Tony Awards : Avec Leopoldstadt et Parade, l’antisémitisme sur le devant de la scène
L'œuvre de Tom Stoppard a été sacrée meilleure pièce; la mise en scène de la diffamation et du lynchage de Leo Frank remporte le prix de la meilleure reprise d'une comédie musicale
Une pièce du vétéran Tom Stoppard, « Leopoldstadt« , sur une famille juive pendant la Shoah et une comédie musicale sur une adolescente qui vieillit trop vite, ont remporté les prix les plus convoités aux équivalents des Oscars de Broadway à New York, les Tony Awards.
Certaines des personnes honorées dans le cadre de ces émissions ont tour à tour fait des déclarations liant la haine des Juifs à d’autres formes de haine, notamment l’homophobie et le sentiment anti-transgenre, à une époque où l’inclusion des transgenres est largement attaquée.
« Leopoldstadt » a obtenu quatre récompenses, dont celle de la meilleure pièce de théâtre, une nouvelle consécration dans la longue carrière du dramaturge britannique de 85 ans. (Il s’agissait du cinquième Tony de Stoppard, 55 ans après son premier Tony pour « Rosencrantz et Guildenstern sont morts »).
« Je suis envahi par des émotions qu’un robot de dialogue ne pourrait pas comprendre », a-t-il plaisanté sur scène, ironisant sur le boom des outils d’intelligence artificielle comme ChatGPT, dont certains craignent qu’ils menacent la création artistique.
Comme d’autres vainqueurs de la soirée, il a aussi profité de son discours pour rendre hommage aux auteurs, en pleine grève des scénaristes d’Hollywood, qui luttent pour de meilleures rémunérations et un partage plus équitable des bénéfices des plateformes de streaming.
Tom Stoppard, co-scénariste de « Brazil » (1985) et de « Shakespeare in Love » (1998) qui lui avait donné un Oscar, remporte un cinquième Tony avec « Leopoldstadt », une œuvre parmi ses plus personnelles, lui dont les quatre grands-parents sont morts dans les camps de concentration.
La pièce suit, en cinq actes, de 1899 à 1955 le parcours d’une famille juive aisée installée à Vienne, dont le destin sera bouleversé par la montée du nazisme et la Shoah.
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L’acteur de « Leopoldstadt » Brandon Uranowitz, le seul membre de la grande distribution de la pièce à avoir été distingué, a remporté le prix de l’acteur principal dans une pièce de théâtre et a remercié Stoppard d’avoir écrit un spectacle sur l’antisémitisme et « la fausse promesse de l’assimilation ». Il a rappelé que des membres de sa famille avaient été assassinés par les nazis en Pologne.
M. Uranowitz, qui est homosexuel, a terminé par un appel aux parents : « Lorsque votre enfant vous dit qui il est, croyez-le. »
Saison pleine
Une autre œuvre sur l’antisémitisme, « Parade« , qui raconte le procès et le lynchage d’un juif américain dans les années 1910 dans le sud des Etats-Unis, a reçu les prix de la meilleure mise en scène et de la meilleure reprise pour une comédie musicale.
Alfred Uhry, qui a écrit le livre de la production originale de 1998 de « Parade », portait une étoile de David lorsqu’il est venu accepter le prix de la meilleure reprise.
Michael Arden, le metteur en scène, a souligné dans son discours que Leo Frank avait eu « une vie interrompue par la croyance qu’un groupe de personnes a plus ou moins de valeurs qu’un autre », ce qui est « au cœur de l’antisémitisme, de la suprématie blanche, de l’homophobie, de la transphobie, de l’intolérance sous toutes ses formes ».
Arden a demandé à la foule de tirer les leçons du spectacle, « sinon nous sommes condamnés à répéter les horreurs de notre histoire ». Il a conclu son discours en prononçant un juron, qui a été supprimé par la chaîne de télévision, et en exprimant son soutien aux jeunes transgenres et non binaires.
L’autre récompense prestigieuse de la soirée, celle de la meilleure comédie musicale, est allée à « Kimberly Akimbo », qui a remporté cinq Tony Awards. Elle raconte la vie d’une adolescente atteinte d’une maladie rare qui la fait vieillir prématurément.
