L’ex-rédacteur en chef de Bild à propos du document divulgué : C’est le rôle d’un journaliste de publier des informations secrètes
"Quand on vous donne un document, c'est dans un but", explique Kai Diekmann qui évoque la position unique du journal envers Israël et son importante rencontre avec Netanyahu
La semaine dernière, Eli Feldstein, un collaborateur du Premier ministre Benjamin Netanyahu, a été inculpé par les procureurs israéliens pour avoir, semble-t-il, divulgué au mois de septembre un document qui était hautement confidentiel sur les priorités et les tactiques employées par le Hamas dans le cadre des négociations sur la remise en liberté des otages, dans le cadre du scandale sur le vol de documents sécuritaires qui a ébranlé le cabinet du Premier ministre, ces dernières semaines.
Le document avait été transmis au journal allemand Bild.
Ce tabloïd pro-israélien est connu pour ses reportages osés sur les scandales politiques et sociaux et pour son utilisation de grandes images – son nom signifie d’ailleurs « image » en allemand. Le journal a largement attiré l’attention, faisant l’objet d’un examen minutieux dans les cercles centristes et de gauche en particulier, en raison de ses reportages clivants et d’accusations portant notamment sur des violations de droit à la vie privée.
Néanmoins, en raison de sa popularité – le million environ d’abonnements payants de Bild font du journal le plus grand quotidien d’Allemagne et l’un des plus largement diffusés dans le monde – les hommes politiques allemands et internationaux s’adressent régulièrement à lui. En ce qui concerne la question d’Israël, toutefois, la publication est unique : Tous les contrats de ses employés, y compris ceux de ses journalistes, comportent une clause les obligeant à soutenir les droits les plus vitaux du peuple israélien.
Kai Diekmann a été rédacteur en chef de Bild de 2001 à 2015 – c’est lui qui est resté le plus longtemps à ce poste dans toute l’histoire du journal, qui a été créé il y a 72 années – après avoir commencé sa carrière en 1985, en tant que journaliste stagiaire. Après avoir pris sa retraite, Diekmann a fondé une agence de relations publiques, où il travaille toujours. Il vit à Potsdam avec sa femme et ses quatre enfants.
Dans une interview en langue allemande qui a été accordée au Times of Israel, Diekmann explique clairement qu’il considère la publication du document provenant des services de renseignement militaire comme faisant partie intégrante du travail mené habituellement par le journal (« le métier de journaliste est le métier des indiscrétions », note-t-il). Il évoque ses nombreuses années d’interactions avec Netanyahu (il avait notamment donné au Premier ministre les plans d’Auschwitz qui avaient été élaborés par les nazis, des plans découverts de manière sensationnelle), et il explique pourquoi la clause pro-israélienne qui est présente dans les contrats proposés par Bild lui paraît « plus importante que jamais ».
L’interview suivante a été modifiée par souci de brièveté et de clarté.
Le Times of Israel : Bild est bien connu pour son soutien sans faille à Israël – tout comme vous. Pourquoi ?
Dès l’école, j’étais très intéressé par la responsabilité particulière de l’Allemagne à l’égard d’Israël. J’ai toujours trouvé contradictoire que, d’une part, les professeurs nous enseignent l’existence d’une forme de culpabilité collective allemande pour les crimes [nazis] qui avaient été commis au nom de l’Allemagne et que, d’autre part, les mêmes professeurs manifestent dans les rues avec des écharpes aux couleurs palestiniennes.
L’éditeur Axel Springer a construit ce qui est aujourd’hui la plus grande maison d’édition de journaux d’Europe – qui comprend également Bild – et il a pris la décision d’exiger de ses journalistes un positionnement clair sur la réconciliation avec le peuple juif, avec aussi une prise de position en faveur de l’État d’Israël. C’est ce qui m’a séduit dans cette maison d’édition.
Personnellement, je ne crois pas à la culpabilité collective – mais je crois, en revanche, à l’idée de responsabilité collective. La maison d’édition a assumé cette responsabilité et j’ai fait de mon mieux moi-même pour l’assumer jusqu’à aujourd’hui.
