Les chercheurs trouvent des camps nazis jusqu’alors inconnus
'L’Encyclopédie des Camps et des Ghettos', qui ne sera totalement achevée qu’à l’horizon 2025, a permis de rassembler des informations sur 42 500 sites de persécution

MUNICH — En l’an 2000, le musée du mémorial de l’Holocauste (USHMM) de Washington a demandé à des chercheurs de créer un registre global et à source unique qui pourrait documenter précisément les milliers de sites de persécution qui avaient été établis par les nazis.
L’USHMM avait estimé que l’équipe répertorierait environ 5 000 sites de ce genre – comprenant les camps de travaux forcés, les maisons closes militaires, les ghettos, les camps de prisonniers de guerre et de concentration.
Mais, la recherche avançant, ce chiffre a explosé.
En 2001, le nombre a presque doublé. Quelques années après encore, les chercheurs ont pu répertorier 2 000 sites. Et maintenant, l’ouvrage « Encyclopedia of Camps and Ghettos, 1933-1945 » présente plus de 42 500 sites qui ont été utilisés par les nazis pour exploiter, persécuter, et assassiner leurs victimes.
« Mais on va encore devoir revoir ce chiffre à la hausse », explique Geoffrey Megargee, chef du projet, qui a coordonné la publication des deux premiers livres de cette série qui en compte sept. L’encyclopédie finale sera publiée en 2025.
« Vous ne pouviez pas passer dans une rue en Allemagne [pendant la guerre]… sans trouver quelqu’un qui s’y trouvait retenu contre sa volonté », dit Megargee, s’exprimant en amont de la Journée internationale dédiée au souvenir des victimes de l’Holocauste.

Pour Megargee, le décompte de ces sites a représenté l’un des défis principaux du projet. Par exemple, certains camps ont changé de destination à travers le temps et cela a été également le cas pour les maisons closes.
Pour plus de prudence, les sites comme ceux-là ont été comptés une fois seulement. Les chercheurs se sont aussi efforcés de compter les dizaines de milliers de sous-camps.
Pour que les chercheurs puissent conclure qu’un site avait bien existé, il a été impossible de ne s’appuyer que sur un témoignage individuel. Il a été dès lors impératif de recueillir de multiples témoignages ainsi que des documents officiels pour corroborer de leur existence.
On peut s’imaginer combien de sites auront échappé à ce décompte dans la mesure où cela fait maintenant plus d’un demi-siècle que le dernier camp a été libéré.
Les registres et les témoignages écrits dans une multitude de langues ont été égarés ou détruits pendant et après la guerre, ou dissimulés par des personnes embarrassées, indifférentes ou impénitentes. Certains documents ou témoignages ont été également emportés dans la tombe de témoins ou de victimes décédées avant le nouveau millénaire.
Et pourtant, le nombre de sites de persécution découverts représente huit fois le chiffre qui avait été anticipé par les spécialistes de l USHMM — qui est à l’avant-garde de la recherche sur l’Holocauste.
Peut-être toutefois n’aura-t-il été possible d’atteindre ce chiffre grâce au temps qui est passé – ce temps qui aura apporté au projet un élément auquel personne ne s’attendait.
Des squelettes dans le placard
Lorsque Hermann F. Weiss a décidé de se pencher sur le passé de sa famille en 2001, ses frères et sœurs l’ont désapprouvé. Son frère lui a dit que suffisamment de choses avaient déjà été écrites sur l’Holocauste. Mais Weiss n’était pas d’accord.
« Ma famille était anxieuse », admet Weiss. « Elle avait peur que je découvre des choses terribles au sujet de mon père ».
Son père, que Weiss décrit comme un « complice », était un ingénieur supervisant la construction des infrastructures pour Schmidding, une entreprise de développement de missiles allemande. Weiss avait besoin de réponses. Le rôle de son père pendant la guerre le hantait.

