Ce survivant du génocide arménien dont l’art a transformé Jérusalem en 1918
Ecrit par la petite-fille de David Ohannessian, "Feast of Ashes" raconte comment un artisan réfugié dans la ville sainte avec sa famille y a laissé son empreinte indélébile
David Ohannessian, l’homme qui, presque seul, allait changer le visage de Jérusalem, est arrivé en Israël comme réfugié, dans une situation de quasi-misère, au mois de décembre 1918 après avoir survécu de peu aux marches de la mort violentes et au génocide des Arméniens persécutés par les Turcs.
Lui, son épouse et leurs enfants s’installent dans une seule pièce du monastère arménien situé dans la Vieille Ville. Tout comme les milliers d’autres familles déchirées, amenées dans le quartier arménien, ils portent des vêtements offerts par les organisations caritatives et survivent grâce à la nourriture présentée sur de longues tables communautaires.
Deux ans plus tard, David Ohannessian fonde l’atelier et l’école de céramique des carreaux du Dôme du rocher, dans la Via Dolorosa. En à peine une décennie, les céramiques arméniennes commencent à changer le visage de la ville – embellissant ses rues, ses bâtiments et un grand nombre de ses sites historiques les plus célèbres grâce à ces carreaux vernissés de bleu, de rouge et de vert délicats qui allaient devenir l’une des marques de fabrique de Jérusalem.
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Au moment de sa mort à Beyrouth en 1953, les installations d’Ohannessian figurent dans des habitations et dans des bâtiments publics répartis dans de nombreux endroits dans le monde – en Turquie, au Liban, en Arabie saoudite, en Grande-Bretagne, en France, et même à Hollywood où il avait remporté un contrat pour créer une fontaine carrelée pour la demeure du magnat du cinéma Louis B. Mayer.
Un siècle après la transformation de David Ohannessian de réfugié en artiste visionnaire, sa petite-fille Sato Moughalian a écrit une biographie de référence et intimiste intitulée « Feast of Ashes: The Life and Art of David Ohannessian », qui raconte pour la toute première fois la vie de cet homme extraordinaire.
La poterie arménienne est devenue synonyme de Jérusalem. Et c’est ainsi un choc d’apprendre que la tradition de la céramique dans la ville – en allant au-delà de monuments majeurs tels que le Dôme du rocher – n’a que 100 ans.
Et qu’elle a été inspirée par un maître-artisan turc-arménien.
Aujourd’hui, les bols, les enseignes et les bibelots colorés omniprésents qui avaient été introduits par Ohannessian et huit autres familles arméniennes de Turquie sont en vente sur presque tous les étals du souk de la Vieille Ville.
Le travail de ce petit groupe peut être admiré sur les motifs en céramique d’élégantes villas des quartiers de Talbieh et de Shekh Jarrah, sur les panneaux de rue en trois langues vernissés de la Vieille Ville, sur les panneaux délicats du hall de l’American Colony Hotel et sur les fontaines monumentales et les cheminées de l’Eglise écossaise, de la Maison du gouverneur et du musée Rockefeller.
Ohannessian était un artiste, un entrepreneur et un exilé qui aida sa famille à traverser les horreurs du génocide arménien jusqu’à ce qu’elle trouve la sécurité à Jérusalem.
Le couple et ses enfants avaient survécu aux marches de la mort, aux conversions forcées, aux trahisons et à l’expulsion de la Turquie qui était balayée par une vague de nationalisme alors que l’empire Ottoman rendait son dernier souffle dans le contexte des massacres ayant marqué la Première Guerre mondiale.
L’artisan avait pu venir à Jérusalem en toute sécurité grâce aux responsables du mandat britannique, qui l’avaient laissé entrer pour réparer la façade en céramique dégradée du Dôme du rocher.
On ne lui confia finalement pas cet ouvrage, mais Ohannessian, qui avait commencé à l’âge de 15 ans à répondre aux besoins de sa famille qui vivait dans la misère en vendant des œufs, avait observé les Britanniques commencer à restaurer Jérusalem – ville noble autrefois mais ravagée depuis par la guerre, les séismes et les négligences – et il s’était saisi de l’opportunité qui lui était donnée de reconstruire sa propre carrière.
Utilisant les compétences qu’il avait acquises lorsqu’il était apprenti à Kutahya, le cœur de la céramique arménienne turque, Ohannessian ouvra son propre atelier dans cette nouvelle industrie de la ville sainte.
La famille d’Ohannessian cessa ses activités à Jérusalem en 1948, mais la famille de Megerditch Karakashian – l’un des artistes qu’il avait fait venir, à l’origine, dans la ville en 1919 – continue pour sa part le travail de la céramique à la main dans son atelier, dans la rue Greek Patriarchate de la Vieille Ville.