Depuis 1967, tous les employés de Springer, y compris ceux qui travaillent pour Bild, ont une clause dans leur contrat qui stipule qu’ils s’engagent à « œuvrer en faveur de la réconciliation entre les Juifs et les Allemands, ce qui inclut également le soutien apporté aux droits vitaux du peuple israélien ». Qu’est-ce que cela vient faire dans les contrats des journalistes ?
La Shoah est l’ultime rupture civilisationnelle. Pour Axel Springer, il s’agissait d’une obligation morale, émotionnelle. Il voulait contribuer – un mot controversé, je sais – à la réparation, en veillant à ce que tout cela ne se reproduise jamais et en défendant le droit à l’existence d’Israël. Israël est le lieu où les survivants de la Shoah ont pu enfin se rassembler, où ils ont fondé un nouvel avenir pour eux-mêmes.
C’est la moindre des choses que l’on puisse attendre de la part de l’Allemagne : qu’elle se sente investie d’une responsabilité particulière à l’égard de cet État juif. Axel Springer a lui-même connu le national-socialisme et il s’est senti personnellement responsable.
Il travaillait pour un journal qui diffusait de la propagande nazie. L’un de ses proches confidents était Ernst Cramer, juif allemand qui deviendrait plus tard président de la Fondation Axel Springer. D’anciens nazis de haut rang ont également travaillé avec lui.
Je n’ai jamais eu l’occasion de lui demander personnellement pourquoi il s’entourait de certaines personnes ; Springer est mort avant que je commence à y travailler. Le fait que l’État allemand ait eu du mal à dire, après 1945, qui était à blâmer et qui ne l’était pas a été vécu non seulement dans les médias, mais aussi au sein de nombreuses institutions. Quand on n’a pas soi-même été dans cette situation, il est difficile de dire « Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? »
A titre personnel, je trouve impressionnant qu’Axel Springer l’ait pris pour un échec personnel et, par conséquent, ait fait tout ce qui était en son pouvoir pour faire en sorte que son entreprise ne laisse plus une chose comparable à la Shoah se reproduire.
D’autres journaux n’ont pas de clause contractuelle concernant Israël. Que répondez-vous à ceux qui disent qu’elles donnent lieu à une couverture partiale ?
C’est un non-sens absolu. Heureusement, les journaux sont des institutions capables de décider des directives et d’exiger qu’elles soient suivies par les journalistes.
Cela ne veut pas dire que Bild ne soit pas capable de critiquer le gouvernement Netanyahu. Il y a beaucoup de choses à critiquer. A commencer par d’importants différends sur la refonte judiciaire. Je trouve par ailleurs intolérable qu’une grande partie de la société israélienne – les ultra-orthodoxes – ne soit pas tenue d’apporter sa contribution de poids à la défense du pays.
La clause en question porte sur des aspects fondamentaux : la remise en cause du droit d’Israël à exister, ça c’est fondamental. Et là, nous disons non.
En tant que rédacteur en chef, avez-vous déjà dû renoncer à publier quelque chose sur Israël à cause de la position du propriétaire de la publication ?
Non, au contraire. Le fait d’avoir ce principe ne veut pas dire que je vais supprimer ou dissimuler des choses. Lorsque [l’ex-Premier ministre] Ehud Olmert a été jugé ou que [l’ex] président [Moshe] Katsav est allé en prison, nous en avons parlé sans nous poser de question.
Nous avons aussi d’autres dispositions. Depuis le 11 septembre, nous avons ajouté à nos principes une clause de solidarité avec les États-Unis. Cela ne veut pas dire que Bild ne critique pas ce que fait l’administration Biden ou ce que l’administration Trump fera. Je n’ai jamais eu le sentiment que les principes auxquels j’adhérais avec enthousiasme m’empêchaient de faire mon travail de journaliste.
Alors, tous les médias devraient-ils faire signer à leurs employés une pareille clause ?
A chaque média de faire comme bon lui semble. Si on considère d’autres médias allemands, comme le taz [Die Tageszeitung], le Frankfurter Allgemeine ou le Süddeutsche, on sait à quelle position s’attendre. Chez Bild, c’est écrit noir sur blanc.
Cette clause est-elle toujours justifiée ?
Elle est plus importante que jamais. Je n’aurais jamais imaginé que je ferais à nouveau l’expérience d’une telle vague d’antisémitisme. Même à Berlin.