Weiss s’était même installé en Amérique, en partie pour fuir son fardeau familial et national. Mais le poids pesant sur ses épaules n’avait pas disparu avec son passage outre-Atlantique, et il se sentait déprimé, honteux.
La seule chose que Weiss pouvait alors envisager comme réponse raisonnable était de « donner une voix aux nombreuses victimes inconnues ».
Il a donc concentré ses recherches sur la Silésie, une région qui s’étendait à la fois à travers la Pologne et l’Allemagne et qui est maintenant la République Tchèque.
C’est en Silésie que son père avait travaillé pour Schmidding et c’est aussi là-bas que, en 1944, Weiss avait passé les sept mois les plus heureux de son enfance car « il n’y avait pas de bombardements ».
Mais cette enquête sur les atrocités commises en Silésie semblait ne pas avoir de point de départ. « La plupart des historiens ne se penchent pas sur ces sites », explique-t-il, « parce qu’il y a trop peu de documents qui datent de la guerre ».
‘Ma famille était anxieuse. Elle avait peur que je découvre des choses terribles au sujet de mon père’
Après s’être intéressé à ce nombre limité de documents et aux souvenirs des survivants, Weiss a eu fréquemment recours à une pratique méprisée par ceux qui se trouvent dans l’obligation d’y recourir : le démarchage.
Par exemple, il avait lu un mémoire sur un camp de travaux forcés en Silésie qui accusait un commandant appelé Kurt Pompe d’avoir commis des actes barbares.
Weiss avait appris que le prénom du plus jeune fils de Pompe était Herbert. Il avait trouvé six Herbert Pompe dans l’annuaire allemand, et c’est la belle-fille de Kurt Pompe qui a répondu à son second appel.
La conversation a révélé un certain nombre d’éléments, notamment le lieu et la date du décès de Kurt Pompe.
Ce qui a permis à Weiss de dévoiler le dossier de dénazification de Pompe, qui a montré que les Américains n’avaient pas eu conscience des crimes perpétrés par ce dernier.
Weiss a fait paraître le rapport dans une publication de Yad Vashem et, dans des termes beaucoup plus brefs, dans l’encyclopédie, dans les entrées concernant les camps où Pompe avait commis ses crimes.

« Les entrées dans l’encyclopédie doivent être condensées », explique Weiss, avec un peu de regret dans la voix.
Les recherches de Weiss l’ont aidé à créer environ deux douzaines d’entrées dans les sept encyclopédies concernant des camps de travaux forcés en Silésie. Avant qu’il ne s’intéresse à ce sujet, peu d’informations étaient publiées sur ces sites.
Six d’entre eux, en fait, n’avaient jamais été cités et ont été découverts par Weiss.
Et pourtant, certains des souvenirs les plus indélébiles que conservera Weiss du cours de sa recherche n’ont pas leur place dans l’encyclopédie.
‘Leur non-signification apparente signifiait précisément beaucoup’
Par exemple, lors d’un voyage en Silésie, Hermann Weiss a découvert un site de persécution qui n’avait pas été révélé tel qu’il aurait dû l’être quelques jours après l’arrivée des troupes soviétiques.
Les témoignages des villageois lui ont permis de trouver six tombes non marquées, où trois Polonais et trois Juifs assassinés avaient été enterrés. Quatre monticules étaient encore visibles. Mais l’encyclopédie n’a pas été créée pour raconter cette histoire.
Et, comme le spectre planant sur lui du travail de son père, ce genre d’expériences l’a rongé.
« Leur non-signification apparente », dit Weiss, « signifiait précisément beaucoup ».
Dîner avec un assassin
Katherina von Kellenbach a grandi en s’appelant Alfred Ebner « mon oncle ». Et pourtant, quand la famille s’est trouvée rassemblée en présence d’Ebner, après la Seconde Guerre mondiale, von Kellenbach avait été mal à l’aise.
C’est Ebner qui avait été responsable de l’orchestration de l’extermination de plus de 20 000 Juifs à Pinsk, dont le ghetto était constitué à 86 % de femmes et d’enfants.
Ces meurtres, il les avait aussi réfléchis et dirigés. Après la guerre, lorsque les tribunaux avaient poursuivis les nazis les plus éminents, Ebner avait bénéficié d’une certaine clémence, atteint, selon les diagnostics, d’une forme de démence.
Mais à la table familiale, il avait semblé aller parfaitement bien, selon von Kellenbach.
En fait, les autres membres de la famille considéraient Ebner comme une victime, que c’était lui qui avait souffert en raison d’accusations infondées.