« Je savais qu’il y avait une histoire excessivement fascinante à partager dans la vie de cet homme – cet homme qui avait été amené aux plus hautes valeurs et pratiques esthétiques et qui avait survécu à des bouleversements incroyables : et pas à un seul, à plusieurs. Et ce récit n’avait pas été raconté », explique Sato Moughalian lors d’une visite récente à Jérusalem.
« Nous savions que l’artisanat de Kutahya était arrivé à Jérusalem, mais nous ne savions pas exactement comment. Je savais que mon grand-père était un élément principal dans ce transfert de l’art, passé d’un endroit à un autre. J’ai pensé que si je creusais suffisamment, que si je faisais assez de recherches, que si je me penchais sur les archives et sur les catalogues de vente aux enchères et que j’essayais de trouver des sources premières, alors je pourrais lui rendre hommage aujourd’hui en racontant l’histoire de sa vie et l’histoire de son art », ajoute-t-elle.
La mère de Moughalian est la fille d’Ohannessian, née à Jérusalem mais qui quitta la ville à l’âge de 20 ans. La plus grande partie de la famille avait fui l’appartement confortable de la Bethlehem Road, dans le quartier de Baka, en 1948, quand la zone avait été placée sous les tirs de snipers et les bombardements des forces juives.
Exilés une seconde fois, Ohannessian et sa famille trouvèrent refuge au Caire d’abord, puis à Beyrouth.
« Cette famille très proche a été déchirée, elle est devenue sans attaches et n’a jamais été en mesure de se rassembler à nouveau », dit Moughalian, flûtiste professionnelle qui a grandi dans le New Jersey.
« C’est très étonnant pour moi de me trouver ici, à Jérusalem – cette ville où ma mère est née. L’art de mon grand-père est partout dans la ville. C’est étonnant d’être ici, à l’American Colony, où on traverse le hall et où les plus beaux exemples de son artisanat sont exposés », s’exclame Moughalian, se référant aux larges panneaux de céramiques qui décorent l’entrée du célèbre hôtel qui porte le nom du quartier où il est installé.
« Mon frère et moi entendions tous les jours parler de Jérusalem en grandissant, la ville était toujours quelque part autour de nous », se souvient Sato Moughalian. « Ma mère avait une manière très saisissante de décrire les enfants avec lesquels elle jouait, qui venaient de tous les milieux et qui parlaient tous des langues différentes. Parfois, ces enfants jouaient ensemble sans partager un mot en commun, mais ils fabriquaient des cerfs-volants et les faisaient voler… C’était une belle vie. Cela a été une douleur extraordinaire pour elle de partir ».
L’art d’Ohannessian a été reconnu dans le monde entier. Ses céramiques ont remporté une médaille d’or à l’Exposition de l’empire britannique de 1924, au stade de Wembley à Londres, mais aussi à l’Exposition internationale des arts à Paris en 1925 et au Salon mondial de Chicago en 1933.
Une ascension vers la célébrité due au hasard
Ohannessian avait d’abord appris le travail de la céramique lorsqu’il était apprenti à Kutahya, en Anatolie, à l’ouest de la Turquie – une région qui était alors le cœur de cet art traditionnel.
« Les gens se plaçaient aux côtés des maîtres, dans les studios, et ils apprenaient tous les éléments et toutes les phases de création – depuis le mélange des argiles, leur manipulation, leur filtrage, ainsi que tous les savoirs techniques, la conception des vernissages, le processus de cuisson – une cuisson réalisée avant l’invention du thermomètre », explique Sato Moughalian. « Ils utilisaient des fours à bois. Il fallait vérifier le processus tout entier. Ces connaissances se transmettaient du maître à l’apprenti ».
C’est une rencontre due au hasard avec un jeune diplomate britannique, passionné par l’Orient, qui allait placer Ohannessian sur la voie de la reconnaissance internationale. Mark Sykes était arrivé à Istanbul en 1911 pour le compte du gouvernement britannique, mais fit un détour par Kutahya, en quête d’un professionnel dans le travail de la céramique.
Sledmere House, la maison familiale de Sykes dans le Yorkshire, avait été détruite par un incendie, et le diplomate voulait inclure une pièce carrelée, de type oriental, dans l’habitation lors des ouvrages de rénovation. Il confia alors cette mission à Ohannessian. Les carrelages avaient été fabriqués à Kutahya et transportés en Grande-Bretagne, où ils furent installés en 1914.
Parmi les nombreux visiteurs issus de la haute-société britannique qui s’étaient rendus à Sledmere House figurait Ronald Storrs, un ami proche de Sykes, qui allait devenir le gouverneur militaire de Jérusalem en 1918, où il fonda la Société pour Jérusalem qui s’était donné pour objectif de reconstruire et d’embellir la ville en utilisant les artisanats traditionnels.
