Tombes, culpabilité et génie : la Lituanie aux prises avec son passé tumultueux
Autrefois un épicentre de la vie juive, l’État balte refuse encore de dire la vérité sur son passé sombre, accusent les critiques ; mais il semble néanmoins y avoir des progrès
VILNIUS, Lituanie — Le mois dernier, au cours d’un voyage parrainé par le gouvernement lituanien, j’ai visité le vieux cimetière juif de Kaunas, la seconde ville la plus importante du pays.
J’ai été heureux que nous soyons spontanément parvenus à rajouter un arrêt imprévu à notre emploi du temps déjà surchargé. Mais l’état honteux du site m’a laissé presque sans voix.
Si les antisémites locaux décidaient de vandaliser le cimetière, ils ne pourraient pas le rendre pire qu’il ne l’est déjà : abandonné, négligé, avec d’innombrables stèles renversées, certaines réduites en pièces et un grand nombre couchées sur le sol et recouvertes de gazon, prêtes à être avalées par la terre.
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La responsable lituanienne qui m’a accompagné au cours des trois jours que j’ai passés dans le pays a sans doute regretté de m’avoir amené là. Elle m’observait, impuissante, en train de circuler au milieu de milliers de tombes brisées, secouant la tête et incapable de comprendre pourquoi un cimetière juif, dans un pays qui tente de promouvoir cet héritage communautaire riche, a pu être laissé dans un tel état de décrépitude.
La Lituanie, qui a gagné son indépendance de l’URSS en 1991, est un petit pays avec des ressources limitées, m’a-t-elle expliqué. Nous faisons ce que nous pouvons, a-t-elle répété alors que nous nous enfoncions dans ce paysage de dévastation.
Vingt-quatre heures plus tôt, dans un bureau gouvernemental de Vilnius, le premier adjoint du chancelier, Deividas Matulionis, m’avait remis un document de sept pages – dont la dernière mise à jour remontait au mois de juin – abordant des points de discussion sur des sujets relatifs à la communauté juive.
« Des travaux de restauration sont entrepris à Zaliakalnis, le plus grand cimetière de Lituanie qui se situe à Kaunas », indiquait le document.
Eh bien, M. Matulionis, on ne dirait pas. Et je ne suis pas le seul à le penser.
« Lieu populaire où les gens promènent leurs chiens et jettent leurs ordures, ce site d’inhumation important pour une grande partie de l’élite juive, avant la guerre, en dit long sur les attitudes locales adoptées face à l’histoire », selon le guide touristique In Your Pocket.
Il semble que le cimetière « a été victime d’un tremblement de terre », note-t-il encore – et à juste titre.
Pour une raison ou une autre, aucune organisation juive dotée de moyens, aucun philanthrope issu de la communauté ne s’est jamais attelé à remettre en état le cimetière Zaliakalnis. En comparaison, le projet entrepris par les autorités de Vilnius de rénover un complexe sportif désaffecté construit par les Soviétiques au-dessus d’un ancien cimetière juif entraîne les protestations ferventes de militants du monde entier (j’en parlerai plus tard).
Le ministère lituanien des Affaires étrangères avait probablement espéré que je me concentre sur d’autres problématiques lorsqu’il m’a invité à faire un voyage tous frais payés, au cours duquel j’ai interviewé environ deux dizaines de Lituaniens, Juifs et non-Juifs.
Le pouvoir en place devait sûrement désirer que je souligne son admiration déclarée pour sa vaste communauté juive d’avant-guerre et ses initiatives visant à venir à bout de son histoire compliquée. Et je traiterai effectivement cet aspect des choses dans cet article.
Mais comme cela a été le cas au cimetière, ma visite en Lituanie a été l’occasion pour moi d’explorer un écart visible entre les intentions déclarées du gouvernement et la réalité sur le terrain, où les efforts visant à rendre hommage au patrimoine juif du pays se heurtent à une hésitation à véritablement affronter un passé problématique, notamment durant la Shoah.
L’année dernière, le Parlement lituanien a décidé à l’unanimité de désigner 2020 comme « l’année de Gaon de Vilna et de l’histoire des Juifs de Lituanie », marquant le 300e anniversaire du rabbin Elijah ben Solomon Zalman Kramer, spécialiste mondialement connu de la Torah.
Jusqu’à la Shoah, Vilnius, ou Vilna — ville connue par les Juifs ashkénazes comme étant la Jérusalem de Lituanie – était l’épicentre de la vie juive d’Europe de l’Est. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1945, ce sont plus de 90 % des 250 000 Juifs du pays qui furent assassinés.
L’ampleur de la complicité des Lituaniens avec la machine de mort nazie reste un sujet hautement controversé. Le gouvernement actuel met en exergue le rôle des locaux venus en aide aux Juifs tout en minimisant l’importance de la collaboration.
Bien sûr, les lieux où j’ai été conduit – et les personnes que j’ai rencontrées – n’avaient pas été choisies au hasard, elles avaient été sélectionnées pour promouvoir l’agenda du gouvernement.
Je pense par exemple à Bella Shirin, née à Kaunas, fille de survivants de la Shoah, qui s’était installée à Rishon Lezion quand elle était adolescente et qui, il y a trois ans, a repris la citoyenneté lituanienne et qui vit dorénavant dans sa ville natale.
Devant son enthousiasme pour cette municipalité, qui est connue par la plupart des Juifs sous le nom de Kovno, les autorités locales l’ont nommée « ambassadrice » en vue de 2022, lorsque Kaunas sera fêtée comme capitale européenne de la Culture.
