L’incertitude des ouvriers palestiniens de Cisjordanie interdits de travail en Israël
Avant le 7 octobre, 200 000 Cisjordaniens travaillaient en Israël. Aujourd'hui ils font face à un chômage de masse redouté par les autorités israéliennes
Ibrahim, père de quatre enfants et habitant de la ville palestinienne de Hizma, non loin de Jérusalem, a réuni des amis dans son salon pour parler du chômage qui les frappe depuis maintenant huit mois : « Le gouvernement israélien ne peut pas faire la guerre à tous les Palestiniens comme si nous étions tous coupables [des crimes du Hamas] », affirme-t-il.
Carreleur professionnel à la fin de la quarantaine, Ibrahim est presque tous les jours chez lui depuis le 7 octobre dernier, jour où les terroristes du Hamas ont mené un pogrom dans le sud d’Israël, en tuant près de 1 200 personnes et en prenant 251 personnes en otages à Gaza.
Dans les heures qui ont suivi le massacre, le gouvernement israélien a annoncé la suspension des permis de travail pour les quelque 150 000 Palestiniens de Cisjordanie qui travaillaient quotidiennement en Israël, ainsi que pour 18 500 Palestiniens de Gaza, occasionnant de ce fait de très importantes pertes économiques de part et d’autre de la frontière.
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On estime par ailleurs à 50 000 le nombre d’ouvriers cisjordaniens sans permis de travail qui, avant le 7 octobre, se faufilaient chaque jour illégalement par la frontière.
Parmi les victimes de cette suspension des autorisations de travail en Israël – où les salaires sont nettement plus élevés qu’en Cisjordanie – se trouvent les 80 000 Palestiniens qui travaillaient sur les chantiers de construction israéliens, certains spécialisés dans des secteurs comme la ferronnerie, les revêtements de sol, le coffrage ou le plâtrage.
En Israël, Ibrahim gagnait en moyenne 600 shekels par jour, ce qui lui permettait de vivre confortablement dans sa ville natale de Hizma, à mi-chemin entre Jérusalem et Ramallah, tout près de l’un des postes de contrôle à l’entrée de Jérusalem.
Avant le 7 octobre, un très grand nombre des 8 000 habitants de Hizma partaient chaque jour travailler dans les environs de Jérusalem, à une petite distance en voiture.
Près de 3 000 habitants venus de Jérusalem-Est s’y sont installés ces dernières années, attirés par un moindre coût de la vie et la facilité pour se rendre dans la capitale en empruntant le poste de contrôle voisin.
Dorénavant, c’est chez lui qu’Ibrahim passe le plus clair de son temps, en proie à l’incertitude quant à son avenir et à celui de sa famille. Il trouve parfois du travail en Cisjordanie, mais nettement moins bien payé qu’en Israël – environ 300 shekels par jour.
Lorsqu’il a du travail, il emmène souvent avec lui des ouvriers en difficulté, histoire de partager son salaire avec eux, assure-t-il. L’un d’eux est père de sept enfants et l’appelle fréquemment pour lui demander de lui faire cadeau de 100 shekels pour acheter à manger.
« Les gens ici ont faim », assène Ibrahim.
Cette perte de salaire ne fait qu’aggraver l’impact économique de la guerre contre le Hamas.
Selon un récent rapport de l’Organisation internationale du travail, le chômage en Cisjordanie s’élève désormais à 32 %. Le secteur privé a subi une réduction de 27 % de la valeur de la production, soit l’équivalent de 1,5 milliard de dollars, au cours des quatre premiers mois de la guerre.
Pour Israël, la pénurie aiguë de travailleurs palestiniens suite au 7 octobre a mis à l’arrêt le secteur de la construction. La construction de logements a chuté de 95 % fin 2023, ce qui a eu pour effet de déprimer de 19 % le niveau de l’activité économique.
Il y a d’autres secteurs, comme l’agriculture ou les services, qui sont également été touchés, mais pas à la hauteur du secteur de la construction, qui représente 6 % de l’économie israélienne soit une valeur de 500 millions de dollars.
Ibrahim dit fréquemment recevoir des appels de clients israéliens qui lui demandent quand il va pouvoir revenir travailler.
Vivre dans les limbes
« De nombreux Palestiniens vivent dans un grand état d’incertitude. Les permis de travail sont officiellement valides voire automatiquement renouvelés, mais si leurs titulaires se présentent à un point de contrôle pour entrer en Israël, ils seront refoulés. Il s’agit d’une situation réellement sans précédent », explique Assaf Adiv, directeur exécutif de WAC-Maan, syndicat de travailleurs israéliens et palestiniens.
« Personne ne sait vraiment quand les Palestiniens pourront revenir. Toute une ‘industrie de la rumeur’ s’est développée, qui se nourrit d’informations partielles tirées des médias, des entrepreneurs israéliens qui appellent leurs ouvriers et leur promettent que les points de contrôle ouvriront la semaine suivante ou après les prochaines vacances. Les autorités palestiniennes font également circuler des rumeurs pour montrer qu’ils ont des relations. Le désespoir amène les gens à croire n’importe quoi », regrette Adiv.
