Israël en guerre - Jour 432

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Analyse

Les juges de la Haute cour ou le gouvernement ? À qui la primauté constitutionnelle

Tout en semblant défendre leur droit au réexamen, les magistrats ne semblent pas convaincus que les dégâts entraînés par la loi sur la "raisonnabilité" justifieront son rejet

Jeremy Sharon

Jeremy Sharon est le correspondant du Times of Israel chargé des affaires juridiques et des implantations.

La présidente de la Cour suprême Esther Hayut lors d'une audience sur les recours déposés contre la loi du "caractère raisonnable" du gouvernement, à la Cour suprême de Jérusalem, le 12 septembre 2023. (Crédit :  Debbie Hill/POOL/AFP)
La présidente de la Cour suprême Esther Hayut lors d'une audience sur les recours déposés contre la loi du "caractère raisonnable" du gouvernement, à la Cour suprême de Jérusalem, le 12 septembre 2023. (Crédit : Debbie Hill/POOL/AFP)

C’est un drame juridique de premier ordre qui s’est déroulé devant la Haute cour de Justice, mardi, alors que les 15 magistrats de la plus haute instance judiciaire d’Israël et des avocats favorables ou défavorables à la loi très controversée limitant l’usage, par les tribunaux, de la notion de « raisonnabilité » pour procéder au réexamen des décisions gouvernementales et ministérielles – une législation qui a été adoptée par le gouvernement en juillet – se sont exprimés dans la salle d’audience.

Les deux parties ont avancé des arguments qui sont allés au cœur de la nature et de la problématique constitutionnelles du pays.

Les tensions n’ont cessé de monter en puissance pendant cette session-marathon qui a duré plus de 13 heures. Cela a été le cas lorsque le député Simcha Rothman, président de la Commission de la Constitution, du Droit et de la Justice à la Knesset, a admonesté le tribunal en le qualifiant « d’oligarchie » dépourvue de tout droit de s’opposer à la volonté exprimée par la majorité.

Mais des mots durs ont aussi été échangés quand l’avocat qui défendait le gouvernement a cherché à nier la valeur juridique de la Déclaration d’Indépendance, afin de réfuter les arguments avancés par les plaignants qui affirment notamment que la Cour a le droit, dans des circonstances extrêmes, d’annuler certaines parties de l’arrangement constitutionnel mis en place en Israël.

Il y avait deux questions au centre du débat : La Haute cour peut-elle réexaminer les Lois fondamentales, quasi-constitutionnelles en Israël, dont la loi sur la dite « raisonnabilité » ? La législation répond-elle aux exigences définies par la Cour en matière d’invalidation, ce qui permettrait à cette dernière d’affirmer qu’elle porte un coup mortel à la démocratie israélienne et que les juges sont en droit de la rejeter ?

De nombreux magistrats ont indiqué, dans leurs questions et aussi dans leurs propos plus généraux, qu’ils étaient fondamentalement en désaccord avec l’affirmation faite par le gouvernement que le tribunal se trouvait dans l’incapacité d’intervenir dans les Lois fondamentales israéliennes. Ils ont ainsi demandé à plusieurs occasions si la Knesset était, pour sa part, en droit d’adopter des lois manifestement anti-démocratiques sans que ces dernières ne puissent faire l’objet d’un réexamen judiciaire.

En même temps, les juges conservateurs, au sein du tribunal, se sont montrés plus hésitants face aux arguments avancés par leurs collègues plus libéraux, et ils ont fortement mis en doute la thèse avancée par les plaignants qui ont déclaré qu’il y avait une source à l’origine de la capacité de la Cour à invalider une législation de nature constitutionnelle.

Mais malgré ce qui a paru être le positionnement de la majorité des magistrats – à savoir que la Cour est effectivement en droit de rejeter une loi de ce type – même les juges les plus centristes et les plus libéraux ont affiché leur scepticisme face à un éventuel rejet de la loi sur la « raisonnabilité », paraissant clairement douter du fait que cette dernière puisse porter de graves atteintes à la démocratie israélienne – des atteintes d’une telle gravité que ces dommages justifieraient son invalidation.