Les tribunaux ayant pris la décision de considérer Ebner comme irresponsable et la Biélorussie n’ayant pas entrepris de dénazification ni de recensement des atrocités commises, c’est von Kellenbach qui s’est engagée à mener l’enquête.
En 1999, elle a commencé à se pencher sur le passé de son oncle, visitant les archives de Yad Vashem pour collecter des données sur Pinsk. Mais de nombreux documents étaient écrits en hébreu ou dans d’autres langues qui lui étaient étrangères.
Elle s’est rendue compte qu’elle avait besoin d’aide. Quand elle a appris l’existence d’un survivant de Pinsk qui pourrait lui être utile, elle a d’abord hésité.
« C’était dur d’appeler un survivant et de lui dire : ‘Je suis la nièce d’Alfred Ebner,' » explique-t-elle. Mais c’est pourtant ce qu’elle a fait et, pendant deux jours, elle et le rescapé de Nahum Boneh ont pris place autour de la table de cuisine de ce dernier avec tous les documents qu’il avait, soulevant le voile sur les crimes commis par Ebner.
Pendant des années, von Kellenbach a travaillé pour sauver des documents d’archives dans les pays étrangers, se livrant de temps en temps à des opérations de recherche clandestines.
Dans la mesure où les autorités n’auraient jamais autorisé une enquête sur Pinsk, elle a prétendu rechercher ses partisans. Ce qui lui a ouvert l’accès aux informations qu’elle recherchait.
Sa famille a d’abord considéré son travail avec hostilité.
Mais la recherche – documentée – a fini par amoindrir la crédibilité d’Ebner au sein de sa famille. La plupart de ses proches ont cessé de protester contre son travail, même si les enfants d’Ebener continuent à considérer que leur père était « un homme bon, qui a aidé de nombreuses personnes », dit von Kellenbach.
Au cours d’une session de recherche, von Kellenbach a découvert des écrits dans lesquels un agent de police placé sous le commandement de son oncle déplorait de ne pas savoir s’il devait tuer un enfant avant sa mère, et vice versa.
Elber avait orchestré les meurtres de 7 000 personnes ce jour-là.
Le temps est de notre côté
Les chercheurs proviennent tous d’horizons très diversifiés. Tandis que le projet repose sur des historiens universitaires, il réunit également des chercheurs ayant survécu à l’un des 42 500 sites répertoriés ainsi que les descendants de survivants.
Hannah Fischthal, par exemple, s’est mise en quête des sites où ses oncles avaient été emprisonnés. Son travail a aidé à rectifier des inexactitudes.
Karwin était un camp où son oncle avait été emprisonné. Ce lieu avait toujours considéré comme un camp destiné aux prisonniers de guerre, car c’est ainsi qu’il avait été caractérisé dans un film documentaire retraçant le parcours d’un prisonnier italien.
Mais Fischthal a réussi à prouver que Karwin était, en fait, un camp destiné majoritairement aux Juifs. Les données ont été corrigées et les victimes juives ont été récemment honorées par la pose d’une plaque sur le site.
Certains chercheurs trouvent des camps de la même manière que les paléontologues traquent les traces des dinosaures.
Maintenant que la technologie est disponible, l’archéologue Caroline Sturdy a mené des recherches au radar géologique à proximité d’Adampol, où elle a découvert des preuves enterrées qui corroboraient des témoignages antérieurs. Elle a ainsi pu en tirer de nouvelles conclusions.

Martin Dean, qui a travaillé comme éditeur de l’encyclopédie avant de quitter le musée et la projet à la fin de l’année 2016, avait été à l’origine employé comme enquêteur sur les crimes de guerre à Scotland Yard.
Dean avait passé des années à construire des dossiers contre leurs auteurs, mais n’était parvenu à rassembler que des conclusions frustrantes – certains anciens nazis avaient été épargnés en raison d’un état de santé médiocre et d’autres étaient morts avant de passer devant la justice.
Tandis que l’expertise de Dean s’était trouvée restreinte par les tribunaux lorsqu’il officiait en tant qu’enquêteur, les connaissances qu’il avait acquises ont aidé à corriger les dossiers d’un grand nombre de sites de persécution, dont environ 300 ghettos qui n’avaient jamais été documentés avant ce projet.
Le casseur de Bunker
A environ 14 kilomètres au nord de Munich se trouve la ville d’Unterschleissheim. La zone entière a servi comme site de persécution, et c’est le chercheur Max Strnand qui a aidé à collecter des données sur l’usine de Lohhof flax-retting, où se trouvait ce camp.
A part le camp, explique Strnand, il n’y avait pas grand-chose à Unterschleissheim pendant la guerre. Dans la ville, se trouvaient une ligne ferroviaire, un entrepôt et une tour, qui existent tous encore aujourd’hui : la gare se situe au bas de la rue où se trouvent l’entrepôt et la tour, maintenant bordée de panneaux de publicité modernes, à l’intérieur d’un complexe fermé à clé.
Parce que la terre n’était pas exploitée, les Nazis ont fait venir des esclaves juifs et des prisonniers de guerre pour cultiver du lin. Les fibres prélevées sur les tiges étaient alors amenées à l’entrepôt, où elles étaient stockées comme matière première pour fabriquer du linge de maison.

