa génération

LONDRES – Pendant une carrière remarquable de plus de sept décennies, la motivation de la célèbre photographe Dorothy Bohm à capturer une personne, un endroit ou un moment est restée intacte.
« Une photographie remplit mon besoin profond que les choses arrêtent de disparaître », a déclaré la femme de 92 ans au Times of Israël pendant un récent entretien. « Il y a des moments où j’aime quelque chose et je veux le garder », explique-t-elle, dévoilant un léger accent – un vestige de ses années d’enfance en Prusse et en Lituanie.
Une partie de ce désir de garder ce qu’elle voit et ressent est né du considérable traumatisme et de la perte qu’elle a connu au début de sa vie : la vie sous le régime nazi à Memel, en Lituanie (maintenant Klaipeda), et la fuite qui a suivi en Angleterre, seule, à 14 ans, en 1939.
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Et pourtant le travail de Bohm n’est ni nostalgique ni morbide. Ses photographies transpirent l’intimité : elles sont instantanées et souvent ludiques. Nissan Perez, ancien conservateur du musée Israël, a écrit que les images de Bohm sont caractérisées par une réceptivité émotionnelle et reflètent une affirmation de la vie.
« En ayant vécue dans ces moments difficiles, ces moments horribles, je ne suis pas comme beaucoup d’autres photographes, qui sont souvent concentrées sur les évènements affreux. Je suis le contraire. J’essaierai de trouver de l’ordre dans le chaos. Je regarde le moment dans lequel je vais trouver cet ordre et cette beauté », dit-elle.
On fait souvent référence à Bohm comme à la doyenne des photographes anglaises, connue pour ses portraits, ses photographies de rue et son adoption précoce de la couleur. Elle était une contemporaine et une amie de certains des plus grands photographes du 20e siècle, comme Bill Brandt, Cartier-Bresson, Brassaï et André Kertész.
Elle a beaucoup voyagé et exposé, et son travail est présent dans des collections publiques et privées du monde entier. Elle a aussi publié 14 livres. Le dernier, About Women (Au sujet des femmes), qui a été publié fin 2015, était sa première publication à se concentrer sur les femmes.
Ce printemps, Bohm a deux expositions à Londres. « Dorothy Bohm : Sixties London » est une sélection de plus de 30 de ses photographies de rues à Londres dans les années 1960, au Musée juif ; et à partir de fin mai, des exemples de ses premiers travaux à Paris, des photos prises dans les années 1940 et 1950, seront visibles dans « Unseen », une exposition collective à la galerie Ben Uri. Très peu de ces photos parisiennes ont déjà été exposées au Royaume-Uni.
Les murs de la maison d Bohm, à Hampstead dans le nord de Londres, sont couverts de photos, dont beaucoup qui sont d’elle et encadrées : natures mortes, paysages et personnes. Des clichés de famille, de son mari, de ses enfants et petits-enfants, y sont parsemés. De nombreuses boîtes marron étiquetées contenant des décennies d’images sont stockées sur des étagères.
« Ça a été merveilleux. En plus de me donner un revenu, j’ai adoré faire ça », dit Bohm, en me proposant du thé et du gâteau.
Bohm est une figure frappante. La combinaison de ses cheveux blancs ondulés, de ses bijoux osés et son comportement plein d’entrain démentent son âge. En parlant de sa carrière, son visage s’anime et de temps en temps ses yeux couleur ardoise transmettent un sentiment d’espièglerie.
Bohm est désireuse de raconter l’histoire de sa vie, qui a été façonnée par la tragédie, la chance et le grand amour. Elle la raconte avec une précision chronologique.
« Venir dans ce pays a été fantastique pour moi. J’ai été très, très chanceuse », dit-elle.
Elle est née Dorothea Israelit en 1924, à Königsberg, en Prusse orientale (maintenant Kaliningrad, en Russie), au sein d’une famille riche, cultivée et respectée. Son père était un industriel du textile prospère, et elle a été élevée par une nounou puis par une gouvernante, mais son éducation protégée a été touchée par la montée du nazisme.
Elle se rappelle avoir regardé les Jeunesses hitlériennes marcher dans les rues près de chez elle, quand elle avait huit ou neuf ans.
‘J’ai toujours dit que j’avais un ange gardien’
« Pour moi, voir ce qui arrivait était terrifiant », dit-elle.
En 1932, la famille est partie pour la Lituanie, pensant que ce serait un refuge. Finalement, son père a décidé de l’envoyer en Angleterre pour rejoindre son frère. C’était en juin 1939.
