Le film sur Spinoza qui a valu à son auteur d’être chassé par un rabbin d’Amsterdam
Le philosophe juif hérétique avait été excommunié pour ses idées en 1656. L'équipe de tournage du documentaire qui lui est consacré a reçu le même accueil mais la critique l'adore
En 1656, le philosophe juif Baruch Spinoza paie le prix fort pour ses idées jugées controversées. Déclaré hérétique, il est condamné à un ‘herem – l’équivalent de l’excommunication – par les autorités de la communauté juive de sa ville natale d’Amsterdam.
Les croyances de Spinoza sur divers sujets – Dieu, la nature, le judaïsme – restent encore aujourd’hui une question délicate au sein de certaines communautés juives. Pour preuve, le pouvoir persistant de l’interdit qui perdure, plus de 360 ans plus tard. Son poids s’est fait plus lourd encore au moment de la pandémie de COVID-19 : une équipe israélienne avait demandé l’autorisation de tourner une partie d’un documentaire consacré à Spinoza dans la synagogue portugaise d’Amsterdam qui a émis l’interdit. Finalement, l’expert et témoin privilégié de ce documentaire, Yitzhak Melamed, professeur à l’université John Hopkins et éminent spinoziste, se voit interdire l’entrée au lieu de culte en raison du caractère sensible – et de toute évidence tenace – du sujet.
« Cette excommunication a quelque chose de très violent », témoigne le producteur du documentaire, le réalisateur israélien Yair Qedar, auprès du Times of Israel, « comme si elle disait à elle seule ce que sont les bonnes idées, les bonnes notions religieuses – nous en avons été très choqués. Je crois qu’il faut y résister. C’est tout de même un lieu de culte qui interdit l’accès à des artistes désireux d’y tourner un film ! ».
Recevez gratuitement notre édition quotidienne par mail pour ne rien manquer du meilleur de l’info Inscription gratuite !
Le documentaire est aujourd’hui terminé et est sorti sous le nom : « Spinoza : 6 Raisons de l’excommunication du philosophe ». Réalisé par David Ofer, il entre dans le cadre du projet biographique de longue date de Qedar, intitulé « Les Hébreux ».
Ce qui avait commencé par un coup de projecteur sur des poètes et écrivains comme Abraham Sutzkever, le grand yiddishiste de la Shoah, a fini par s’intéresser à un penseur comme Spinoza et l’on s’approche maintenant des 20 épisodes. En fait, le biopic sur Spinoza fait partie d’une « série dans la série » en trois parties qui se penche également sur Karl Marx et Sigmund Freud.
« A ma grande surprise, tout se passe bien, très bien même », explique Qedar. « La philosophie, d’une certaine manière, peut être un sujet populaire… Le documentaire a très bien démarré en Israël et les critiques sont fabuleuses. C’est une success story surprenante ».
Faire ce film a impliqué de se frotter à de multiples difficultés, comme l’interdiction faite à Melamed, à sa grande surprise, d’accéder à la synagogue portugaise – le documentaire y fait d’ailleurs allusion.
« Nous avons eu de la chance – et de la malchance, en même temps – en nous faisant interdire l’accès à la synagogue en raison du herem« , dit Qedar. « Dès le début du documentaire, nous avons vécu une expérience digne de Spinoza ».
L’interdiction de tournage avait fait les gros titres de la presse internationale. Elle avait finalement eu des répercussions négatives sur le grand rabbin d’Amsterdam de l’époque, Pinchas Toledano, qui expose dans le documentaire sa position sur la liberté d’expression et ses limites.
Comme l’explique Qedar, la synagogue et les institutions juives sont soutenues financièrement par la municipalité d’Amsterdam qui « ne tolère guère les discriminations, qui ne les autorise pas en fait… Le rabbin est parti occuper un autre poste et il a quitté Amsterdam. »
Même si l’interdiction de tourner à l’intérieur de la synagogue avait été, en fin de compte, levée, les réalisateurs n’auraient pas pu trouver le temps nécessaire pour y retourner compte tenu de leur calendrier de tournage.
Au-delà de la controverse qui porte sur l’accès à la synagogue, les réalisateurs ont fait face à de nombreuses difficultés, et ce, dès le début du projet.
« La première a été de donner la biographie de quelqu’un qui est mort depuis plusieurs siècles et sur lequel on a très peu d’informations », explique Qedar.
« C’était lourd, difficile. La deuxième – plus lourde encore – a consisté à définir de quelle manière traduire des propos philosophiques pour les besoins d’un documentaire. Comment faire comprendre des idées philosophiques complexes, comment les expliquer ou les représenter de façon à ce qu’un large public puisse correctement les appréhender ? »
Autant de défis que les réalisateurs sont parvenus à relever grâce à une approche créative et des découvertes fortuites.
Ils ont ainsi fait la connaissance, à Jérusalem, d’une famille liée aux Spinoza, à savoir l’artiste Itamar Mendes-Flohr et sa mère, l’artiste et écrivaine Rita Mendes-Flohr, descendants de la sœur du philosophe, Rivka. Paul Mendes-Flohr, l’époux de Rita et père d’Itamar, est un spécialiste de la philosophie qui travaille actuellement sur l’œuvre d’un autre intellectuel exceptionnel, Martin Buber.
Itamar est « un artiste dyslexique, très doux, très sensible et brillant », confie Qedar. Et, note-t-il, « il ressemble un peu à Spinoza ».
Les réalisateurs se sont inspirés d’un élément déterminant qui leur a permis de définir au mieux quels étaient les traits de Spinoza. Ils avaient entendu parler de la découverte du masque de mort du philosophe, conservé à l’université de Columbia, à New York, et Melamed a pu le tenir entre les mains.
