Un film fait revivre l’œuvre avant-gardiste d’une jeune victime d’Auschwitz
Alors qu'elle se cachait des nazis, Charlotte Salomon a réalisé "Leben? oder Theater? ", une série de peintures accompagnées de musique et de textes
New York Jewish Week – Alors qu’elle se cachait des nazis, l’artiste juive allemande Charlotte Salomon a commencé sa série de peintures et de textes autobiographiques par une description simple et douloureuse du suicide de sa tante et homonyme : « Scène 1 : 1913. Un jour de novembre, une jeune fille nommée Charlotte Knarre quitte la maison de ses parents et se jette dans l’eau ».
Intense et mémorable, cette image est le point de départ de Leben? oder Theater? [Vie ? ou Théâtre ?], un ensemble de centaines de gouaches que Charlotte Salomon a réalisées entre 1940 et 1942. Décrite comme une « pièce autobiographique », elle présente des histoires personnelles illustrées par des peintures aux couleurs vives et des indications musicales. Charlotte Salomon, qui avait une vingtaine d’années lorsqu’elle a réalisé cette œuvre, l’appelait un singspiel, c’est-à-dire une pièce de théâtre musicale.
Aujourd’hui, un nouveau film réalisé par les sœurs françaises Delphine et Muriel Coulin offre une représentation cinématographique de son œuvre la plus connue. Charlotte Salomon : Life and the Maiden [Charlotte Salomon : La vie et la jeune fille] a été présenté en première mondiale au Lincoln Center le 18 janvier, dans le cadre du festival du film juif de New York.
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Le film se situe quelque part entre cinéma et installation artistique : Hormis une brève introduction et une conclusion, ce sont les peintures éloquentes de Salomon qui occupent l’écran la plupart du temps. La bande sonore donne vie aux tableaux, tout comme la musique que Charlotte Salomon a indiquée dans son scénario original, et le texte lu par l’actrice Vicky Krieps (Phantom Thread, Corsage), qui joue le rôle principal de Charlotte.
« Nous ne voulions pas faire un documentaire pur sur elle », a déclaré la co-réalisatrice Delphine Coulin au New York Jewish Week. « Ce qui n’avait jamais été fait, c’était de faire un vrai film avec la peinture, la musique et le texte, et d’imaginer ce que Charlotte visualisait quand elle peignait… Les voisins disaient qu’ils pouvaient l’entendre chanter pendant qu’elle peignait. »
Aujourd’hui, Salomon – qui est morte à Auschwitz à l’âge de 26 ans en 1943 – est en quelque sorte la coqueluche des amateurs d’art et des historiens juifs. Dans un article du New Yorker de 2017, l’écrivain Toni Bentley écrit que Leben? oder Theater? est « la plus grande œuvre d’art unique créée par un Juif pendant la Shoah. » Elle est aussi parfois comparée à Anne Frank. Mais les critiques ont jugé que cette comparaison ne rendait justice ni à l’une ni à l’autre de ces deux artistes, distinguant le caractère jeune et direct des écrits de Frank, alors adolescente cachée, des représentations plus mûres et plus sophistiquées de Salomon, alors jeune artiste.
Née à Berlin en 1917, Salomon a grandi dans une famille juive allemande cultivée. Elle étudie à la prestigieuse Académie des Arts de la capitale allemande jusqu’à l’arrivée au pouvoir des nazis, qui l’empêche de poursuivre ses études. En 1938, son père fait un bref séjour dans un camp de concentration. Après sa libération, il envoie sa fille chez ses grands-parents dans le sud de la France, où il l’espère en sécurité.
Peu après l’arrivée de Salomon à Villefranche-sur-Mer en 1939, sa grand-mère fait une tentative de suicide et meurt. Ce n’est que là que Salomon apprend que sa mère s’est également suicidée et que les femmes de sa famille ont des antécédents de dépression (même si le thème n’est pas abordé dans le film, son grand père aurait été violent).
