L’incapacité de l’État à régler la crise du logement accroît les inégalités
La flambée des prix de l'immobilier a fait des propriétaires des millionnaires, tandis que les locataires souffrent ; des solutions existent, mais les politiciens restent de marbre
- Des manifestants protestent contre la hausse des loyers, en 2012. (Crédit : Uri Lenz/Flash90)
- Des Juifs éthiopiens manifestent pour l'égalité en matière de droit au logement le 26 juin 2017. (Yonatan Sindel/Flash90)
- Le ministre des Finances, Moshe Kahlon, visite le site d'un projet de construction de logements sociaux du programme "Mechir Lemishtaken" à Jerusalem. (Hadas Parush/Flash90)
- Daphni Leef (à droite), manifestant à Tel-Aviv pour un logement abordable, le 3 septembre 2011 (Crédit : Jorge Novominsky / Flash90)
- Des tentes sur le boulevard de Rothschild contre le prix des logements - 2 mars 2015 (Crédit : Melanie Lidman)
Le fossé entre les nantis et les autres s’est considérablement agrandi en Israël ces dix dernières années, sachant que pour deux tiers des familles israéliennes, leur principale richesse est leur domicile.
Mais il y a une bonne nouvelle : depuis la crise immobilière de 2008, la valeur de ces biens a cru de 130 % — soit plus que n’importe où en Occident. Il s’agit d’une prise de valeur impressionnante, qui fait de l’investissement immobilier un placement plus rentable qu’une assurance-vie.
La montée des prix du logement a particulièrement profité à ceux étant suffisamment aisés pour posséder au moins deux habitations, c’est-à-dire 10 % de l’ensemble des foyers du pays. Si l’une des habitations se trouve dans une zone à forte demande, alors ses propriétaires sont encore plus fortunés — même si la majorité des biens immobiliers sont achetés grâce à un emprunt.
Bien que cela semble être une bonne nouvelle, elle fait de 34 % des Israéliens des laissés-pour-compte. Ces familles payent toujours des loyers, lesquels ont augmenté de 60 % en dix ans, une hausse dont on n’entrevoit pas la fin.
Les prix du logement sont si élevés que l’OCDE, qu’Israël a rejoint en 2010, a averti que le marché immobilier du pays pourrait connaître un retour de bâton dans les prochaines années et affecter l’ensemble de l’économie.
Le taux de pauvreté en Israël est toujours le plus élevé des pays occidentaux — sans compter les États-Unis — et la nation souffre de fortes disparités, comme l’a mesuré le coefficient de Gini, qui évalue la répartition des revenus au sein d’une population. Ces écarts reposent sur le fait que certains sont nés dans une famille propriétaire d’un bien et d’autres non.

Une grande partie de ce capital a été hérité et garantit une meilleure sécurité financière aux ayant-droits, mais ces disparités ont créé une inégalité multi-générationnelle qui connaît aujourd’hui une croissance encore jamais observée.
C’est parce que le décile correspondant aux revenus les plus élevés a profité d’une hausse de plus de 3 millions de shekels (environ 750 000 euros) de la valeur de leur bien immobilier – soit 7,5 fois plus que pour le décile des revenus les plus faibles, qui n’a bénéficié que d’une augmentation de 400 000 shekels (100 000 euros) en la matière.
« Les jeunes qui héritent parviennent à acheter un appartement jeune. Ils vivent dans un meilleur endroit et peuvent se payer de meilleures écoles et études. Comme ils n’ont pas à dépenser d’argent pour se loger, ils commencent mieux dans la vie », a expliqué Yaron Hoffmann-Dishon au Zman Yisrael, la version en hébreu du Times of Israel.
Yaron Hoffmann-Dishon est chercheur au centre Adva, un think-tank basé à Tel Aviv qui se consacre aux évolutions sociales et économiques.

Le nombre élevé de propriétaires en Israël n’est pas forcément viable économiquement, a-t-il ajouté, donnant pour preuve le fait que des pays comme l’Autriche, les Pays-Bas, la France et le Danemark — où la distribution des richesses est plus équitable et le taux de pauvreté plus faible qu’en Israël — comptent moins de propriétaires.
En Allemagne, par exemple, seuls 50 % des foyers sont propriétaires de leur domicile, même si leur niveau de vie n’est pas plus faible que leurs homologues israéliens, a-t-il précisé.
« La réalité immobilière actuelle perpétue et accentue même les inégalités », dénonce-t-il. « Le nombre de propriétaires est très élevé, car il n’y a tout simplement pas d’autre choix. Cela n’est pas un signe de prospérité économique en soi, mais plutôt une caractéristique du marché immobilier ».
« Ce qui distingue Israël, c’est qu’il n’y a pas d’alternative. Il y a ceux qui arrivent à s’acheter un appartement et ceux qui ne peuvent pas et sont contraints de louer sur le marché privé, lequel est instable. Les emplacements très demandés présentent une faible offre immobilière, des abus et d’autres caractéristiques d’un marché dérégulé », décrit-il.