Avant Strnand, personne n’avait pu raconter l’histoire du camp d’Unterschleissheim. Mais Strnand a pu en reconstituer patiemment l’histoire entière, dont des information sur les prisonniers, qui étaient au nombre de 200.
« Nous ne savons pas si des gens ont été exécutés ici. En revanche, il y a eu beaucoup d’accidents », explique Strnand.
Il note toutefois que seuls des prisonniers Juifs venus à Unterschleissheim ont pu survivre à la guerre, les Juifs de ce camp étant habituellement envoyés directement dans les camps d’extermination comme Treblinka ou Sobibor.
‘Nous ne savons pas si des gens ont été exécutés ici. En revanche, il y a eu beaucoup d’accidents’
« Ce sujet concerne tous ceux qui vivent ici », dit Strnand, qui voit dorénavant son livre consacré à Lohhof utilisé lors des cours d’histoire dans les écoles.
Avant sa publication, la majorité des habitants de la ville ignorait qu’un camp avait existé.
Selon la directrice de la culture de la municipalité, Daniela Benker, il serait prévu d‘ériger un site de commémoration d’ici 2018. Mais dans la mesure où les structures de l’ancien camp sont une propriété privée, l’objectif est de construire un mémorial ailleurs – peut-être à la gare, en bas de la rue – où le public pourra le voir.
Tandis que Strnand observait le site depuis l’extérieur, un camion s’est approché du complexe et le portail s’est ouvert.
Il a suivi le camion à l’intérieur et a trouvé un électricien qui terminait sa journée. Strnand s’est présenté et a demandé la permission de visiter le terrain. L’électricien a extrait de sa poche une clé qui a ouvert un hangar, un ancien bunker nazi.
Le bunker ressemblait un entrepôt typique de stockage : le toit renforcé qui assurait auparavant une sécurité face aux éventuels bombardements était encore visible.
Mais c’est l’effet de surprise qui a toutefois dominé les sentiments de Strnand. Le chercheur, qui en savait davantage sur le camp que n’importe qui d’autre, voyait l’intérieur de ce hangar pour la toute première fois.
Même les experts découvrent encore des faits nouveaux sur les histoires cachées de l’Holocauste.
Un travail sans fin
La vérité, c’est qu’il restera beaucoup de choses inconnues concernant les victimes ou les lieux qui ont été utilisés par les Nazis pour déshumaniser les gens et assassiner en toute impunité.
Mais l’encyclopédie dans son ensemble est le plus grand effort de documentation jamais entrepris, répertoriant de nombreux sites et comprenant autant de témoignages que possible.
Lorsque cet ouvrage phénoménal sera achevé, en 2025, un grand nombre des chercheurs continueront toutefois leur mission de révélation des atrocités nazies.
‘Je continue à collecter. Je continue à m’intéresser’
Après que Hermann Weiss ait terminé de corriger le dossier sur Kurt Pompe, le nazi de Silésie, il s’est intéressé à ceux d’autres criminels qui n’avaient jamais été traduits devant la justice.
Weiss, grâce aux témoignages de centaines de personnes, est remonté jusqu’à un homme appelé Hauschild, l’un des criminels les plus sadiques de la région de Silésie. Malgré les récits et les accusations soulevées contre Hauschild, l’homme reste un grand mystère aux yeux de Weiss, qui ne parvient pas à le lier à une organisation nazie particulière, échouant donc à condamner l’homme avec précision.
« Je continue de collecter. Je continue à m’intéresser », explique Weiss. « C’est un exemple qui montre comment tant de choses relatives à la Shoah pourraient rester inconnues pour toujours… L’encyclopédie servira de base pour de nouveaux travaux ».
Noah Lederman est l’auteur du livre‘A World Erased: A Grandson’s Search for His Family’s Holocaust Secrets,’ qui sera publié le 7 février par Rowman & Littlefield.
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