« J’ai toujours dit que j’avais un ange gardien », dit-elle, parce que sa mère était réticente à la laisser partir, et voulait qu’elle reste pour l’été. Son père a insisté pour qu’elle parte avant pour pouvoir comprendre l’anglais au moment où l’école reprendrait, en septembre.
Elle parle avec enthousiasme de l’influence importante de son père sur elle, et me montre une photo de lui. Elle dit qu’il croyait beaucoup aux femmes, qu’il était sioniste et optimiste.
« Il pensait que les nazis s’arrêteraient », ajoute-t-elle.
Quand elle a dit au revoir à ses parents, ne sachant pas qu’elle ne les verrait pas pendant 20 ans, son père, photographe amateur, lui a tendu son appareil Leica, en lui disant : « Cela pourrait t’être utile ».
‘Je voulais étudier la médecine. Eh bien, ce n’était pas possible’
A ce moment, la photographie ne l’avait jamais intéressée, elle détestait même être photographe, dit-elle. Plus tard, elle a dû vendre l’appareil photo dans un moment particulièrement difficile.
L’entreprise de son père et les contacts familiaux en Angleterre assuraient que l’on s’occupe d’elle et Bohm est allée dans un petit pensionnat anglais très traditionnel à Ditchling, un village de l’est du Sussex.
« J’étais la première étrangère, certainement la première juive, qu’ils avaient. Je dois dire qu’ils ont été merveilleux avec moi. Vraiment, vraiment merveilleux », dit-elle. Elle a beaucoup travaillé et fini l’école à 16 ans.
Bohm est devenue photographe.
« Je voulais étudier la médecine. Eh bien, ce n’était pas possible. »
Un cousin de son père lui a dit que c’était trop cher et qu’elle devait penser à comment elle allait gagner sa vie. Il a mentionné qu’il avait remarqué qu’elle était très observatrice et lui a suggéré d’étudier la photographie. A Londres, on lui a présenté une photographe de studio franco-tchèque, Germaine Kanova, pour qu’elle devienne son assistante mais une semaine après, le Blitz commençait et le studio était fermé.
La rencontre a cependant été importante. Quand Bohm a vu le travail de kanova, elle dit qu’elle a réalisé qu’elle voulait faire de la photographie.
« Cela a décidé pour moi. J’ai dit ‘c’est ça’. »
Bohm a ensuite quitté Londres pour Manchester, où elle s’est inscrite dans un cours sur la technologie photographique, et terminé un diplôme de quatre ans en seulement deux. C’est là-bas qu’elle a découvert qu’elle était une portraitiste talentueuse, gagnant un prix pour son travail.
« J’ai toujours réagi assez fortement aux belles choses dont quand je suis devenue photographe, c’était d’abord comme portraitiste. »
‘En tant que portraitiste, vous parlez aux gens. Je ne suis pas mauvaise psychologue’
Son instinct aiguisé et son intérêt pour les gens ont contribué à son succès derrière la caméra.
« En tant que portraitiste, vous parlez aux gens. Je ne suis pas mauvaise psychologue et j’ai essayé de réussir à connaître quelque chose de la personne. Je trouvais pour qui était la photo. »
C’est également à Manchester qu’elle a rencontré « la plus grande bénédiction de [sa] vie », son défunt mari Louis Bohm, un immigré juif polonais qui, à ce moment, était en thèse. Bohm avait tout juste 16 ans et lui 20.
« Il dirigeait le syndicat étudiant et je l’avais remarqué. Il était très beau et bien plus sérieux que la plupart des garçons de son âge, dit-elle en riant. Je peux dire que presque tout le bonheur de ma vie lui est dû. »
Bohm a accepté d’épouser Louis à condition qu’il continue ses études pendant qu’elle rapportait l’argent du foyer. Il a accepté.
« Nous nous sommes mariés sans rien avoir du tout. Il avait une écharpe de l’université et un vélo rouillé », se rappelle-t-elle, riant encore.
« Il ne m’a pas dit avant des années que sa mère et sa sœur de 16 ans étaient mortes dans le ghetto de Varsovie. J’avais le sentiment que quand il m’a rencontrée et a connu mon histoire, il a commencé à veiller sur moi. Extraordinaire. »
En 1945, quand Bohm avait 21 ans, ils ont emprunté 300 livres sterling et elle a ouvert son propre studio de portrait. Mais l’opportunité de voyager a été le déclencheur qui l’a sorie de son studio pour le domaine de la photographie d’extérieur.