« La solution se trouve dans la réorganisation du marché immobilier »
L’imposition ou la construction de logements sociaux pourraient réduire ces écarts croissants. La dernière solution suscite généralement un consensus relativement large, tandis que l’idée d’augmenter les impôts effraie généralement la classe politique comme la population.
Pour l’instant, le gouvernement n’a fait qu’aggraver le problème en encourageant l’accès à la propriété via son programme de logements abordables reposant sur le tirage au sort (« Mechir Lemishtaken »), mis en place par le ministre des Finances Moshe Kahlon en 2016. Le projet a mal tourné, n’ayant pas su tenir ses promesses de construction rapide et s’avérant destiné aux classes sociales les plus riches, qui sont les seules à pouvoir participer à des loteries concernant les appartements onéreux du centre du pays.
Le revers de la médaille de la richesse immobilière est ce qu’on appelle « la crise du logement », qui se manifeste dans la façon dont les Israéliens prennent des risques financiers concernant leur logement, qu’il s’agisse du montant de leur loyer ou des échéances de leur crédit : le décile social le plus bas dépense 62 % de ses revenus pour se garantir un toit au-dessus de la tête. La classe moyenne s’en sort à peine mieux, consacrant un tiers de ses revenus au logement. Il en ressort qu’il ne reste pas assez à ces catégories démographiques pour vivre.
Hoffmann-Dishon soutient que la solution à cette crise et les inégalités qu’elle génère commence par la réorganisation du marché de l’immobilier pour qu’il inclue plus de solutions de logement à long-terme.

« Notre proposition repose sur ce qui a été fait dans plusieurs pays développés et nécessite la participation de l’État de sorte que le secteur immobilier ne soit pas du seul fait que du privé et que le secteur construise, vende et loue aux côtés d’organismes publics », a-t-il expliqué.
D’après un document du centre Adva intitulé « Les Options publiques pour le logement », acheter un appartement dans le centre d’Israël est un privilège réservé aux plus aisés, et le marché de la location privé ne transfère les richesses que dans le sens des plus pauvres vers les plus riches.
« Ce problème est devenu un facteur déterminant de la carte des inégalités sociales en Israël », affirme le centre.
Seuls 2 % des foyers israéliens vivent dans des logements sociaux. Par opposition, en Europe de l’Ouest, où le taux de pauvreté est plus faible, ce type de logement concerne 17 % et 32 % de la population. Le centre Adva propose de créer une réserve de 450 000 appartements sociaux, qui doit représenter, en permanence, la moitié du marché de la location.
Même le chef de Yesh Atid, Yair Lapid, un capitaliste acharné, a compris qu’il fallait opérer des changements. En 2014, alors ministre des Finances, il avait créé « Appartement à louer », une agence gouvernementale visant à promouvoir les logements sociaux, dont les locations à long-terme, dans le cadre du Projet logement national.
Moshe Kahlon avait promis de le poursuivre, mais a finalement investi des milliards de shekels dans son programme de logement à lui, qui n’a donné lieu jusqu’à présent qu’à quelques centaines de locations à long-terme.

Hoffmann-Dishon a noté que pour les Israéliens, « le terme ‘logement social’ évoque l’image d’appartements délabrés pour les pauvres, mais ce n’est pas le cas dans le reste du monde. Le logement social pour la classe moyenne – même à prix coûtant, sans subventions – peut être révolutionnaire pour les familles qui n’ont pas les moyens d’acheter leur propre maison. »
« Nous ne pouvons pas nous contenter de solutions qui ne concernent que la propriété du logement. Les artisans de Mechir Lemishtaken savent que le programme ne fait appel qu’aux septième et huitième déciles [sociaux], ce qui signifie qu’il ne répond pas aux besoins de la moitié inférieure de l’échelon social », a-t-il dit.
« Le gouvernement a approuvé l’expansion de l’offre de logements publics, et l’ancien ministre du Logement, Yoav Gallant, a tenté d’en faire la promotion dans le cadre d’un plan intitulé ‘Pour vivre dans la dignité’, mais la majorité des responsables politiques supposent que le logement doit être fondé sur un marché libre, et ils sont donc peu disposés à accepter la notion de construction publique et de propriété », a déclaré Hoffmann-Dishon.
Il n’en demeure pas moins qu’il y a un changement évident chez les fonctionnaires et les représentants du gouvernement. L’ancien directeur général du ministère du Logement, Haggai Reznik, qui a présenté en 2018 les conclusions de la commission ministérielle chargée d’étudier la faisabilité du plan « Pour vivre dans la dignité », a déclaré que la principale recommandation du panel était d’augmenter le marché immobilier public de quelque 72 000 logements par décennie. Il a en outre recommandé des projets de construction destinés à la location à long-terme, la mise à disposition d’un plus grand nombre de terrains publics pour des projets de logements sociaux et des incitations pour les projets de rénovation urbaine qui comprennent des logements sociaux.