Je me trouvais aux Émirats arabes unis le jour du 7 octobre, et j’y ai rencontré des touristes israéliens qui déambulaient avec leur kippa et se rendaient dans des restaurants casher. Le même jour, à Berlin, on conseillait aux touristes israéliens de ne pas faire état de leur identité dans certains quartiers de la ville, de peur que leur sécurité en pâtisse. Quel monde tordu !
J’estime qu’il est nécessaire de soutenir Israël aujourd’hui, au moment où tant de personnes s’en détournent, que le secrétaire général de l’ONU se comporte d’une manière inqualifiable et que la Cour pénale internationale prend des décisions que je ne comprends pas.
Que pensez-vous de la couverture média du massacre du 7 octobre 2023, au cours duquel des terroristes dirigés par le Hamas ont massacré 1 200 personnes dans le sud d’Israël et fait 251 otages séquestrés dans la bande de Gaza ?
Je ne m’attendais pas à ce que les médias étrangers renversent si rapidement la situation entre auteurs et victimes de violences. Les mots choisis par Israël, pour se défendre, ont pu être effroyables et c’était terrible de voir la vitesse à laquelle les plus grands médias étaient prêts à croire la propagande des terroristes du Hamas.
Malheureusement, Israël est en train de perdre la guerre de la propagande. Raison pour laquelle, à mon sens, il est d’autant plus important que nous nous montrions solidaires avec Israël.
Saviez-vous que Bild faisait actuellement la une des journaux, en Israël, suite à la publication d’un document classifié qui aurait été divulgué pour manipuler l’opinion ?
Oui, j’ai vu ça. Le métier de journaliste est fait d’indiscrétions. Nous ne travaillons pas seulement en nous rendant à des conférences de presse. Et un journal comme Bild, qui attache beaucoup d’importance aux informations exclusives, se doit d’obtenir des exclusivités. C’est surtout un problème pour les ministères et gouvernements concernés.
Il se dit que Bild a été utilisé à des fins politiques – que les informations divulguées étaient destinées à aider Netanyahu et sa position sur l’accord pour faire libérer les otages.
Si quelqu’un, dans le milieu politique berlinois, me fait passer un papier, évidemment cette fuite sera liée à un but, à la volonté de quelqu’un de détruire quelque chose. Cela fait partie de l’activité politique et journalistique. La publication d’informations des services secrets et de documents internes au gouvernement fait partie du travail d’un journaliste.
Cela signifie aussi qu’à un moment ou à un autre, on se salit les mains.
Diekmann n’a pas souhaité commenter davantage l’incident, au motif qu’il ne connaissait pas suffisamment l’affaire dans la mesure où il ne travaillait plus pour Bild.
Vous avez rencontré Benjamin Netanyahu à plusieurs reprises. Comment cela s’est-il passé ?
Le plus mémorable, pour moi, a été la remise des plans d’Auschwitz en 2009. Jusque-là, on supposait que les nazis avaient détruit tous les documents susceptibles de les incriminer. Mais ils avaient oublié une cabane à l’intérieur de laquelle les plans étaient conservés.
À un moment donné, ils sont tombés entre les mains de la police secrète est-allemande puis, on ne sait pas trop comment, entre celles de personnes désireuses d’en tirer un bon prix. Un jour, quelqu’un s’est présenté à mon bureau avec un sac de supermarché contenant les plans, les tours de guet, en un mot, tout. Ils étaient même revêtus de la signature à l’encre bleue de Heinrich Himmler. Un très gros coup journalistique.
Mais qui était supposé rester en Allemagne.
J’ai immédiatement pensé que ces plans devaient être exposés à Yad Vashem [musée et mémorial de la Shoah à Jérusalem]. Mais le gouvernement allemand s’est emparé des plans. On m’a dit que si j’essayais de quitter le pays avec, on m’arrêterait. Nous y avons longuement réfléchi : qui ne serait pas arrêté avec ces plans ? Qui n’avait pas besoin de les faire sortir clandestinement du pays, qui pouvait venir en visite officielle ? C’est devenu on ne peut plus clair : le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu.