Dans l’une des catégories les plus relevées, le prix de la meilleure actrice dans une pièce de théâtre a été remis à Jodie Comer, connue des fans de séries pour son rôle de Villanelle dans « Killing Eve », et récompensée pour son brûlant one-woman-show « Prima Facie ». L’œuvre raconte l’histoire d’une avocate qui défend des agresseurs sexuels, jusqu’à ce qu’elle soit confrontée elle-même à une telle attaque.
Elle concourait notamment face à Jessica Chastain (« A doll’s house »).
Pour la première fois, des comédiens non binaires, Axel Newell (meilleur second rôle dans une comédie musicale) et J. Harrisson Ghee (meilleur acteur dans une comédie musicale), ont remporté des récompenses.
L’acteur non juif Sean Hayes a remporté le prix du meilleur acteur dans une pièce de théâtre pour son rôle d’Oscar Levant, pianiste de concert, acteur et artiste juif ayant réellement existé et ayant lutté toute sa vie contre la maladie mentale, dans « Good Night, Oscar ».
« Ce doit être la première fois qu’un Oscar remporte un Tony », a plaisanté Hayes, ajoutant que l’esprit, l’irascibilité et la virtuosité de Levant n’étaient pas seulement une source d’inspiration, mais aussi une véritable originalité.
Le spectacle a été marqué par plusieurs autres temps forts juifs. Les légendes juives de Broadway John Kander (96 ans) et Joel Grey (91 ans) ont reçu le prix de la soirée pour l’ensemble de leur œuvre, et c’est la fille de Grey, Jennifer Grey, qui lui a remis ce prix. Kander a composé et Grey a joué dans « Cabaret », une comédie musicale qui se déroule dans l’Allemagne de l’époque de Weimar, et Grey a monté la récente reprise en yiddish de « Un violon sur le toit », qui a connu un grand succès. Kander est également le compositeur de « New York, New York », un nouveau spectacle dont l’un des musiciens est un réfugié juif de la Pologne occupée par les nazis.
Miriam Silverman a remporté le prix de l’actrice principale dans une pièce de théâtre pour son rôle dans « The Sign in Sidney Brustein’s Window », une reprise d’une pièce de Lorraine Hansberry longtemps négligée, qui raconte l’histoire d’un couple bohème juif dans le Greenwich Village des années 1960.
Lea Michele, qui a remplacé Beanie Feldstein dans « Funny Girl » et qui n’est pas éligible pour un Tony, a interprété son air fétiche tiré du spectacle sur la comédienne juive Fanny Brice. « A Beautiful Noise », une comédie musicale biographique sur le crooner juif Neil Diamond, a également interprété « Sweet Caroline », bien qu’elle ne soit pas nominée pour un Tony. La foule s’est prêtée au jeu en chantant.
Un clin d’œil juif inattendu a été fait vers la fin de la cérémonie, lorsque la troupe de la comédie musicale « Shucked », un spectacle sur le maïs, a interprété une chanson expliquant aux spectateurs les nombreux endroits où l’on peut déguster ce légume. Parmi les options proposées : « Apportez-le à un bris (circoncision) ! »
La 76e cérémonie des Tony Awards, retransmise sur CBS et présentée par la comédienne Ariana DeBose, a conclu la première saison pleine pour Broadway depuis la pandémie de Covid-19, qui avait contraint les théâtres à fermer pendant 18 mois.
De mai 2022 à mai 2023, avec 40 nouvelles productions, les théâtres de Broadway, poumon culturel et touristique autour de Times Square, ont attiré 12,2 millions de spectateurs et généré des recettes de 1,5 milliard de dollars, a récemment indiqué la Broadway League, qui représente 41 salles.
En 2018-2019, Broadway avait attiré 14,7 millions de spectateurs et rapporté plus de 1,8 milliard de dollars recettes.
La saison a notamment été marquée par la clôture de la comédie musicale la plus ancienne de Broadway, « Le fantôme de l’Opéra », qui a baissé le rideau après 13.981 représentations en 35 ans, victime d’audiences trop faibles au retour de la pandémie.