La présidente de la Cour suprême, Esther Hayut, a semblé – des propos révélateurs – verser de l’eau froide sur l’idée d’utiliser un outil « interprétatif » pour redéfinir la loi de sorte à ce qu’elle ne s’applique pas dans certaines circonstances, réduisant ainsi de potentiels dégâts. Elle a noté qu’une telle initiative transformerait le tribunal en organe législatif.

Des Israéliens regardent une diffusion en direct de l’audience, à la Haute cour, sur les requêtes soumises contre la loi sur la « raisonnabilité » du gouvernement, au musée de Tel Aviv, le 12 septembre 2023. (Crédit : Miriam Alster/Flash90)

Les limites de l’autorité

La querelle sur l’autorité de la Cour a atteint son paroxysme pendant une intervention de l’avocat Ilan Bombach, qui représentait le gouvernement.

Bombach s’efforçait alors de réfuter l’argument avancé par Hayut, dans son avis juridique écrit sur la Loi de l’État-nation, en 2021, quand elle avait estimé que la Haute cour était en mesure de rejeter une Loi fondamentale si cette dernière sapait le caractère démocratique ou le caractère juif d’Israël – ou qu’elle leur faisait courir un danger mortel.

Elle avait basé cette réflexion sur la Déclaration d’Indépendance de 1948 et sur « le poids constitutionnel », selon elle, de cette dernière. La Déclaration d’Indépendance avait établi la nature d’Israël en tant qu’État juif et démocratique et elle avait également donné des instructions en vue de la formulation d’une Constitution – une tâche qui n’avait jamais été terminée et qui avait finalement été abandonnée en 1950 en faveur des Lois fondamentales, adoptées de manière fragmentée.

« Est-ce concevable que des personnes qui n’ont jamais été élues, ces 37 personnes, ces membres du Conseil provisoire [qui avaient signé la Déclaration d’Indépendance], aient créé, à leur corps défendant, un document pour nous, un document appelé Constitution, qui exercerait des contraintes sur toutes les générations d’après ? C’est impensable », a affirmé Bombach.

Hayut et les magistrats Alex Stein et Yechiel Meir Kasher lui ont immédiatement répondu, lui demandant avec insistance où avait été établi, selon lui, le droit de la Knesset à légiférer des Lois fondamentales.

Quand l’avocat a mentionné un verdict historique qui avait été émis en 1950, Stein a répondu sur le ton de la plaisanterie, disant que « l’État n’a pas été établi par la décision Harari, il a été établi par la Déclaration d’Indépendance », faisant référence à la mission constitutionnelle énoncée dans le document pour l’État naissant.

Le juge Uzi Vogelman est également intervenu, disant que le gouvernement cherchait à gagner sur tous les plans.

D’un côté, a noté Vogelman, le gouvernement affirme que la Déclaration d’Indépendance n’a aucun poids constitutionnel mais en même temps, il semble prétendre que la nature constitutionnelle des Lois fondamentales – une nature octroyée par l’appel lancé dans la Déclaration d’Indépendance à élaborer une Constitution, et par la décision Harari qui avait suivi – signifie que la Haute cour n’est pas en droit d’invalider ce type particulier de législation.

Les magistrats David Mintz et Noam Sohlberg, pour leur part, ont néanmoins fait part de leur scepticisme, doutant ouvertement du fait que la Cour détienne cette autorité en réalité, en réponse aux arguments avancés par Aner Hellman, qui représentait la procureure-générale (qui a appelé, dans une soumission à la Cour, à invalider la loi sur la « raisonnabilité »).

Ainsi, à un moment, Sohlberg a cité des propos qui avaient été tenus par l’ancien président de la Cour suprême Aharon Barak, salué ou honni pour son activisme judiciaire accru – un activisme qui avait commencé lorsqu’il avait statué que les Lois fondamentales avaient une valeur constitutionnelle, dans les années 1990. Sohlberg a fait remarquer que Barak avait également indiqué que la Haute cour ne pourrait rejeter une Loi fondamentale en raison de son caractère inconstitutionnel que lorsque le pays se serait doté d’une Constitution digne de ce nom.

Il a paru également s’opposer à l’argument avancé par Stein, qui avait estimé que la Déclaration d’Indépendance pourrait être utilisée pour justifier l’invalidation d’une Loi fondamentale.

« Nous devons rester fidèles à l’Histoire, [David] Ben Gurion a explicitement dit que le pouvoir octroyé par la Déclaration d’Indépendance ne pouvait pas être utilisé pour rejeter des lois », a affirmé Sohlberg.