« J’adore cet endroit », s’extasie-t-elle en déjeunant, disant qu’elle n’a jamais subi d’antisémitisme et qu’elle admire la « modestie lituanienne » ainsi que la scène culturelle vibrante du pays.
Oui, des Lituaniens ont aidé les nazis et certains ont tué des Juifs, ont convenu un grand nombre de mes interlocuteurs. Mais dans l’ensemble, ont-ils ajouté, ils ont été des victimes, eux aussi. L’antisémitisme a existé dans le pays, mais il a pratiquement disparu, m’ont-ils affirmé. Il est vrai, ont-ils par ailleurs reconnu, que des rues portent les noms d’antisémites célèbres – « mais nous y travaillons ».
Soit dit en passant, quelques jours après mon retour à Jérusalem, les autorités de Vilnius ont supprimé un panneau de rue ainsi qu’une plaque qui rendaient hommage à deux collaborateurs présumés des nazis – une initiative que les historiens ont saluée, la qualifiant d’avancée importante dans la bonne direction.
Au crédit des Lituaniens, ces derniers se sont montrés flexibles et ont autorisé plusieurs changements spontanés dans l’itinéraire de ma visite. J’ai été encouragé à poser des questions, et personne n’a exercé de pressions sur moi concernant un sujet particulier à aborder dans mon reportage, ou une approche d’une problématique depuis un angle prédéterminé.
Et pourtant, les impressions que j’ai pu avoir, les enquêtes que j’ai menées et les interviews de suivi que j’ai réalisées une fois revenu en Israël m’ont amené à tirer certaines conclusions – et toutes ne sont pas flatteuses pour le gouvernement de Vilnius.
La Lituanie contemporaine, un pays de 2,8 millions de personnes, est sincère dans sa volonté d’englober, d’accepter sa riche histoire juive (même si cette volonté peut évidemment avoir quelque chose à voir avec les relations publiques et les bénéfices liés au tourisme qui accompagnent une telle approche).
Les Juifs locaux se plaignent peu ; l’antisémitisme est marginal. Les relations entretenues avec Israël sont excellentes, et personne n’a jamais entendu parler du BDS, le mouvement de boycott d’Israël.
D’un autre côté, Vilnius, comme c’est également le cas de Varsovie, Budapest, Kiev et d’autres dans la région, lutte pour trouver le moyen le plus juste de commémorer les dits « combattants de la liberté » antisoviétiques qui avaient également été impliqués dans les atrocités de la Shoah.
Plus problématique toutefois, le refus du gouvernement d’affronter le fait qu’un grand nombre de Lituaniens – et pas seulement quelques-uns – ont été, que ce soit de manière active ou passive, incriminés dans le génocide des Juifs.
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Notre premier arrêt, un mardi matin, a eu lieu au shulhoyf légendaire, un secteur qui, à son âge d’or, comprenait 12 synagogues, plusieurs bains rituels et même une petite prison (jusqu’au 18e siècle, les Juifs y jouissaient d’une autonomie qui allait de pair avec des pouvoirs étendus accordés aux tribunaux rabbiniques).
Lors de notre arrivée, les fouilles en cours sur le site de la Grande synagogue de Vilna – « l’acropole » juive de la ville, dit le responsable communautaire Faina Kukliansky – battaient leur plein. Au cours des cinq derniers étés, la municipalité de Vilnius, la communauté juive locale et l’Autorité israélienne des antiquités ont mené des fouilles souterraines à l’endroit même où a vécu, trois siècles plus tôt, le Gaon de Vilna – même si ce n’est probablement pas là qu’il se livrait à son culte.
« Ce qu’il faut savoir, c’est que Gaon n’aimait pas du tout la publicité, quelle que soit sa forme », m’a expliqué Jon Seligman, un archéologue israélien qui supervise ce travail d’excavation annuel. « Aller à une prière publique n’était pas de son goût. Il devait plutôt apprécier la solitude et l’étude, en compagnie des meilleurs et des plus brillants élèves ».
Après nous avoir montré avec fierté les tuiles jaunes et rouges des mikve ou bains rituels que son équipe venait tout juste de découvrir, Seligman a évoqué la responsabilité d’Israël envers le patrimoine juif situé hors de ses frontières.
« Israël, en tant qu’État, est une communauté héritière de ces nombreuses personnes qui ont vécu dans ces endroits », selon lui, soulignant que son travail entrepris à Vilnius était l’une des « expressions de cette responsabilité » et qu’Israël désire promouvoir la connaissance du patrimoine juif dans le monde entier.
Deux jours plus tard, Seligman présidait une conférence de presse au cours de laquelle les découvertes les plus excitantes réalisées pendant les fouilles ont été présentées à des journalistes locaux et internationaux. Parmi les personnes présentes, le chef de la communauté juive du pays, l’ambassadeur israélien et de hauts responsables gouvernementaux.
Au-delà de la découverte de l’un des quatre principaux piliers du lieu de culte, qui avait fait la Une des médias locaux, les archéologues ont également trouvé une tablette posée à côté de la table qui avait servi, pendant 200 ans, à la lecture de la Torah.
« C’est une trouvaille spectaculaire », a commenté Seligman.
L’inscription figurant sur la table, qui date de 1796, met en lumière deux Juifs, le rabbin Eliezer et le rabbin Shmuel, qui l’avaient donnée en mémoire de leur mère Sarah et de leur père Chaim, qui avaient quitté la Lituanie pour Tibériade.
« L’inscription est importante parce qu’elle parle de l’Alyah en terre sainte, en Israël, et que l’inscription est l’une des premières pièces du proto-sionisme qui s’est développé ici, en Lituanie, chez les fidèles de Gaon de Vilna », a déclaré Seligman aux journalistes.