A l’instar d’Ibrahim, d’autres habitants de Hizma ont accepté de parler au Times of Israel, mais sous couvert d’anonymat de crainte de représailles pour avoir parlé à la presse israélienne. Les noms ont été remplacés.
Khaled est un père de trois enfants, officiellement toujours employé par une entreprise israélienne mais qui n’est pas autorisé à reprendre son travail et ne touche plus son salaire. Il a peur de ne plus pouvoir payer les honoraires du médecin – 50 shekels – si l’un de ses enfants tombe malade et encore moins les frais d’hospitalisation dans un établissement privé, étant donné que l’hôpital public le plus proche se trouve à Ramallah et que les soins y sont considérés comme « peu fiables ».
Mahmoud, homme instruit d’une quarantaine d’années, travaillait auparavant comme journaliste pour un journal palestinien, qui le payait moins de 4 000 shekels par mois, aussi il y a quelques années, a-t-il décidé de devenir shipoutznik indépendant en Israël, c’est-à-dire spécialiste de la rénovation des maisons et appartements.
Son niveau de vie s’est considérablement amélioré, comme en témoigne son appartement spacieux et impeccablement décoré à Hizma. Ses revenus mensuels sont passés à 10 000 voire 15 000 shekels par mois. Cela lui a permis de « ne pas avoir à demander combien coûte quelque chose si je veux l’acheter » et d’offrir une école privée à ses trois enfants.
À titre de comparaison, il explique qu’un de ses proches parents, médecin à Ramallah, est supposé gagner 8 000 shekels par mois, mais que ces derniers mois, il a subi une baisse de salaire de l’ordre de 50 %, comme 130 000 autres employés publics de l’Autorité palestinienne (AP).
Israël retient près de 6 milliards de shekels de recettes fiscales dévolues à l’Autorité palestinienne, selon une estimation du ministère palestinien des Finances, aujourd’hui trop à court de liquidités pour payer les salaires des fonctionnaires dans leur totalité.
Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, a justifié la rétention de ces fonds en disant que l’AP encourageait le terrorisme en versant des sommes d’argent sous forme d’ « allocations » aux prisonniers de sécurité et aux familles des terroristes tués.
Depuis que son permis d’entrée a été suspendu, le 7 octobre dernier, Mahmoud vit de ses économies et fait du travail de conception en ligne. Il tire également un petit revenu d’un appartement qu’il a mis en location.
Ces huit derniers mois, il a dû changer radicalement de mode de vie et resserrer les cordons de la bourse. Si la guerre à Gaza s’éternisait, il pourrait partir s’installer aux États-Unis, où il a de la famille.
Pour l’instant, il n’a obtenu de visas pour les États-Unis que pour sa femme et ses enfants. « Je n’aime pas vraiment l’idée de partir vivre à l’étranger. Je voudrais pouvoir rester ici. Mais nous n’aurons peut-être pas le choix si la situation ne change pas – et je crains que ça se passe comme ça. Le front libanais va s’ouvrir, la guerre de Gaza se poursuivre indéfiniment. Ici, en Cisjordanie, nous sommes également en guerre. On peut se faire agresser par un colon alors qu’on est juste sorti faire une promenade », assure Mahmoud.
Le dirigeant syndical Adiv est d’avis que la présence palestinienne sur le marché du travail israélien a peu de chances de revenir aux niveaux d’avant le 7 octobre. « On ne reviendra pas au niveau d’antan. »
Un projet pilote dans les implantations de Cisjordanie ?
Certaines implantations israéliennes de Cisjordanie sont parvenues à obtenir des permis de travail pour les travailleurs palestiniens car les formalités administratives pour ces zones sont moins lourdes qu’à l’intérieur d’Israël proprement dit.
Avant le 7 octobre, 40 000 Palestiniens étaient employés dans les implantations de Cisjordanie. Depuis le début de la guerre, 12 000 autorisations de ce type ont été accordées suite à la décision de conseils locaux.
Des permis ont été accordés pour les éboueurs et les ouvriers du bâtiment dans ces villes, mais la grande majorité (8 000 selon le site d’information israélien Ynet) l’a été pour les ouvriers des usines des zones industrielles d’Atarot et Mishor Adumim, dans les environs de Jérusalem, ainsi que dans la zone industrielle de Barkan, près d’Ariel, un peu plus au nord.
Les Palestiniens qui ont réussi à obtenir l’un de ces permis ont « gagné à la loterie », commente Ibrahim le carreleur.
Le syndicaliste Adiv ajoute que les contremaîtres de l’usine de Mishor Adumim ont réussi à obtenir des permis trois semaines après le 7 octobre en faisant pression sur les autorités. Un protocole de sécurité strict a été mis en place : les travailleurs journaliers sont escortés jusqu’à l’usine par des agents de sécurité et ne sont jamais laissés sans surveillance, ni même autorisés à circuler librement à l’extérieur du complexe, ne serait-ce que pour acheter un sandwich dans un supermarché voisin, comme ils le faisaient avant le 7 octobre.
« L’affaire Mishor Adumim pourrait être considérée par les autorités israéliennes comme un projet pilote, pour déterminer si les Palestiniens dont les antécédents sont vérifiés peuvent être autorisés à travailler dans des usines situées en dehors des centres-villes, et s’il y a des problèmes de sécurité. Or il n’y en a pas eu », explique Adiv.
« Il en va de même pour les milliers de personnes qui travaillent encore dans les zones résidentielles de Cisjordanie. Il y a des Palestiniens employés dans un hôpital gériatrique à Maale Adumim [la ville de Cisjordanie] et dans certains hôtels de la mer Morte, et il ne s’est rien passé. »
Adiv ajoute qu’en dépit des demandes répétées de son syndicat, et malgré la position favorable de l’agence de sécurité du Shin Bet et du COGAT – l’organe du ministère de la Défense chargé des affaires civiles dans les Territoires palestiniens –, qui estiment que le fait de permettre aux Palestiniens de travailler sera de nature à apaiser les tensions en Cisjordanie, les autorités gouvernementales refusent l’idée d’étendre le projet pilote Mishor Adumim à d’autres régions. (Le COGAT n’a pas répondu aux demandes répétées d’informations.)
40 000 personnes travailleraient illégalement en Israël
Des sources de sécurité récemment citées par Ynet estiment qu’il pourrait y avoir jusqu’à 40 000 travailleurs palestiniens travaillant illégalement en Israël.
Les autorités de sécurité ont déclaré à Ynet que le taux de chômage élevé en Cisjordanie était, selon elles, une menace pour la stabilité de la région et qu’elles avaient, à ce titre, demandé aux décideurs de reconsidérer la politique de bouclage, leur expliquant qu’il était préférable de permettre aux travailleurs d’entrer légalement et sous surveillance plutôt que de compter sur les travailleurs illégaux.
Un débat sur le sujet a déjà été reporté à quatre reprises, a noté le journal.
Les habitants de Hizma qui ont parlé au Times of Israel assurent qu’ils ne prendraient pas le risque d’entrer illégalement en Israël pour y travailler.
« Je ne veux pas aller en prison », confesse Mahmoud. « Et si l’employeur décide de ne pas vous payer, vous n’avez personne pour vous défendre. La police se rangera de son côté. » « Dès que les soldats vous attrapent, ils vous battent », renchérit Khaled.
Pas facile de les remplacer
Raul Sargo, président de l’Association des constructeurs israéliens, déclarait lors d’une réunion d’une commission de la Knesset, le 25 décembre dernier, que l’industrie de la construction était « à l’arrêt complet, avec une productivité de l’ordre de 30 %. Cinquante pour cent des chantiers sont fermés, avec un fort impact sur l’économie israélienne et le marché du logement. »
« La situation est dramatique », concluait-il.
Quelques semaines plus tard, la radio publique Kann annonçait que le gouvernement israélien faisait en sorte de faire venir d’Inde, du Sri Lanka et d’autres pays asiatiques 80 000 travailleurs étrangers pour tenter d’enrayer la pénurie de main-d’œuvre dans les secteurs de la construction et de l’agriculture.
Selon le syndicaliste Adiv, jusqu’à présent, seuls 5 000 de ces ouvriers sont effectivement arrivés par avion, principalement depuis l’Inde.
« C’est un travail administratif énorme pour les sélectionner et leur délivrer des permis. Si le gouvernement entend combler les manques dans le secteur de la construction avec les Indiens, il va falloir 3 à 4 ans pour trouver les dizaines de milliers de personnes qualifiées. Ceux qui arrivent parlent à peine anglais », dit-il.
« Et pendant ce temps, les entrepreneurs se démènent comme des fous pour trouver des ouvriers. Notre syndicat a demandé aux autorités de les autoriser à employer des Palestiniens jusqu’à ce que les Indiens soient là en nombre suffisant, mais c’est tomber dans l’oreille d’un sourd », ajoute-t-il.
Pour les employeurs, les travailleurs venus d’Asie de l’Est représentent un surcoût car il convient de payer leur visa et de leur mettre à disposition un traducteur ainsi qu’un logement, alors que les travailleurs palestiniens font la navette quotidiennement depuis leur domicile et parlent et comprennent généralement un peu l’hébreu.
« Les Israéliens ont l’habitude de travailler avec les Palestiniens », conclut Mahmoud. « Nous sommes professionnels et nous parlons hébreu. Et question mentalité – c’est vrai aussi de la nourriture -, nous sommes pareils. »
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