Dans Leben? oder Theater? Salomon écrit : « Ma vie a commencé quand ma grand-mère a mis fin à la sienne, quand j’ai appris que ma mère aussi avait mis fin à sa vie, et qu’au fond de moi, je ressentais la même prédisposition au désespoir et à la mort. Je me suis dit : soit je me tue aussi, soit je crée quelque chose de vraiment fou et extraordinaire. »
C’est ce que Salomon a fait pendant les deux années suivantes, créant quelque 1 300 tableaux sur sa vie en exil. Elle a accompagné ces tableaux de textes et de morceaux de musique, dont Bach, Schubert, Mahler et l’hymne allemand Deutschlandlied, créant ainsi une œuvre multimédia complète.
Alors que l’étau nazi se resserre en France, Charlotte Salomon, consciente du danger qu’elle court, apporte une boîte contenant toutes ses peintures à un ami, le médecin de la ville. Le film raconte ce qu’elle lui dit : « Prends-en soin. C’est toute ma vie. » Quelques semaines plus tard, Salomon, enceinte de cinq mois, est envoyée à Auschwitz, où elle meurt le 10 octobre 1943.
Si l’œuvre de Salomon comprend des représentations de nazis, d’antisémitisme et de persécution, la plus grande partie de Leben? oder Theater? – et donc du film – est consacrée à la vie intérieure explosive et l’autobiographie de sa créatrice. Cette dernière explore le suicide, la luxure freudienne, la détresse psychologique, la musique, la philosophie et ses propres impulsions artistiques.
Pourtant, Leben? oder Theater? est indéniablement un produit de son époque, et inclut à ce titre des images historiques de l’ascension d’Hitler. Bien que les réalisatrices françaises ne s’identifient pas elles-mêmes comme juives, Delphine a déclaré qu’elle et sa sœur ont de la famille juive, et comme elle l’a souligné, le contenu du film est plus pertinent que jamais.
« L’antisémitisme n’a jamais disparu, mais aujourd’hui, en France et en Europe, il est plus fort qu’il ne l’a été depuis 1945 », a-t-elle estimé. « Nous le voyons vraiment et nous en parlons presque tous les jours. Nous ne pouvons pas l’ignorer. »
« Face à cette drôle d’époque que nous vivons, Charlotte vous donne de la force, car elle a vraiment transcendé les époques grâce à sa foi profonde dans l’art et dans l’amour », ajoute-t-elle.
Le film se termine sur des images étonnantes du père et de la belle-mère de Charlotte Salomon, qui ont survécu en se cachant aux Pays-Bas, alors qu’ils regardant les peintures de leur fille pendant qu’un interviewer leur pose des questions sur Charlotte.
« J’ai été surpris quand j’ai découvert son œuvre », dit son père Albert Salomon. Il ignorait tout du projet de sa défunte fille jusqu’à ce que le couple visite Villefranche-sur-Mer après la guerre, dans l’espoir de trouver des traces de la vie de Charlotte.
« L’œuvre est très, très vivante – très expressive de la vie sous tous ses aspects », a déclaré Delphine à propos de l’art de Charlotte Salomon – et les sœurs Coulin, ce qui les a inspirées à faire découvrir l’œuvre à un public plus large.
Muriel a réalisé sa première pièce de théâtre en 2019, Charlotte, une adaptation de l’œuvre de Salomon pour la scène, jouée à Paris au Théâtre du Rond Point. Lorsque la pandémie de COVID a mis fin à la production, les Coulin ont transposé leur médium au cinéma.
Delphine ajoute qu’elles ont également été touchées par ce qu’elle appelle « l’histoire poignante » de la brève vie de Salomon, désormais immortalisée par son élan créatif singulier face à l’adversité.
« Dans les moments difficiles – et les moments qu’elle a vécus étaient probablement les plus difficiles de tous les temps – elle avait vraiment foi en l’art », a-t-elle déclaré. « Comment l’art vous aide à survivre. Comment il vous rend presque éternelle. Nous ne parlerions pas d’elle ainsi si elle n’avait pas créé cette œuvre merveilleuse. »
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