Seligman et son équipe, constituée de bénévoles locaux et d’archéologues venus des États-Unis et d’Israël, ont également trouvé un cellier sous la table de prière – dont l’existence était inconnue jusque-là. A l’intérieur, ils ont mis la main une petite plaque dorée de 1539, un livre de prières, des centaines de pièces anciennes et des boutons qui avaient appartenu aux soldats de l’armée napoléonienne ayant traversé la ville pour se rendre en Russie, en 1812.
De manière surprenante peut-être, la Grande synagogue de Vilna avait d’abord survécu à l’occupation nazie avant d’être démolie par les Soviétiques qui avaient construit un jardin d’enfants sur ses ruines.
Ce « bâtiment affreux » sera finalement détruit malgré la pénurie de crèches dans la ville, a indiqué Remigijus Simasius, le maire de Vilnius. On ignore ce qui sera érigé à la place.
Les Juifs locaux sont défavorables à la reconstruction de la Grande synagogue, parce que la communauté compte déjà un lieu de culte actif et qu’un autre est en cours de construction, a-t-il ajouté.
« Pour eux, il est très important de ne pas avoir une fausse synagogue. Nous ne voulons pas avoir une synagogue vide, sans Juifs qui viennent prier dedans. Mais la communauté voudrait néanmoins disposer d’un lieu qui puisse servir de symbole d’une histoire juive très riche en Lituanie », a-t-il affirmé.
Et en effet, un groupe d’experts du patrimoine culturel juif, qui a présenté ses conclusions pendant la conférence de presse, a déclaré que la Grande synagogue « ne peut pas être reconstruite mais qu’elle doit être protégée en tant que patrimoine juif et site historique, culturel et attractif de Vilnius ».
Certains Juifs de Vilnius, bien entendu, ne sont pas d’accord et demandent que la Grande synagogue soit reconstruite et qu’elle devienne un lieu d’étude et de prière.
L’année prochaine, Vilnius prévoit d’organiser un concours d’architecture international pour déterminer l’avenir du site, m’a confié Simasius, un ancien ministre de la Justice, dans son bureau spacieux installé au premier étage de la mairie.
« Nous sommes très sensibles à ce que dit la communauté juive à ce sujet, parce qu’un grand nombre de ses membres ont des ancêtres qui priaient dans cette synagogue. C’est, bien entendu, un sujet très sensible », a-t-il poursuivi.
Comment envisage-t-il la célébration de Gaon de Vilna l’année prochaine ?
« Nous ne prévoyons pas de construire un monument », a-t-il répondu. La municipalité réfléchit plutôt à des événements permettant de « mieux éduquer » le public sur l’homme et son génie.
« De nombreuses personnes ont entendu parler de lui, mais ne savent pas vraiment qui il était, où et quand il a vécu et ce qu’il a fait », a-t-il ajouté.
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A la fin de la journée, j’ai pu interviewer pendant presque une heure Matulionis, premier adjoint du chancelier qui, entre autres choses, s’occupe du dossier juif au sein du gouvernement.
« La communauté juive fait partie de la société lituanienne depuis plus de 500 ans et a été très active dans la construction de notre économie et de notre système politique », a-t-il clamé. Les grands-parents du Premier ministre Benjamin Netanyahu étaient originaires de Lituanie, a-t-il noté.
L’antisémitisme existe, mais il disparaît petit à petit, a-t-il assuré.
« Il y a encore vingt ans, la société était bien davantage imprégnée de différents stéréotypes. Aujourd’hui, la situation a complètement changé », a-t-il ajouté.
Comme cela a été également le cas des autres responsables lituaniens avec lesquels je me suis entretenu, Matulionis s’est rappelé du discours prononcé en 1995 à la Knesset par le premier président du pays, Algirdas Brazauskas, qui avait demandé « pardon pour les Lituaniens qui ont impitoyablement tué, blessé par balle, déporté et volé les Juifs ».
Nous sommes offensés que certains historiens juifs puissent donner l’impression que c’est de la Lituanie qu’a émergé la Shoah
Le gouvernement ne tente pas de blanchir le fait que « certains Lituaniens » aient participé à la Shoah entre 1941 et 1944, a insisté Matulionis. Il est vrai que « certains Lituaniens » ont participé au meurtre de Juifs, a-t-il reconnu, disant que le nombre exact de collaborateurs des nazis restait indéterminé. Il s’élève peut-être à 3 000, a-t-il estimé, tout en notant que d’autres avancent un chiffre quelque peu supérieur.
« Nous sommes offensés que certains historiens juifs puissent donner l’impression que c’est de la Lituanie qu’a émergé la Shoah. C’est totalement injuste de dire que tous les Lituaniens étaient antisémites et que la Shoah a commencé ici avant l’entrée dans le pays des nazis », s’est-il exclamé.
« La vraie tragédie a été que 95 % des Juifs de Lituanie ont été assassinés, mais il y a une mauvaise perception des choses. Des sources non-confirmés font se propager une désinformation qui laisse croire que ceux qui appartenaient au mouvement de résistance antisoviétique étaient les mêmes qui prenaient part à la Shoah », a-t-il continué.
Matulionis faisait là essentiellement référence à Efraim Zuroff, basé à Jérusalem et l’un des plus grands chasseurs de nazis du centre Simon Wiesenthal ainsi qu’à Dovid Katz, né aux Etats-Unis, le plus grand spécialiste du yiddish dans le monde. Les deux hommes sont de fervents critiques de ce qu’ils considèrent comme un point de vue révisionniste des antécédents lituaniens pendant la guerre.