La présidente de la Cour suprême Esther Hayut avec d’autres juges lors de l’audience sur la loi sur la « raisonnabilité » à la Cour suprême de Jérusalem, le 12 septembre 2023. (Crédit : Yonatan Sindel/Flash90)

Mintz a apporté son soutien à son collègue conservateur.

« En faisant référence à la Déclaration d’Indépendance, vous êtes en train de créer quelque chose à partir de rien du tout, il n’y a aucune autorité induite par la Déclaration d’Indépendance », a dit Mintz.

Et Hayut, avec d’autres juges, a aussi posé des questions difficiles aux plaignants, leur demandant si la loi restreignant l’usage de la notion juridique de « raisonnabilité » était si nocive pour les principes démocratiques que la Cour serait en mesure de justifier le rejet d’une Loi fondamentale.

« On ne peut pas annuler une Loi fondamentale tous les quatre matins. Il doit y avoir un coup mortel porté aux bases de l’État en tant que pays démocratique », a maintenu Hayut.

Stein, avec la magistrate Daphna Barak-Erez, s’est interrogé sur l’existence potentielle d’autres outils juridiques qui, dans le droit administratif, pourraient être utilisés pour assouplir les limites rigoureuses placées par la législation sur l’utilisation de la « raisonnabilité ».

Et tout en reconnaissant les dégâts induits par la loi, Kasher s’est demandé si cette notion juridique pouvait en elle-même être considérée comme aussi cruciale pour les standards démocratiques que le sont les élections libres, l’indépendance du système judiciaire et le principe de la séparation des pouvoirs.

La présidente de la Cour a toutefois fait part de son mécontentement face aux dommages, a-t-elle dit, qui ont été entraînés par la Loi sur la « raisonnabilité », une législation qui a été adoptée au mois de juillet – faisant remarquer qu’il y a « des milliers de décisions individuelles prises par les ministres qui affectent d’une manière ou d’une autre le quotidien des citoyens », ajoutant que ces citoyens ne pourront dorénavant plus avoir recours à un outil déterminant qui les protégeait face aux décisions arbitraires qui sont susceptibles d’être prises par les ministres.

Elle a aussi signalé que même si la Knesset et le gouvernement affirment que le gouvernement et ses ministres sont toujours tenus d’agir « de manière raisonnable », cette obligation allait rester lettre morte en l’absence d’un mécanisme coercitif.

« Vous convenez du fait qu’il y a une loi mais il n’y a plus de juge pour la faire respecter », a dit Hayut.

Vogelman s’est montré plus véhément encore.

Me Ilan Bombach arrivant à une audience sur les recours déposés contre la loi du « caractère raisonnable » du gouvernement, à la Cour suprême de Jérusalem, le 12 septembre 2023. (Crédit : Yonatan Sindel/Flash90)

« Cette loi est conçue de manière à libérer le gouvernement de toute perspective de réexamen judiciaire. C’est un fait simple », a-t-il dit.

Et Isaac Amit, magistrat, a reconnu qu’il était profondément inquiet face à la loi sur la « raisonnabilité » et face à d’autres mesures actuellement en préparation.

« Une démocratie s’éteint un petit pas après l’autre », a-t-il averti.

Le juge à la Cour suprême Yitzhak Amit, à droite, s’exprime pendant une audience consacrée à la loi sur la « raisonnabilité » aux côtés de la présidente de la Cour, Esther Hayut, le 12 septembre 2023. (Capture d’écran : GPO)

« Élite privilégiée »

Mais cela a été l’échange acrimonieux entre Rothman et les juges de la Haute-cour, notamment Hayut, qui a illustré la crise constitutionnelle qui a balayé le pays dans le cadre du plan de refonte du système judiciaire avancé par le gouvernement et de l’adoption de la loi sur la « raisonnabilité ».

Le député de Hatzionout HaDatit a qualifié la Cour « d’élite privilégiée » au « régime oligarchique » et il a affirmé que dans cette mesure, les seuls droits que seraient susceptibles de protéger les juges étaient les leurs, ajoutant que le tribunal était lui-même en situation de conflit d’intérêt, le dossier portant « sur l’honneur, le statut et l’autorité » des magistrats.