Nous avons ensuite procédé à la remise des documents au vu et au su de tout le monde, à l’occasion d’une grande conférence de presse à la maison d’édition Axel Springer, à Berlin. Il était important pour nous que ce soit public et non quelque chose de secret, pour bien montrer que c’était parfaitement légitime. L’épouse de Netanyahu était là, elle aussi.
Il y a eu un énorme tollé de la part des Archives fédérales allemandes. Mais j’ai reçu un appel de la chancellerie qui m’a dit qu’officiellement, il lui était impossible d’adopter une autre position que celle qui avait été prise, mais qu’elle avait apprécié le geste. Benjamin Netanyahu est sans doute le chef de gouvernement étranger que j’ai le mieux connu – mais c’est peut-être lié au fait qu’il est en poste depuis très longtemps, aussi.
Que pensez-vous de Netanyahu après tous ces entretiens ?
Je trouve que c’est un dirigeant fort dont la principale promesse à son propre pays tient à sa sécurité. Je crois que, le concernant, le 7 octobre est une catastrophe personnelle et qu’il en porte une grande part de responsabilité, parce que cela a achevé de fracturer un pays déjà clivé par de précédents débats politiques. Les forces de l’ordre étaient ailleurs. Les avertissements n’ont pas été pris au sérieux. Il a peut-être sous-estimé le Hamas, qu’il croyait sous contrôle. Et cette responsabilité sera examinée à un moment donné.
Dans le même temps, depuis le 7 octobre, il a prouvé que les terroristes pouvaient être défaits, militairement parlant. Et il réussit à maintenir des coalitions fragiles, à commencer par celles nouées avec les pays arabes. Sur ce plan, il n’a pas tout faux.
Se rendait-il souvent dans les locaux de la maison d’édition Axel Springer lorsqu’il venait en Allemagne ?
Je ne saurais le dire. Je ne l’ai vu qu’une fois dans les locaux de la maison d’édition Axel Springer, puis à nouveau en 2016, lorsque j’ai inauguré l’exposition avec Yad Vashem, « 100 œuvres sur la Shoah », avec Angela Merkel l’ex-chancelière allemande]. Benjamin Netanyahu, qui était en visite d’État en Allemagne à ce moment-là, est venu.
Avait-il alors des messages à faire passer ?
Non, l’exposition portait sur les œuvres. Je pense qu’il a toujours beaucoup apprécié notre travail de commémoration et, bien sûr, la solidarité dont nous avons fait preuve. C’était on ne peut plus normal, pour le chef de gouvernement d’Israël, d’apprécier, que ce soit Netanyahu ou un autre. J’ai aussi rencontré Ehud Olmert avant, et d’autres encore.
Quelle est la force de ces contacts aujourd’hui ? C’est le rédacteur en chef adjoint de Bild, Paul Ronzheimer – qui a également écrit l’article sur la base du document divulgué – à qui Netanyahu a accordé l’une de ses rares interviews après le 7 octobre.
Quand on voit plusieurs années durant un chef de gouvernement en place depuis très longtemps, la relation est bonne, forcément. On se connaît bien et on a tendance à se faire confiance.
Un an ou deux après mon départ de Bild, Benjamin Netanyahu a voulu faire passer un message : il savait que je me trouvais en Israël parce que je venais de travailler avec Yad Vashem. Avec un collègue de Bild qui se trouvait lui aussi sur place, j’ai interviewé Benjamin Netanyahu. En tant que journaliste, il aurait été stupide de refuser.
Vous travaillez toujours en étroite collaboration avec Yad Vashem. Sur quoi ?
Oui, Yad Vashem m’a contacté au sujet des plans d’Auschwitz et demandé d’organiser un séminaire pour les journalistes germanophones. C’était en 2012, le premier séminaire pour les journalistes germanophones à Yad Vashem. Ce lieu essentiel de la mémoire de la Shoah avait du mal à entrer en contact avec les entreprises allemandes. Cet événement fut un succès et nous l’avons, depuis, reconduit à plusieurs reprises.
Un jour, Yad Vashem m’a fait comprendre que lorsque je ne serais plus chez Axel Springer, je pourrais présider le Cercle allemand de l’amitié. J’ai pris mes fonctions en 2017 et il y a de cela quelques jours, j’ai été réélu pour deux ans de plus. C’est une tâche plus importante que jamais, à l’heure actuelle.
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