Sykes, expert britannique sur la question du Moyen-Orient et co-auteur des accords Sykes-Picot qui allaient dessiner la plus grande partie des frontières modernes dans la région, s’était pour sa part rendu à Damas pour y trouver des professionnels de la céramique arméniens susceptibles d’aider à restaurer le Dôme du rocher.
« Sir Mark Sykes a trouvé un Arménien qui a créé une pièce carrelée dans sa maison du Yorkshire avec des carreaux modernes imitant le carrelage ancien de Damas de manière très réussie », avait écrit Sir William Ormsby-Gore, responsable du cabinet de guerre dans un rapport du Foreign Office consacré au Dôme du rocher. « S’il n’a pas été massacré entre-temps, il pourrait offrir les céramiques nécessaires ».
Et miracle : Ohannessian avait survécu. Il retrouva Sykes au mois de décembre 1918 après être arrivé à Damas et avoir subi toutes les horreurs du génocide.
S’il n’a pas été massacré entre-temps, il pourrait offrir les céramiques nécessaires
Sykes et ses collègues organisèrent le voyage du céramiste à Jérusalem. Peu après, Ohannessian retourna à Kutahya pour y recruter d’autres artisans qui allaient le rejoindre à Jérusalem et se lancer, à ses côtés, dans les travaux de restauration du Dôme du rocher. Néanmoins, l’architecte turc à la tête du projet prit une décision : les 45 000 carreaux en céramique nécessaires pour remettre en état le monument seraient fabriqués par des professionnels musulmans.
Ainsi, Ohannessian développa un ouvrage alternatif. Les Britanniques avaient commandé des panneaux pour 46 rues en anglais, en arabe et en hébreu dans la Vieille Ville – tous constitués de 12 carreaux. Ohannessian posa des lettres noires sur un support blanc – avec un cadre riche, de couleur turquoise et bleu cobalt, qui faisait écho au Dôme du rocher.
Davantage de commandes suivirent. En quelques années, les carreaux fabriqués par Ohannessian et les autres familles de Kutahya qu’il avait invitées à venir à Jérusalem allaient faire partie intégrante de la structure de la ville, même en l’absence des argiles particulières d’Anatolie qui avaient fait la renommée des carreaux de Kutahya.
Le génocide arménien « a chargé l’atmosphère »
Moughalian raconte que ses proches évoquaient très peu le génocide quand elle était petite, mais qu’elle réalise maintenant que ces horreurs auront toutefois « chargé l’atmosphère » de sa maison d’enfance – et qu’elles avaient été à l’origine de silences douloureux et tristes. Élevée dans le New Jersey en compagnie de nombreux amis juifs, elle en est venue à comprendre comment des atrocités telles que la Shoah ont été transmises d’une génération à l’autre.
« Le génocide ne nous a pas seulement séparés de ces terres qui nous avaient nourris mais, dans de nombreux cas, il nous a également privés de ces matériaux indigènes qui nous servaient à fabriquer les marchandises qui nous étaient propres », écrit-elle.
« Et j’ai ressenti un amour et un respect plus fort encore pour la dévotion sans failles de mon grand-père pour sa tradition et pour la manière avec laquelle il a recréé son art dans un environnement géologique qui manquait de pratiquement tous les matériaux essentiels », ajoute-t-elle.
C’est un récit extraordinaire de talent, de survie et de détermination que Moughalian raconte à travers des documents officiels combinés à des histoires et à des traditions familiales que l’autrice a fait siennes dans le cadre d’une culture riche de narration.
« De nombreuses anecdotes familiales ont été transmises par le biais de la narration orale – parfois à travers les siècles. C’était avant que ma famille ne soit lettrée », explique-t-elle.
Faisant usage de ces récits et de son talent musical exquis, Moughalian livre un narratif aussi lyrique que fascinant. Elle raconte la tragédie et le triomphe des aventures personnelles d’Ohannessian avec compassion et un profond sens de l’intimité, auxquels s’ajoutent les recherches impressionnantes menées par l’autrice dans le contexte historique plus largement.
Moughalian n’aura jamais rencontré son grand-père mais, à la fin de ses recherches, elle a découvert que son aïeul avait travaillé dans une église à New York. Après des années d’enquête, elle finit par identifier son ouvrage, lequel décore l’autel de la Bethlehem Chapel qui appartient à la Hanson Place Central United Methodist Church à Brooklyn — un bâtiment devant lequel elle passe presque chaque semaine lorsqu’elle se produit en concert, à proximité.
« J’ai joué d’innombrables fois à la Brooklyn Academy of Music au cours des décennies de ma carrière de musicienne à New York. A chaque fois que je sortais du métro, je passais à quelques mètres de l’ouvrage de mon grand-père… Il se trouvait juste de l’autre côté du mur, sans que je le sache », s’exclame Moughalian.
« Quand nos parents et nos grands-parents meurent, les gens vous disent qu’ils seront toujours à vos côtés, mais je n’avais jamais compris combien à quel point c’est vrai », conclut-elle.
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