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À Istanbul, des Juifs se battent pour sauver leur langue ancestrale

S'il est une chose que regrette Dora Beraha au soir de sa vie, c'est de n'avoir pas transmis à ses enfants le judéo-espagnol, langue parlée depuis 500 ans par les Juifs d'Istanbul

Sur cette photographie du 5 décembre 2019, Izzet Bana (droite), responsable du chorale NES qui chante en judéo-espagnol à Istanbul. (Photo par Ozan KOSE / AFP)
Sur cette photographie du 5 décembre 2019, Izzet Bana (droite), responsable du chorale NES qui chante en judéo-espagnol à Istanbul. (Photo par Ozan KOSE / AFP)

S’il est une chose que regrette Dora Beraha au soir de sa vie, c’est de n’avoir pas transmis à ses enfants la langue parlée depuis 500 ans par les Juifs d’Istanbul, le judéo-espagnol, aujourd’hui menacé d’extinction.

« Après nous, restera-t-il encore des gens qui parleront cette langue ? », s’inquiète cette discrète nonagénaire en tournant les pages d’un lourd album photo. « Sans doute très peu. Il est possible qu’elle disparaisse. »

Pour tenter de sauver ce pilier de l’identité de la communauté juive de Turquie, la plus importante du monde musulman avec 15 000 membres, une poignée de résistants livrent, avec de maigres moyens, un combat qui semble perdu d’avance.

Mélange de castillan médiéval, d’hébreu et d’autres langues comme le turc, l’arabe et le grec, le judéo-espagnol est né après l’expulsion en 1492 des Juifs d’Espagne qui se dispersent majoritairement dans l’Empire ottoman.

La langue se transmet de génération en génération et connaît son apogée au 19e siècle, avant de décliner, progressivement supplantée par le français au sein de la communauté juive ottomane.

Après l’effondrement de l’empire, la politique d’assimilation des minorités menée par la République turque accélère le mouvement. « Citoyen, parle turc ! », exhortent les autorités dans les années 1930.

Si Mme Beraha n’a pas enseigné le judéo-espagnol à ses enfants, c’est pour qu’ils se fondent dans la société. « Nous voulions qu’ils réussissent », dit-elle.

Le judéo-espagnol, aussi appelé judesmo ou spanyolit, est plus connu sous le nom de ladino, même si cette appellation est impropre car elle désigne à l’origine une langue écrite utilisée par des rabbins espagnols pour enseigner les textes sacrés hébreux.

Selon l’Unesco, 100 000 personnes le parlent encore dans le monde, la plupart en Israël où des Juifs des territoires de l’ancien Empire ottoman ont émigré par dizaines de milliers ces dernières décennies.

Cette photographie prise le 12 décembre 2019 montre une copie du mensuel El Amaneser, entièrement publié en judéo-espagnol, à Istanbul. (Photo par Ozan KOSE / AFP)

Le judéo-espagnol survit également sous différentes déclinaisons au sein de petites communautés juives des Balkans et du bassin méditerranéen, comme au Maroc, où il est appelé haketia.

Contrairement à d’autres importantes communautés séfarades de Méditerranée décimées par la Shoah, comme à Salonique, la langue a survécu à Istanbul. Mais la plupart de ceux qui la parlent sont aujourd’hui très âgés.

La perspective de voir le judéo-espagnol disparaître a provoqué un sursaut chez certains Juifs d’Istanbul, une communauté sous pression depuis que des attentats ont frappé en 2003 deux synagogues.

Karen Sarhon a consacré sa vie à la sauvegarde ce cette langue. À la tête du Centre de recherche sur la culture séfarade ottomane, cette femme énergique de 61 ans dirige également El Amaneser, un supplément mensuel entièrement en ladino du journal de la communauté juive de Turquie, Salom.

Elle note l’émergence ces dernières années d’un « très grand intérêt » pour le judéo-espagnol.

« Nous avons lancé El Amaneser en 2003 avec huit pages. Aujourd’hui, il fait 32 pages », relève Mme Sarhon, ajoutant que 8 000 personnes, en Turquie et à l’étranger, le lisent chaque mois.

Elle constate cependant que la transmission auprès des nouvelles générations s’est enrayée, au profit de langues jugées « plus utiles » dans un monde globalisé, comme l’anglais ou l’espagnol contemporain.

Dans l’espoir de toucher les plus jeunes, cette retraitée de l’enseignement poste régulièrement des tutoriels linguistiques sur les réseaux sociaux.

Can Evrensel Rodrik, petit-fils de Mme Beraha, fait partie des jeunes déterminés à reprendre le flambeau.

Sur cette photo prise le 8 décembre 2019,
Can Evrensel Rodrik (droite), âgé de 30 ans, à qui sa grand-mère Dora Beraha, âgée de 90 ans, a enseigné le judéo-espagnol quand il était enfant, regarde un album de photo de famille lors d’un entretien accordé à l’AFP à Istanbul. (Photo par Ozan KOSE / AFP)

Tout petit, ce biologiste de 30 ans à la tignasse ondulée a « forcé » ses grands-parents à lui enseigner cette langue qu’aucun de ses cousins ne parle.

Pour « rendre cette langue attractive » auprès des jeunes, il imagine « lancer une station de radio, traduire un jeu vidéo ou enseigner le ladino dès la crèche ».

De nombreux Juifs de Turquie restent attachés au ladino car il est le dernier fil qui les relie à leurs lointains ancêtres chassés de la péninsule ibérique.

« Dès mon plus jeune âge, on m’a appris ceci : ‘Vinimos de la Espana en 1492’, nous sommes venus d’Espagne en 1492 », explique M. Evrensel Rodrik.

« Une grande partie de ce que nous sommes, une grande culture et une grande langue vont disparaître si le judéo-espagnol disparaît », ajoute-t-il.

Pour d’autres, comme Denise Horada, une retraitée de 63 ans membre d’une chorale qui chante en judéo-espagnol, cette langue évoque le souvenir d’un passé moins lointain, mais plus heureux.

« Cela me rappelle ma grand-mère. J’ai toujours entendu ces chansons quand j’étais enfant », sourit-elle. « Quand je chante, c’est comme si elle était à mes côtés ».

Admettant que sauver la langue sera difficile vu le faible nombre de locuteurs, Mme Sarhon, s’efforce aujourd’hui de constituer des archives pour qu’il en reste une trace.

« Avant qu’il ne soit trop tard », elle a ainsi mené des dizaines d’entretiens avec ceux, comme Mme Beraha, qui la parlent parfaitement et compte désormais les mettre en ligne.

De cette manière, explique-t-elle en tapotant le disque dur qui contient son trésor, « si les générations suivantes veulent savoir d’où elles viennent, comment parlaient leurs ancêtres, quel était leur sens de l’humour, elles auront tout à disposition ».

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