‘Les gens apprécient d’être photographiés. Les gens m’acceptaient’
A la fin des années 1940, Louis travaillait pour une société pétrochimique et son affaire l’entraînait souvent à l’étranger. Elle voyageait avec lui et, pendant une décennie, a photographié intensivement tous les lieux où ils sont allés, dont l’Europe, l’Amérique, la Russie, l’Asie, l’Egypte et Israël.
« C’est facile de prendre des photos en studio, y compris de mode, parce que vous pouvez tout arranger, explique-t-elle. Alors que dans le grand monde sauvage, vous ne pouvez pas et c’est ce qui m’a fasciné. »
Bohm a écrit que pendant cette période elle a appris comment travailler avec la seule lumière disponible et à réagir rapidement pour pouvoir saisir son « moment décisif ». Avec un Rolleiflex, elle allait dans les rues de la ville et prenait des photos en noir et blanc de la vie quotidienne, développant son propre style de « photographie des intérêts humains ».
Elle dit n’avoir jamais eu de problèmes avec ses sujets.
« Les gens apprécient d’être photographiés. Les gens m’acceptaient. » Etre une femme photographe est et était un avantage, ajoute-t-elle. « Je n’avais pas l’air menaçante ! »
Cependant, elle ne savait pas à l’époque qu’elle attirait l’attention.
« J’étais une belle jeune femme et je me souviens que je n’avais pas réalisé ce qu’il se passait. Je sortais avec mon appareil photo et assez souvent une voiture passait et je ne réalisais pas que quelqu’un essayait de m’emmener. J’étais innocente. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé. Je n’avais vraiment pas l’air glamour, rit Bohm, mais j’étais jeune et jolie. »
A la fin des années 1950, elle a appris ce qui était arrivé à ses parents et à se petite sœur. Même s’ils avaient survécu aux nazis, son père n’avait pas fui les Soviétiques et avait passé 20 ans dans un camp de travail en Sibérie. Finalement, elle et Louis ont réussi à les faire venir en Grande-Bretagne.
‘Mon père m’a appris ce que c’est d’être forte’
C’était, dit-elle, « incroyable. Impensable. Mon père m’a appris ce que c’est d’être forte, je pense. »
Elle a essayé de parler à son père de son expérience mais sa mère lui a demandé d’arrêter parce qu’il souffrait de terreurs nocturnes après et se réveillait en criant.
En 1971, elle a cofondé la galerie « The Photographer » à Londres, la première galerie indépendante du pays entièrement dédiée à la photographie, et est restée directrice associée pendant 15 ans.
Selon le professeur Michael Berkowitz, historien, universitaire et auteur de Jews and Photography in Britain (Juifs et photographie en Grande-Bretagne), Bohm « a montré qu’une femme juive, qui n’était pas évasive sur son judaïsme, pouvait réussir comme propriétaire d’une galerie pour la population générale et elle est devenue une figure centrale de la photographie britannique avec une identité solide, à la fois en tant que femme et en tant que juive. »
Une caractéristique définissant la carrière de Bohm est sa capacité à expérimenter sur le style et la forme. Elle explique qu’au début des années 1980, quand elle avait une soixantaine d’années, elle a commencé à sentir qu’elle avait dit tout ce qu’elle voulait via ses photographies.
« Et je pensais à peut-être même arrêter la photo », admet-elle.
Mais ensuite, via « The photographer », elle est devenue amie avec André Kertész, qui lui a montré la couleur. C’est le seul média qu’elle a depuis utilisé dans son travail.
Quand Louis est mort il y a 20 ans, son intérêt pour son travail a diminué, dit-elle mélancoliquement. Elle n’allait pas continuer. Mais « j’ai pensé qu’il aurait honte de moi », et elle a recommencé à travailler.
Bohm prend toujours des photos et continue à innover.
« Je suis une personne agitée », dit-elle. Elle montre une élégante nature morte, l’une de ses favorites, qu’elle a travaillée et prise en phot chez elle, « je travaille comme un peintre. Certains de mes meilleurs travaux sont en fait des natures mortes, sourit Bohm. C’est bon, n’est-ce pas ? »
‘Dorothy Bohm: Sixties London’ jusqu’au 29 août 2016
Musée juif de Londres
‘Unseen’
London, Paris, New York 1930s-60s: Photographs by Wolfgang Suschitzky, Dorothy Bohm et Neil Libbert
Galerie Ben Uri du 20 mai au 29 août 2016
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