Zuroff m’a dit cette semaine que, selon ses recherches, « approximativement 20 000 Lituaniens » s’étaient rendus coupables de crimes contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ce chiffre ne comprend pas seulement ceux qui ont appuyé sur la gâchette et qui ont tué des Juifs – personne ne dément le fait que plusieurs unités de la police lituanienne ont procédé à des massacres de masse – mais également ceux qui ont pu apporter aux nazis et à leurs collaborateurs un soutien logistique.
En 2016, Zuroff a co-écrit un livre sur la collaboration entre les Lituaniens et les nazis avec l’autrice locale Ruta Vanagaite, ouvrage pour lequel ils s’étaient rendus sur 40 sites dans tout le pays.
Ruta Vanagaite m’a également confié que la complicité lituanienne était allée bien au-delà de ceux qui avaient physiquement tué des Juifs dans des fosses creusées dans les forêts.
« D’abord, il faut identifier les Juifs, il faut les rassembler, les transporter et il faut ensuite distribuer leurs biens », a-t-elle dit.
« Alors de quel aspect de la Shoah parle-t-on ? Ces gens, dans les villes lituaniennes, qui ont commandité la distribution de ce qui appartenait aux Juifs alors que ces derniers se trouvaient encore dans les ghettos : ceux-là ont-ils pris part à la Shoah ou non ? », a-t-elle interrogé.
Autrice de six livres populaires, Vanagaite, qui n’est pas juive, est devenue une personnalité très controversée dans son pays natal après sa remise en question du passé du leader lituanien Adolfas Ramanauskas, personnalité vénérée et considérée comme un héros national.
Même si elle était ensuite partiellement revenue sur ses propos polémiques, elle aura été insultée, traitée de « pu..e de Poutine » et aura également essuyé des crachats dans les rues. Ses livres ont disparu des rayons des librairies de toute la Lituanie.
A chaque fois que j’ai évoqué son nom lors d’entretiens avec des responsables lituaniens, ces derniers l’ont accusée d’avoir délibérément menti et sali le pays pour avancer sa carrière.
Vanagaite, qui avait commencé à s’intéresser à la complicité lituanienne pendant la Shoah lorsqu’elle avait appris que son grand-père, un fonctionnaire, avait élaboré une liste de onze Juifs qui devaient ensuite mourir sous les balles, réside actuellement en Israël et travaille sur un nouvel ouvrage consacré à l’occupation allemande dans son pays.
« La question majeure n’est pas de savoir combien de Lituaniens ont été impliqués dans les assassinats », m’a-t-elle dit. « La vraie question est : quelle est l’histoire que nous enseignons à nos enfants à l’école ? Les collaborateurs des nazis n’étaient-ils que quelques dégénérés ou étaient-ils ‘normaux’ ? N’y avait-il que des marginaux qui ont pris part à la Shoah – nombreux ou peu nombreux – ou est ce que la société normale, entre guillemets, y a également participé ? »
Pour l’autrice, la réponse est claire : le gouvernement lituanien fait la promotion d’un narratif mensonger d’un petit pays victime à la fois des nazis et des soviétiques, dans lequel quelques individus marginaux ont malheureusement pris part à la Shoah.
« La Lituanie doit affronter son propre traumatisme et ne pas seulement dire ce que les Juifs veulent entendre, à savoir que ‘Oui, certains d’entre nous ont été mauvais’. Mais elle ne le fait pas », a déploré Vanagaite.
Les responsables, à Vilnius, ont pour leur part rejeté ces arguments, évoquant des initiatives mensongères prises par des personnes bien décidées à promouvoir leur carrière en attaquant leur pays.
« Nous comprenons ce qui est arrivé, mais jamais nous n’accepterons les accusations d’une soi-disant orchestration du meurtre des Juifs par la Lituanie « , a commenté Matulionis, l’adjoint du chancelier.
« L’antisémitisme faisait partie de l’histoire européenne avant la Seconde Guerre mondiale, et la Lituanie n’était pas en reste. Mais s’il n’y avait pas eu les nazis, je suis sûr que jamais la Shoah ne se serait produite en Lituanie », a-t-il martelé.
Le ministre lituanien des Affaires étrangères Linas Linkevicius, au cours d’un entretien dans son bureau de Vilnius, deux jours plus tard, a accepté de reconnaître de manière similaire la responsabilité limitée de ses compatriotes dans la Shoah, tout en refusant d’incriminer la majorité des Lituaniens.
Alors qu’il lui était demandé s’il souscrivait à l’évaluation faite sur le site internet du mémorial de la Shoah de Yad Vashem qu’une « partie significative des meurtres avait été menée par des forces auxiliaires », Linkevicius a hésité.
« Significative pourrait être comprise comme une majorité. Et ce n’était pas le cas pour autant que je sache », a-t-il répondu.
Yehuda Bauer, éminent spécialiste israélien de la Shoah, a expliqué savoir qu’il s’agissait pourtant d’une majorité.
« En Lituanie, il y a 227 sites sur lesquels des Juifs ont été assassinés, et la large majorité par des Lituaniens – sans aucune présence, parfois, des Allemands. L’histoire que vous raconte le gouvernement lituanien est sans fondement », m’a-t-il dit lors d’un entretien téléphonique.
Des Lituaniens, en particulier des femmes, ont aidé les Juifs, mais ils n’étaient qu’une petite minorité. La majorité des citoyens lituaniens ont pleinement coopéré avec les nazis
« Une majorité écrasante de Lituaniens, en raison de l’ancienne occupation soviétique, étaient très heureux que les Allemands soient arrivés et ont collaboré avec eux au maximum », a-t-il ajouté.