Reznik a démissionné lorsque le ministère des Finances a refusé de traduire ces recommandations en un budget réel.
Il y a aussi une demande publique pour ce type de solution, certainement dans le centre d’Israël. Rien qu’à Tel Aviv, des milliers de personnes ont demandé à participer à la loterie des appartements à loyer modéré, bien qu’elle n’offre que plusieurs dizaines d’appartements avec une garantie de location de cinq ans.
Une question de financement
Avec les coupes budgétaires qui se profilent à l’horizon afin de tenter de contenir le déficit national, qui a grimpé à 14 milliards de shekels (3,5 milliards d’euros), soit 3,9 % du produit intérieur brut, il est peu probable que les fonctionnaires du ministère des Finances changent d’avis dans l’immédiat quant à la nécessité de financer d’urgence les logements sociaux.
Il existe un autre moyen de réduire les écarts de richesse, qui peut aussi aider à canaliser les fonds directement vers des projets de logements abordables, à savoir l’imposition d’un des deux impôts suivants : l’impôt sur les biens du défunt dans son ensemble ou l’impôt sur les successions, légèrement plus lourd, qui est prélevé sur les sommes que reçoit chaque héritier.
Mais dire que c’est une option impopulaire serait un grossier euphémisme.
L’économiste Tal Wolfson a constaté que l’imposition d’une taxe relativement mineure de 10 % seulement sur les successions d’une valeur de 2 millions de shekels (500 000 euros) ou plus permettrait au gouvernement de générer 3 milliards de shekels (750 millions d’euros) en recettes annuelles.

Israël a promulgué un impôt sur les biens transmis par héritage en 1950, mais l’a abrogé en 1981. La question a été abordée à nouveau au début des années 2000 par la commission Ben-Bassat sur la réforme fiscale, qui recommandait d’imposer une taxe de 10 % sur les successions d’une valeur de 2 millions de shekels ou plus.
La commission a en outre suggéré d’imposer les dons en espèces de 50 000 shekels (12 500 euros) et plus, afin de décourager la pratique du « don de son vivant », qui consiste pour les parents à transférer leur patrimoine à leurs enfants avant leur décès.
Dans la plupart des pays occidentaux – y compris les États-Unis – un impôt sur les biens transmis par succession est prélevé selon une fourchette allant de 10 % à 20 % et plus. Les propositions de Ben-Bassat, cependant, ont été mises de côté, et il est difficile de voir les responsables politiques actuels relever le défi de défendre une réforme qui fait frémir leur électorat.
Une dynamique mondiale
Les taxes foncières et successorales ont récemment gagné du terrain dans le monde entier et se sont avérées très efficaces.
Le magazine britannique The Economist a récemment estimé que le « retour » de l’impôt sur les successions s’explique par le fait que la génération des baby-boomers commence à mourir, ayant accumulé suffisamment de richesses pour rendre un tel impôt applicable.
Cette richesse est notamment le fruit de la hausse accélérée de la valeur de l’immobilier au Royaume-Uni depuis les années 1970, et en Grande-Bretagne, comme en Israël, l’immobilier est le principal actif que les parents transmettent à leurs enfants.

Il convient également de rappeler que les dernières décennies ont été très favorables à l’équité, qui a augmenté beaucoup plus rapidement que le salaire moyen. Cela découle d’un système fiscal mondial plus laxiste vis-à-vis des gains de capitaux que des salaires.
Le principal argument avancé par les opposants à l’impôt successoral est que le capital accumulé ayant déjà été imposé du vivant du défunt, il n’est pas nécessaire de le taxer à nouveau.
La théorie de la croissance rapide du capital est largement ancrée dans les travaux de l’économiste français Thomas Piketty, une superstar de la recherche sur la richesse et les inégalités de revenus.
Il fait valoir que la richesse à l’échelon supérieur croît trois fois plus vite que l’économie. Ainsi, dit Piketty, l’héritage est le principal facteur qui contribue au statut économique et à la capacité d’une personne à vivre confortablement, certainement beaucoup plus que sa profession de choix et le travail qu’elle implique.

Comme les Israéliens sont opposés à toute politique qui pourrait avoir un impact sur leur richesse – ou, pour être exact, sur celle des quelques riches – les chances qu’un impôt successoral soit rétabli en Israël sont minces.
Compte tenu de l’expérience passée, il est difficile de voir les responsables politiques israéliens risquer un quelconque capital politique sur des questions controversées telles que l’impôt successoral.
Un exemple en a été donné lors de la crise de 2017 provoquée par la tentative du ministère des Finances de promouvoir l’imposition des troisièmes appartements – une mesure qui n’aurait touché que 56 000 ménages.
« La controverse et les chamailleries [politiques] étaient complètement disproportionnées », a noté Hoffmann-Dishon.
« Kahlon a dit avoir subi des pressions de la part de groupes d’intérêt [pour qu’il abandonne le projet de loi]. Quand ils disent qu’il y a de l’inégalité, il y en a qui oublient que parfois, il faut affronter ceux qui en profitent. »
Cet article est une traduction de la version originale publiée sur le site en hébreu du « Times of Israel », Zman Yisrael.
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