« Nous ne sommes pas en train de nous occuper de notre honneur ou de notre statut, nous sommes en train de nous occuper de l’intérêt public – de la question de savoir si, oui ou non, nous aurons les mains liées pour venir en aide aux citoyens », a répondu sèchement Hayut. « Il est honteux que vous ayez recours au concept d’honneur ».

Rothman, dans son intervention qu’il avait préparée en amont tout comme dans ses réponses aux magistrats, a rejeté tout droit de la Haute-cour de réexaminer les Lois fondamentales, insistant sur le fait que « dans une démocratie, c’est le peuple qui est souverain ». Il a affirmé que si la Cour devait s’interposer face à la législation sur la « raisonnabilité », alors elle piétinerait la capacité des Israéliens à exprimer leur opinion et à changer les lois qui orientent leur vie, ainsi que la capacité des citoyens à déterminer comment le gouvernement doit être dirigé.

Alors qu’il lui était demandé si la Cour serait encore dans l’incapacité d’intervenir si, par exemple, la Knesset approuvait une loi interdisant aux Arabes de voter ou prévoyant que les élections n’auraient lieu que tous les dix ans, Rothman s’est contenté de répondre que si un gouvernement est amené à faire des erreurs, il en paie alors le prix dans les urnes en se faisant remplacer.

Des personnes regardant la diffusion en direct du député Simcha Rothman s’exprimant lors d’une audience de la Haute Cour sur les recours déposée contre la loi du « caractère raisonnable » du gouvernement, à Tel Aviv, le 12 septembre 2023. (Crédit : Miriam Alster/Flash90)

Rothman a essentiellement fait part de sa conviction, qui est aussi la conviction du gouvernement actuel, que l’exécutif doit avoir entre les mains un pouvoir sans restriction de manière à exprimer au mieux la volonté de la majorité tandis que Hayut a insisté sur le fait qu’une démocratie réelle ne peut exister que si les droits du public tout entier, pas seulement ceux de la majorité, sont protégés à tout instant – deux points de vue hautement symboliques de la crise constitutionnelle que traverse actuellement Israël.

Qui gouverne ?

Il semble relativement probable qu’une majorité de juges, au sein de la Haute-cour, estime que si une législation porte suffisamment atteinte à la démocratie dans le pays, un rejet de cette dernière serait justifié – même si ce point de vue n’est pas unanime.

Mais malgré l’importance accordée par Hayut elle-même et par certains de ses collègues à la notion juridique de « raisonnabilité », il a semblé y avoir un certain scepticisme qui a régné parmi les magistrats – un scepticisme qui pourrait indiquer que rejeter cette loi spécifique pourrait être une initiative trop radicale pour la plus haute instance judiciaire d’Israël.

Et les propos tenus par la présidente du tribunal – qui s’est dite inquiète à l’idée de prendre la place des députés ou, plus précisément, à l’idée d’endosser le rôle de la Knesset en tant qu’autorité constitutionnelle – semblent exclure la possibilité, pour la Cour, d’utiliser son outil d’interprétation pour réduire la portée de la loi.

Le tribunal pourrait décider, à la place, de renvoyer le texte devant la Commission de la Constitution pour de nouvelles délibérations – une décision qui, elle aussi, serait considérée comme radicale – s’abstenant, de cette manière, de l’invalider.

Hayut pourrait aussi simplement rédiger un avis juridique réaffirmant le droit, pour la Cour, de procéder au réexamen judiciaire des Lois fondamentales, avis dans lequel elle refuserait aussi d’intervenir dans la loi sur la « raisonnabilité », au moins tant que l’impact réel de la législation ne commencera pas à se faire ressentir.

L’issue finale de l’audience est difficile à déterminer et il faudra des semaines, voire des mois, avant que la Cour n’émette son verdict. (Hayut prendra sa retraite au mois d’octobre et elle ne pourra intervenir dans les dossiers encore en cours que pendant une période de trois mois – ainsi, la Cour devra, bon gré mal gré, respecter une échéance fixée au mois de janvier).

Mais il n’y a aucun doute sur la nature historique de l’audience qui a eu lieu mardi, ni sur le fait qu’elle a reflété un schisme gigantesque au sein du corps politique sur la question de la nature de la démocratie et sur la question du mode de gouvernance au sein de l’État juif.

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