Les responsables lituaniens aiment souligner que 904 Lituaniens non juifs sont reconnus par Yad Vashem comme Justes parmi les nations.
« Ces gens étaient vraiment des héros, il n’y a aucun doute à ce sujet », a poursuivi Bauer.
« Mais ils étaient forcés d’aller contre leurs propres compatriotes. Parce que c’était très impopulaire d’aider des Juifs : on pouvait se trouver dans une situation très grave. Des Lituaniens, en particulier des femmes, ont aidé les Juifs, mais ils n’étaient qu’une petite minorité. La majorité des citoyens lituaniens ont pleinement coopéré avec les nazis », a-t-il clamé.
Il y a, en Lituanie, des historiens « très sérieux » qui disent la vérité au sujet des actions du pays pendant la guerre, a expliqué Bauer, « mais ils ne sont pas particulièrement appréciés par le gouvernement ».
Markas Zingeris, auteur Juif lituanien qui, dit-il, a écrit le fameux discours prononcé en 1995 à la Knesset par Brazauskas est, d’un autre côté, connu pour soutenir généralement le point de vue gouvernemental de l’histoire.
Personne ne nie l’existence des bataillons lituaniens qui ont tué des Juifs dans toute l’Europe de l’Est, a-t-il indiqué.
Mais il ne parvient pas pourtant à comprendre pourquoi tant d’historiens israéliens se montrent encore si critiques du gouvernement de Vilnius.
J’ai rencontré Zingeris au musée juif d’Etat du Gaon de Vilna, qu’il dirigeait dans le passé – il est depuis devenu conseiller politique. Personne, au sein du gouvernement, ne muselle sa liberté d’expression ou celle de son musée, a-t-il insisté.
« Nous sommes ouverts sur tout et je combattrai tout obscurantisme. »
Quant à savoir s’il se sent davantage juif ou lituanien, il répond : « c’est mitigé. Quand je vois de l’antisémitisme, je me sens juif. Quand j’écris, je me sens lituanien. »
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A Vilnius, j’ai rencontré deux jeunes cinéastes lituaniens, qui travaillent actuellement sur la deuxième saison de leur documentaire appelé « Justes parmi les Nations », qui sera diffusé à la télévision publique. « Nous en avons beaucoup, mais nous n’en parlons pas assez. Ils s’éteignent », a déclaré la scénariste Ruta Vederyte-Macijauskiene. Nombre d’écrivains célèbres et d’ artistes ont risqué leur vies pour sauver des Juifs, a-t-elle ajouté.
Bien évidemment, des Lituaniens ont coopéré avec les nazis, ce qui est mentionné dans le programme, assurent-ils. Tous deux ignorent combien il y a eu de collaborateurs. « J’ai entendu une fois un Juif de Kauna me dire qu’il était plus facile de tuer que de secourir », a-t-elle dit. Je leur ai posé des questions sur leur famille à eux. Dominykas Kubilius, le producteur de la série, a raconté que ses ancêtres sont allés en Sibérie bien avant que les nazis n’arrivent en Lituanie. Ils ont travaillé pour le gouvernement local et étaient donc considérés, par les soviétiques, comme une menace, dit-il. Mais clairement, c’est un « mensonge » de dire qu’il n’y avait pas d’antisémitisme à cette époque, souligne-t-il.
Vederyte-Macijauskiene n’a pas eu la possibilité d’interroger ses grands-parents.
« Ma mère est née dans les années 60. Elle n’avait rien à apporter [quand je lui ai demandé]. Nous ne pouvions pas en parler pendant l’occupation soviétique [qui a duré jusqu’en 1991]. Les gens avaient peur de parler, même avec leur propre famille. Ils avaient peur des voisins. Ils avaient peur de tout. »
Bella Shirin est une artiste née à Kauna, mais qui a vécu quasiment toute sa vie en Israël. Elle est récemment revenue en Lituanie et a raconté que ses parents avaient survécu aux camps de Dachau et du Stutthof notamment grâce aux « bons Lituaniens » qui les ont aidés.
« Les Lituaniens, qui n’avaient pas le droit d’aider des Juifs, sont les véritables héros », a-t-elle déclaré. « Si j’avais été à leur place, qu’aurais-je fait. J’aurais risqué ma propre vie, mais aurais-je risqué celle de mes enfants ? Je me pose souvent la question, mais je n’ai pas de réponse. »
Les responsables que j’ai rencontrés à Vilnius ont tous mentionné le fait que la Lituanie, et ses 904 sauveurs de Juifs reconnus, compte plus de Justes parmi les nations que l’Allemagne, avec ses 627 personnes recensées par Yad Vashem. Mais Bauer, Zuroff et d’autres historiens estiment que cette comparaison n’est pas justifiée. Ils ont également souligné que les Lituaniens qui refusaient de participer au meurtre des Juifs n’avaient pas à en subir de conséquences.
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Quand la Seconde Guerre mondiale a éclaté, près de 250 000 Juifs vivaient en Lituanie. Aujourd’hui, on estime que 3 000 Juifs y ont élu domicile, soit 0,1 % de la population du pays.
Et comme toute autre communauté juive du monde, les Litvaks, comme aiment s’appeler les Juifs aux racines lituaniennes, ont leur lot de querelles internes, notamment des procès pour des questions d’argent. Durant les trois jours que j’ai passés dans le pays, j’ai choisi de ne pas m’impliquer dans ces querelles, mais de me concentrer sur les problèmes externes à la communauté.
L’antisémitisme a existé et existera toujours. Parfois, on le ressent, mais ce n’est rien par rapport à l’époque soviétique.
Même pendant mon interview avec Kukliansky, la présidente de la communauté juive de Lituanie, dont la position a été remise en cause au tribunal par certains de ses coreligionnaires, j’ai choisi de ne pas aller dans cette direction. Je lui ai demandé quels étaient les défis principaux que sa communauté devait relever aujourd’hui.
« Je ne sais pas. Je dois y réfléchir », a-t-elle répondu. Quelques secondes plus tard, elle a répondu que rien en particulier ne l’inquiétait.
« Nous sommes une petite communauté. Ce qui nous inquiète toujours, c’est l’argent », a-t-elle finalement suggéré, déploré les difficultés à lever des fonds et à répartir les maigres sommes perçues en réparation de la Shoah par la communauté. Elle même ne touche pas un centime pour le travail qu’elle fournit en faveur de la communauté, a-t-elle dit.
« Nous n’avons pas d’école maternelle juive. Et l’école juive est trop petite », a-t-elle dit.
Si vous demandez aux dirigeants juifs de France ou d’Allemagne quels sont leurs principaux défis, ils parleront probablement du boycott d’Israël et de la montée de l’antisémitisme. Mais Kukliansky, fille de survivants de la Shoah, a déclaré qu’en Lituanie, personne ne connaît le BDS et que la haine des Juifs observe un certain déclin depuis 1991.
« L’antisémitisme a existé et existera toujours. Parfois, on le ressent, mais ce n’est rien par rapport à l’époque soviétique. Les choses vont de mieux en mieux », a-t-elle dit.
Le rabbin Sholom Krinsky, un émissaire ‘habad né aux Etats-Unis, est arrivé à Vilnius en 1994. Il dit n’avoir jamais été confronté à l’antisémitisme, bien qu’il soit clairement identifiable comme juif.
« En grandissant à Boston, je suis souvent passé devant un groupe d’hommes qui me criaient ‘sale Juif ». Ça ne m’est jamais arrivé à Vilnius. »
Gercas Zakas, qui dirige la petite communauté de Kaunas, n’a pas non plus évoqué de sentiment antisémite dans la société lituanienne, à part les quelque commentaires malveillants sur Internet.
Ancien footballeur professionnel, il a raconté avoir été pendant 20 ans responsable des arbitres, le seul Juif à occuper ce type de poste et à n’avoir jamais subi d’antisémitisme.
Les Lituaniens devraient parler de la collaboration, les Juifs devraient parler de ceux qui ont sauvé des Juifs.
C’est là que son assistante l’a interrompu pour lui rappeler qu’un entraîneur l’avait, une fois, traité de sale Juif. Mais Zakas a expliqué que ce genre de choses arrivent partout. « Il faut faire preuve de bon sens. Il y aura toujours de l’antisémitisme, mais il n’y a pas de danger. Les Juifs ne sont pas visés par des attaques ici. »
Assis dans un petit bureau de la communauté, loué à un lycée local, Zakas a déclaré que l’un de ses oncles avait été tué par un Lituanien pendant la Seconde Guerre mondiale, mais que son père n’avait jamais éprouvé de haine à l’égard de la nation lituanienne. « Nous ne pouvons pas dire que le Lituanien [moyen] soit un tueur de Juif », a-t-il insisté. En fait, dit-il, les Juifs ne devraient pas se focaliser sur la complicité de la Lituanie pendant la Shoah, car cela n’augure rien de bon et ne mènera qu’à la confrontation. « Les Lituaniens devraient parler de la collaboration, les Juifs devraient parler de ceux qui ont sauvé des Juifs. »
Zakas ne parle pas anglais et son hébreu est rudimentaire, notre conversation s’est donc déroulée en yiddish.
A ma décharge, mon yiddish n’est pas très bon — oy vey z’mir — et comporte des sonorités polonaises, grâce à mes grands-parents maternels qui parlaient ce dialecte juif, nuancé selon des origines de ses locuteurs. Mais durant mon séjour en Lituanie, j’ai découvert que de nombreux Litvaks étaient néanmoins ravis de discuter dans leur mome loshn (ou lushn, comme diraient les Polonais) – langue maternelle, en yiddish – et nombre d’interviews se sont déroulées dans un mélange d’anglais, d’hébreu et de yiddish.
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Au-delà des difficultés connues par la Lituanie pour affronter l’ampleur de la complicité du pays pendant la Shoah, les autres critiques principalement avancées par les historiens et militants juifs à l’égard du gouvernement sont sa glorification présumée et toujours actuelle de personnalités qui étaient soit des antisémites célèbres, soit des collaborateurs des nazis – voire les deux à la fois.
Un grand nombre de héros du pays ont été des partisans antisoviétiques – ou des combattants de la liberté, comme on les appelle ici – mais certains d’entre eux ont également été impliqués dans des agitations ou même dans des atrocités antijuives.
Parmi les cas les plus extrêmes, une rue de Vilnius qui porte le nom d’un diplomate allié à Hitler, Kazys Skirpa, et une plaque à la mémoire du collaborateur nazi Jonas Noreika placée à l’entrée de l’Académie des sciences de Lituanie.
Cela fait des années que des militants internationaux et locaux clament qu’un pays qui se respecte ne peut pas continuer à rendre hommage à ces hommes.
« La Lituanie n’a-t-elle personne dont elle peut être fière pour que nous en soyons réduits à aduler une personnalité célèbre pour ses propos antisémites, sa vision d’une Lituanie vidée de ses Juifs et son idéalisation de l’Allemagne hitlérienne ? », avait demandé Kukliansky en 2016 dans une lettre écrite à la municipalité de Vilnius, qui débattait du possible changement de nom de l’allée Skirpa.