« Cela donne l’impression de tenir un morceau de Spinoza », s’amuse Qedar. « Ce masque, qui est montré pour la toute première fois, est ce que nous avons de plus intime concernant Spinoza. Il nous montre à quoi il ressemblait vraiment. C’est fabuleux, nous avons été très heureux de le découvrir, de le filmer et de le toucher ».
Comme l’explique le documentaire, le philosophe est né dans une famille séfarade d’origine portugaise. Ses ancêtres fuient l’Inquisition et ses persécutions pour s’installer en Hollande, pays alors plus tolérant où les Juifs peuvent pratiquer librement leur culte dès le début du 17e siècle. Mais comme d’habitude, cette tolérance aura ses limites. Les Hollandais prennent ombrage des cortèges funèbres juifs qui, selon eux, sont trop bruyants et imposent aux membres de cette communauté minoritaire de transporter leurs défunts jusqu’à leur tombe en empruntant les nombreuses voies navigables qui parcourent le pays.
La tolérance trouve également ses limites au sein de la communauté juive elle-même, notamment en ce qui concerne les idées radicales de Spinoza sur nombre de sujets.
Ces idées sont présentées aux spectateurs de plusieurs manières. Parfois, par des universitaires comme Melamed ou d’autres, tels Jeremy Fogel ou Noa Naaman-Zauderer, qui enseignent tous les deux à l’université de Tel Aviv, ou encore Yosef Kaplan, qui livre une anecdote surprenante sur la circoncision posthume du grand-père de Spinoza. Même si l’initiative est prise conformément à la halakha, la loi juive, il est possible qu’elle ait éloigné le futur philosophe de l’orthodoxie religieuse dès le plus jeune âge.
Les réalisateurs illustrent également les croyances de Spinoza grâce à des animations, comme celle qui explique les limites de l’examen du divin. Un cercle représente un Dieu aux pouvoirs circulaires, un chat suggère une identité féline divine et les humains se voient comme créés à l’image de Dieu.
« Nous avons cherché à trouver des moyens amusants, intelligents et inspirants pour donner des exemples de ses concepts philosophiques », explique Qedar.
Ces idées peuvent sembler amusantes aujourd’hui, mais la philosophie qu’elles sous-tendent représente une menace pour les autorités juives de l’époque, qui ripostent. Cette pensée qui s’aventure autant en dehors des sentiers battus est-elle la véritable cause du herem ? Les réalisateurs n’en sont pas convaincus et ils proposent cinq explications alternatives.
Ce sont des explications hors du commun, surprenantes, originales », dit Qedar. « Nous ne savons pas avec certitude ce qui s’est réellement passé ».
Que se passerait-il si le problème sous-jacent n’était pas celui d’opinions hérétiques mais de finances familiales ? Comme l’explique le film, à la mort du père de Spinoza, le jeune Baruch a voulu faire régler la succession, non pas par un tribunal rabbinique, mais par un tribunal néerlandais, dans le but d’échapper autant que possible aux créanciers de son père. Il a pu penser qu’un tribunal néerlandais serait plus clément envers un orphelin.
L’interdit est édicté quelques mois plus tard.
« C’est sans doute la cause la plus probable », explique Qedar. « Nous avons fouillé les archives municipales d’Amsterdam de l’époque, nous avons fait un vrai travail de détective. Je ne veux pas en dire plus, regardez le film et vous serez surpris. »
Après l’interdit, Spinoza s’exile de la communauté et écrit les œuvres philosophiques qui lui vaudront sa place dans l’Histoire – le « Tractatus Theologico-Politicus » et « L’Éthique », cette dernière publiée à titre posthume, comme il l’avait souhaité, en 1676.
Les cinéastes se sont plongés dans ses œuvres provocantes – interdites par les autorités étatiques et religieuses – et il se sont aventurés dans d’autres domaines de la vie du philosophe en exil.
Une famille chrétienne le recueille et lui permet de vivre dans le grenier de la maison. Le jour, il travaille à la confection de lentilles utilisées dans les technologies les plus innovantes de l’époque – microscopes et télescopes. Ce travail lui aurait causé des problèmes respiratoires qui ont conduit à sa mort prématurée.
« Il est particulièrement intéressant de voir que Spinoza a travaillé à la fabrication de lentilles au moment de l’invention du microscope et du miroir de Rembrandt », rappelle Qedar. « Ça a quelque chose de proprement fascinant, cette autre réalité que les lentilles permettent de voir, quand on est cinéaste – l’histoire, le monde. »
A l’aide de quelques lentilles, les spectateurs pourront découvrir Spinoza sous un nouveau jour.
« Nous sommes très heureux d’avoir pu travailler sur ce penseur exceptionnel », conclut Qedar.
... alors c’est le moment d'agir. Le Times of Israel est attaché à l’existence d’un Israël juif et démocratique, et le journalisme indépendant est l’une des meilleures garanties de ces valeurs démocratiques. Si, pour vous aussi, ces valeurs ont de l’importance, alors aidez-nous en rejoignant la communauté du Times of Israël.
Nous sommes ravis que vous ayez lu X articles du Times of Israël le mois dernier.
C'est pour cette raison que nous avons créé le Times of Israel, il y a de cela onze ans (neuf ans pour la version française) : offrir à des lecteurs avertis comme vous une information unique sur Israël et le monde juif.
Nous avons aujourd’hui une faveur à vous demander. Contrairement à d'autres organes de presse, notre site Internet est accessible à tous. Mais le travail de journalisme que nous faisons a un prix, aussi nous demandons aux lecteurs attachés à notre travail de nous soutenir en rejoignant la communauté du ToI.
Avec le montant de votre choix, vous pouvez nous aider à fournir un journalisme de qualité tout en bénéficiant d’une lecture du Times of Israël sans publicités.
Merci à vous,
David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel