Adidas, l’équipementier sportif allemand fondé par deux frères devenus nazis
Les propos antisémites du rappeur américain Kanye West ravivent un passé que la société, créée en Allemagne, tente soigneusement de faire oublier

JTA – La star du rap américain Kanye West a beau refuser de revenir sur ses propos antisémites, certains de ses partenaires commencent à quitter le navire.
La maison de mode Balenciaga et le magazine Vogue ont ainsi annoncé qu’ils ne travailleraient plus avec lui. L’agence hollywoodienne CAA l’a laissé tomber et un documentaire prévu sur lui a été abandonné.
Mais, jusqu’à ce mardi, Kanye West pouvait encore compter sur une entreprise de taille : Adidas.
Bien que le conglomérat allemand ait récemment annoncé qu’il “réexaminerait l’opportunité de” son partenariat avec West, Adidas n’avait toujours pas officiellement mis fin à leur partenariat lundi, cinq jours après que West a crânement assuré dans un podcast « Je peux tenir des propos antisémites, ils ne me laisseront pas tomber ».
La marque s’était depuis murée dans le silence, alors que des groupes néo-nazis reprennent les mots de West pour s’en prendre aux Juifs, comme dans cette bannière antisémite suspendue à un pont de Los Angeles et immédiatement condamnée par la Maison Blanche lundi.

L’Anti-Defamation League (ADL) exerce d’intenses pressions pour convaincre l’entreprise de se désolidariser de West, et des célébrités telles que Kat Dennings, David Schwimmer ou Busy Phillips se sont personnellement engagées.
D’autres célébrités, comme Reese Witherspoon ou l’ex-femme de West, Kim Kardashian, mettent à contribution leurs réseaux sociaux pour dénoncer toute forme d’antisémitisme, sans toutefois faire nommément référence à Adidas ou West.
Jessica Seinfeld, auteure juive de livres de cuisine et épouse du comédien Jerry Seinfeld, a déclenché un mouvement sur Instagram, encourageant ses abonnés à partager le message « Je soutiens mes amis juifs et le peuple juif ».
Adidas fait l’objet d’une surveillance étroite en raison de son partenariat extrêmement lucratif avec West : les chaussures et vêtements issus de leur collaboration auraient généré environ 2 milliards de dollars de chiffre d’affaires l’an dernier et donné un cachet culturel à la marque, auprès des plus jeunes consommateurs.
Mais la société a aussi un passé nazi qu’elle n’évoque que rarement.
(Le PDG de la société, Kasper Rorsted, a annoncé en août qu’il se retirerait en 2023.)
Suit une version condensée de l’histoire d’Adidas avec les Nazis, les Juifs et le rappeur superstar qui se fait maintenant appeler Ye.
Adidas a-t-elle vraiment un passé nazi ?
Oui, mais sa fondation est antérieure au nazisme.
La société a été fondée en 1924 dans l’Allemagne de Weimar sous le nom de Gebrüder Dassler Schuhfabrik (Cordonnerie des freres Dassler), en abrégé Gerda, par les frères Adolf (« Adi ») et Rudolf Dassler.
Originaires de Herzogenaurach, en Bavière, les frères Dassler se font rapidement un nom en mettant au point les tout premiers modèles de chaussures à crampons, dotées de clous pour faciliter le déplacement des coureurs sur terrain accidenté.
Le 1er mai 1933, l’entreprise est déjà prospère et lorsqu’Hitler prend le pouvoir en Allemagne, les frères Dassler rejoignent le parti nazi, comme l’explique l’ouvrage de la journaliste Barbara Smit « Sneaker Wars » [La guerre des baskets] sur l’histoire d’Adidas.
Les Nazis font du sport une vitrine de l’Allemagne et un outil de propagande pour attirer les jeunes hommes, de sorte qu’Adidas sert bien leurs intérêts.
Sous le régime nazi, les ventes de baskets des Dassler explosent et l’entreprise ne cesse de croître.
Pendant les tristement célèbres Jeux olympiques de Berlin, en 1936, mis en scène par Hitler pour montrer au monde entier la supériorité athlétique aryenne, de nombreux athlètes allemands portent des chaussures Dassler.

Même l’athlète noir américain Jesse Owens, dont la seule présence aux jeux était un pied de nez aux théories raciales d’Hitler, s’est montré avec des Adidas aux pieds.
Owens est populaire auprès des Allemands et des Américains, et Adi Dassler réussit à le convaincre de porter les chaussures de sa marque lors de la cérémonie de remise des médailles.
Cette publicité mondiale permet à la marque de se faire une place de choix sur les marchés alliés après guerre, en dépit de son passé trouble.
À quel point les frères Dassler étaient-ils impliqués dans le nazisme ?
Selon Smit, Rudolf était un bien plus fervent adepte qu’Adi, mais les deux frères avaient leur carte de membre du parti et accompagnaient leurs lettres d’un « Heil Hitler ».
Pendant la guerre, les usines de chaussures des frères sont converties en usines de munitions pour l’armée nazie.
(D’autres fabricants de chaussures allemands testaient leurs produits sur des travailleurs forcés, dans des camps de concentration.)
Rudolf est appelé à se joindre à l’effort de guerre, mais il ne le fait pas vraiment, obsédé à l’idée de garder le contrôle de l’entreprise, dont il pense que son frère tente de le priver.
Selon Der Spiegel, des unités américaines auraient eu pour objectif de détruire l’usine de Herzogenaurach, qui employait des travailleurs forcés, en avril 1945, avant que la femme d’Adi, Käthe, ne les convainque que le bâtiment n’était utilisé que pour fabriquer des baskets.
Elle obtient gain de cause.
L’usine est sauvée, et lorsque l’US Air Force prend le contrôle de la base aérienne d’Herzogenaurauch, les soldats américains fans de Jesse Owens achètent des chaussures Dassler et font ainsi connaître la marque, de retour dans leur pays.
Qu’est-il arrivé à Adidas après la guerre ?
Ironiquement, la fin de la Seconde Guerre mondiale signe le début du combat entre les deux frères pour leur société.
Lorsque l’Allemagne entre dans la période de dénazification, les Alliés forcent les habitants de la ville de Herzogenaurach – y compris, vraisemblablement, les Dassler et leurs employés – à regarder des images des horreurs infligées aux Juifs dans les camps de concentration nazis.
Rudolf est arrêté, soupçonné d’avoir fourni des informations à la Gestapo. Il est brièvement envoyé dans un camp de prisonniers de guerre allemand, dont il est libéré un an plus tard en raison de l’arriéré de poursuites contre les prisonniers de guerre.
De son côté, Adi est accusé d’avoir activement aidé les nazis pendant la guerre, mais il parvient à réunir des témoignages – dont celui du maire de la ville – attestant qu’il était loin d’être un fervent soutien du nazisme.

Selon Smit, Adi soutient avoir continué à travailler avec des marchands de cuir juifs bien plus longtemps que la plupart des autres commerces allemands.
Le maire d’une ville voisine, qui se dit à moitié juif, assure que Dassler l’a hébergé à la fin de la guerre.
La relation entre frères et sœurs se brise en 1949 : Adi créé sa propre entreprise sous le nom Adidas, et Rudolf, une société rivale de vêtements de sport, Puma.
Les deux sociétés sont basées à Herzogenaurach, et les habitants de la ville restent encore aujourd’hui divisés, pris dans cette querelle de loyauté (même si Adidas, actuellement n°2 derrière Nike, semble avoir pris le dessus).
Quelle relation Adidas entretient-elle avec les Juifs aujourd’hui ?
La société parle d’Adolf Dassler comme du « père fondateur », mais demeure discrète sur le passé nazi de ses créateurs.
Sur son site Internet, Adidas définit les années antérieures à 1949 comme « le début de notre histoire », sans référence aux nazis ni à Owens.
Dans les années qui suivent, des athlètes juifs tissent des partenariats avec la marque. En 1972, à la demande d’Adidas, le nageur olympique juif américain Mark Spitz porte une paire d’Adidas sur le podium, lors de la cérémonie de remise des médailles. Et l’an dernier, Adidas Israël a mené une campagne mettant en vedette un marathonien orthodoxe haredi.

Adidas s’est parfois trouvé impliqué dans les eaux troubles de la géopolitique en raison du conflit israélo-palestinien.
En 2012, la société est boycottée par les États arabes pour avoir parrainé le marathon de Jérusalem, qui traversait un territoire disputé.
En 2018, la société met fin au patronage de l’Association israélienne de football, à la grande satisfaction du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), dans la mesure où l’association comptait des équipes représentant les implantations israéliennes.
(Puma a, plus tard, repris ce partenariat.)
Adidas n’a pas répondu à une demande de commentaire de la JTA sur la question.
Quelle est la suite ?
Le partenariat d’Adidas avec Kanye West remonte à une dizaine d’années et s’avère des plus lucratifs.
La ligne de baskets Yeezy, associée à d’autres produits, a rapporté à la société un chiffre d’affaires estimé à 2 milliards de dollars l’année dernière, soit près de 10 % de son chiffre d’affaires total, estime le Washington Post.
(West avait précédemment collaboré avec Nike, sans en être pleinement satisfait.)

En dépit des mesures de « responsabilité sociale des entreprises » mises en oeuvre par de nombreuses entreprises à la suite des manifestations pour la justice raciale de 2020, l’idée que des entreprises comme Adidas aient un réel sens des responsabilités sociales reste purement théorique, estime Josh Hunt, auteur de « University of Nike: How Corporate Cash Bought American Higher Education » [L’Université Nike : Où comment l’argent des marques a acheté les universités américaines].
« Les fabricants de baskets, comme toutes les entreprises, sont fondamentalement amorales », explique Hunt à la JTA.
« Ils feront tout, y compris ce qui est immoral, jusqu’à ce que cela ne soit plus rentable, que ce soit le travail forcé au Xinjiang [province chinoise peuplée de la communauté musulmane des Ouïgours] ou la collaboration avec les nazis. »
Mais les Juifs aiment aussi les baskets.
L’un des fans de baskets juifs les plus connus est sans doute le rabbin Yoël Mendel, membre du mouvement Habad-Loubavitch à Paris, qui se fait appeler « Rabbi Sneakers » [ Le rabbin baskets] en ligne.
Sur sa page Instagram, Mendel utilise les baskets pour parler de la Torah et diffuse des photos de chaussures et kippas inspirées de l’univers sportif, dont de nombreux articles griffés Adidas.
(Il a notamment dit beaucoup de bien d’une paire de chaussures Adidas sans cuir, susceptibles d’être portées à Yom Kippour.)
« Que dire », confie Mendel à la Jewish Telegraphic Agency. « Leurs chaussures sont confortables et très belles. »