Skirpa « avait prévu une Lituanie libre, sans Juifs » et avait trouvé l’idée des bataillons spéciaux qui avaient tué des milliers de Juifs dans le Septième fort de Kaunas, explique-t-elle.
Lorsque je l’ai rencontré le mois dernier dans son bureau du centre communautaire juif, Kukliansky m’a expliqué que si le nom de rue n’était pas changé, les Juifs locaux pourraient boycotter les célébrations gouvernementales entourant le Gaon de Vilna qui sont programmées en 2020.
« Attendons de voir. Si rien ne change, nous n’organiserons qu’une petite fête pour notre communauté en signe de protestation », a-t-elle dit.
Noreika qui, selon Kukliansky, avait établi le ghetto dans lequel sa mère avait été emprisonnée, n’aurait pas tué lui-même des Juifs mais « il a contribué à la mise en œuvre de la Solution finale des nazis », selon la communauté juive lituanienne.
De nombreux autres Juifs locaux – notamment certains faisant généralement acte de contrition face au gouvernement lituanien – ont exprimé le malaise qu’ils ressentent devant les honneurs rendus par leur pays à des personnalités comme Skirpa et Noreika.
« Qu’est-ce qu’un héros ? C’est la plus importante question à laquelle doit répondre aujourd’hui la Lituanie », m’a confié le député juif lituanien vétéran Emanuelis Zingeris alors que nous nous trouvions dans le Seimas, le Parlement du pays. « Tous ceux qui ont pris part, sous n’importe quelle forme, aux persécutions commises à l’encontre de leurs voisins juifs ne peuvent pas être considérés comme des héros ».
Même les partisans qui sont morts héroïquement alors qu’ils combattaient les envahisseurs soviétiques ne peuvent incarner des modèles s’ils ont collaboré de manière active ou passive avec le régime nazi, a-t-il insisté.
« Il y a une querelle autour de cette question. Et c’est une lutte pour la dignité de la Lituanie », a-t-il martelé.
Le ministre des Affaires étrangères Linkevicius et d’autres importants politiciens sont conscients de ce problème.
« Bien sûr que ce n’est pas une bonne chose » qu’une rue porte le nom de Skirpa, m’a-t-il affirmé. Mais, a-t-il ajouté, « ça prend du temps, nous sommes dans un pays démocratique… On ne peut pas aller trop vite, on ne peut pas accélérer ce processus plus que ce n’est naturellement possible ».
Si cela ne tenait qu’à lui, l’Allée Skirpa serait renommée dans les vingt-quatre heures et la plaque de Noreika enlevée dès le lendemain – mais ce n’est pas le cas, a-t-il indiqué. Le dossier est entre les mains de la municipalité de Vilnius, seule légitime à prendre une décision. Et même s’il espère qu’il y aura un passage à l’acte rapide, il ne peut néanmoins pas le garantir.
Très exactement huit jours plus tard, le 24 juillet, le conseil municipal de Vilnius a débattu d’une motion proposant de rebaptiser l’Allée Skirpa « Allée tricolore » en hommage au drapeau lituanien. Une dizaine de manifestants environ se sont réunis aux abords de la mairie pour s’opposer à cette proposition. Vingt-et-un membres du conseil ont finalement voté en sa faveur et 16 contre – avec une abstention.
« Si nous voulons être heureux et fiers d’avoir une ville ouverte et respectueuse de tous, nous ne pouvons pas afficher des signes de respect exceptionnel pour quelqu’un qui a dit : ‘Saisissons cette opportunité pour nous débarrasser de tous les Juifs et créons une atmosphère d’oppression telle qu’ils ne pourront pas seulement s’imaginer avoir des droits en Lituanie’, » a déclaré le maire Simasius immédiatement après le vote.
« Nous ne savons pas encore concrètement quand le panneau sera changé, mais il se sera dès que toutes les questions techniques seront résolues », m’ a dit Aleksandras Zubriakovas, conseiller du maire, la semaine dernière.
Quatre jours plus tard, un samedi, tôt dans la matinée, Simasius a pris une autre initiative courageuse : faire retirer la plaque posée en hommage à Noreika. Ce dernier avait contribué à « isoler les Juifs, à confisquer leurs biens et ainsi à instaurer les conditions nécessaires à leur assassinat ultérieur », a clamé le maire pour justifier sa démarche.
La communauté juive locale a salué ces deux « événements importants » en disant qu’ils étaient « significatifs pour faire avancer la justice historique ». Mais elle a également noté qu’à son grand malaise, de nombreux Lituaniens avaient critiqué ces initiatives.
« Après avoir lu des centaines de commentaires à la fois ignorants et grossiers dans lesquels les lecteurs partageaient leurs opinions sur les Juifs et la Shoah, la communauté juive commence à se demander si le public lituanien est suffisamment mûr pour célébrer l’Année de l’histoire juive », a-t-elle indiqué dans un communiqué.
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Bien sûr, des Lituaniens qui ont aidé avec bonheur les nazis à débarrasser le pays des Juifs, « mais quand les Juifs attirent l’attention là-dessus, ça entraîne une contre-réaction – c’est normal », a commenté le rabbin Krinsky, émissaire du mouvement ‘habad, lorsque je l’ai interrogé au sujet de Skirpa et de Noreika.
S’entretenant avec moi dans la synagogue chorale de la ville – seul lieu de culte juif de Vilnius qui offre des services de prière quotidiens – il a affirmé que « ramener les enfants juifs vers le Yiddishkeit [étude et pratique du judaïsme] est plus important » que les débats historiques animés (le mouvement ‘habad se concentre en général sur la sensibilisation religieuse et tente de se tenir à l’écart des conflits avec les autorités).
« Il est préférable d’avoir ce type de discussions avec le gouvernement à huis-clos », a-t-il estimé.
« Quand nous dénonçons à voix trop forte des problèmes en tant que communauté juive, les choses deviennent alors soudainement ‘une question juive’ et ont tendance à s’obscurcir, et les émotions prennent la place d’un débat substantiel », a-t-il expliqué.
« Une fois que les choses deviennent publiques, il est plus difficile, pour les autorités lituaniennes, de faire ce qui s’impose », a-t-il dit.
En exemple, le rabbin Krinsky cite ses protestations en coulisses à l’encontre d’un projet visant à transformer un complexe sportif décrépi et désaffecté qui avait été érigé sur le cimetière historique juif de la ville en centre de conférences à la pointe de la technologie.
« Je n’ai pas fait campagne contre les projets du gouvernement. J’ai plutôt rencontré discrètement les personnes intéressées et leur ai présenté mon point de vue », a-t-il fait savoir.
Je lui ai demandé où en étaient les choses actuellement dans ce dossier.
« Je ne sais pas. Lors de notre dernier entretien, le maire m’a promis qu’il allait chercher un autre lieu pour accueillir le centre de conférences », m’a-t-il répondu.
Je n’avais pas eu connaissance antérieurement de cette controverse particulière et j’ai donc demandé à Dainius Junevicius, haut responsable au sein du ministère de la Justice chargé des questions relatives à la communauté juive, de m’en dire plus.
Il a soupiré comme s’il avait espéré que je quitte la Lituanie sans trouver une fois encore une autre problématique douloureuse. Il m’a ensuite donné quelques documents sur le sujet qui avaient été préparés par son bureau – où cas où j’en réclame, je le suppose – et m’a promis de m’emmener sur le site de manière à ce que je puisse voir les choses par moi-même.
Quelques heures plus tard, Junevicius et moi-même nous sommes dirigés vers une zone immense et presque vide du quartier Snipiskes de Vilnius.
Elle accueillait par le passé le cimetière Piramónt qui avait été construit au 16e siècle. Le Gaon de Vilna y a été enterré, même si sa tombe a été déplacée dans un autre cimetière en 1950.
Quelques années plus tard, le cimetière de Snipiskes fut rasé, et en 1971, le « palais des sports » fut construit en son coeur. Lors des travaux, « presque toutes les tombes existantes ont été détruites », affirme la communauté juive lituanienne.
Préparant les fondations du complexe sportif, les soviétiques avaient creusé à neuf mètres de profondeur, détruisant toutes les tombes situées sous le bâtiment. C’est ce que Junevicius m’a dit alors que nous traversions le complexe vide – et sincèrement très laid.
C’est une tragédie, a-t-il déclaré, ajoutant qu’il venait ici pour prendre du bon temps quand il était étudiant, sans savoir qu’il marchait sur ce qui avait été un cimetière.
Contrairement à ce que pensait le rabbin Krinsky, Vilnius va se lancer dans les rénovations prévues, a-t-il ajouté, mais seul le bâtiment subira des travaux. Le périmètre à ses alentours, où se trouvent encore des tombes juives, ne sera pas touché, a-t-il juré.
« La communauté juive lituanienne, la Commission de préservation des cimetières juifs d’Europe [basée à Londres] et autres autorités devront convenir ensemble de toutes les questions liées à l’arrangement du cimetière et à l’organisation des travaux de reconstruction dans la zone », stipule le document qui m’a été donné par Junevicius.
Les travaux devraient s’achever fin 2022.
Plus d’une dizaine de parlementaires américains, notamment le représentant Eliot Engel et le sénateur Ben Cardin, ont protesté publiquement contre ce projet.
Dans une lettre adressée en 2018 au président lituanien, le grand-rabbin ashkénaze israélien, David Lau, avait indiqué que les rénovations proposées « endommageront gravement les restes des dépouilles reposant dans cette terre sacrée ». Tous les rabbins avec lesquels il s’était entretenu avaient convenu que la loi juive interdit strictement tout changement au statu-quo, avait-il écrit.
Une pétition en ligne recommandant vivement au gouvernement de transférer le centre de conférences prévu sur un autre site a recueilli plus de 46 000 signatures.
Au mois d’avril, la Fondation européenne des droits de l’Homme, une ONG basée en Lituanie, a porté plainte contre la rénovation du complexe sportif devant un tribunal de Vilnius.
La Lituanie contemporaine est un ouvrage en cours, et le fait que les autorités mènent à bien ce projet controversé – ou qu’elles y renoncent – n’est que l’un de nombreux critères sur lesquels sera jugée l’aptitude du pays à prendre en charge son passé tumultueux.
Le nouveau président lituanien Gitanas Nauseda, qui a pris ses fonctions trois jours avant mon arrivée à Vilnius, a apporté sa contribution dans le vif débat portant sur Skirpa et Noreika, ces deux combattants de la liberté déshonorés par leur collaboration avec les nazis.
Dans un communiqué publié sur son site internet, il a clamé qu’il ne revenait pas aux responsables politiques locaux de décider qui était un héros et qui ne l’était pas.
Il a invité les historiens, les scientifiques politiques et les professionnels du patrimoine culturel à « débattre ensemble pour déterminer de ce que pourrait être la base de la formulation des principes et des régulations d’une politique de commémoration nationale ».
Il a vivement recommandé au public de respecter un « moratoire » sur les discussions historiques polémiques jusqu’à ce que de tels principes soient établis.
Mais si on s’en tient aux controverses passées, il n’est pas sûr que son appel ne reste pas lettre morte.
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