Comment des intellectuels proches des nazis ont contribué à l’idéologie du génocide
L’ouvrage “The Betrayal of the Humanities” examine "l'alignement spontané" des intellectuels allemands avec les politiques "raciales" du Reich, avant, pendant et après la guerre
Lorsqu’Adolf Hitler arrive au pouvoir en 1933, les universités allemandes
« s’alignent spontanément » avec les maîtres du national-socialisme.
En l’espace de quelques mois seulement, 15 % des membres du corps professoral des universités du pays sont licenciés.
La plupart des professeurs concernés le sont en raison de leur affiliation politique, mais plusieurs milliers d’entre eux sont licenciés parce qu’ils sont juifs.
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À la base de l’anthologie The Betrayal of the Humanities: The University during the Third Reich [La trahison des sciences humaines : l’université sous le Troisième Reich], publié l’automne dernier, une dizaine de chercheurs examinent la complicité des universités allemandes avant, pendant et après le nazisme.
« Cet ouvrage questionne non seulement les sciences humaines, mais aussi plus globalement l’université et son rôle dans la protection des valeurs démocratiques », explique le co-éditeur Bernard M. Levinson, titulaire de la chaire de la famille Berman d’études juives et de Bible hébraïque à l’Université du Minnesota.
En 1933, alors qu’Albert Einstein renonce préventivement à sa citoyenneté allemande depuis la Belgique, des exemplaires de ses œuvres sont incendiés dans le Reich par l’Union des étudiants allemands.
Annonçant la « mort de l’intellectualisme juif », le régime cherche à remodeler l’université à son image.
À l’occasion d’une interview accordée au Times of Israel, Levinson explique que la préface de son livre – co-édité par Robert P. Ericksen, président du Comité sur l’éthique, la religion et la Shoah au Mémorial de la Shoah des États-Unis – a été finalisée le 6 janvier 2021, le jour-même où le Congrès américain a été pris d’assaut.
« Nous avons voulu montrer aux lecteurs qu’un préjugé ancien et répandu peut toujours revenir dans le monde moderne, qu’il doit être combattu au moyen d’une enquête intelligente, honnête et scientifique au risque de voir se déployer ses conséquences terrifiantes », confie Levinson au Times of Israel.
Certaines des disciplines évoquées dans le livre ont déjà été étudiées de manière exhaustive par les historiens – notamment le droit – mais les intellectuels des domaines de l’archéologie, de la musique et de la littérature se sont également alignés sur l’idéologie nazie.
Bien avant 1933, des intellectuels allemands avaient anticipé – quand ce n’était pas appelé de leurs voeux – l’ostracisme à l’égard des Juifs.
Des politologues et historiens souhaitaient un régime de parti unique, comme dans l’Italie de Mussolini, d’autres déploraient le « coup mortel » porté par le Traité de Versailles à la société allemande.
À tous les niveaux du système universitaire, les historiens allemands ont aidé à établir les « fondements scientifiques de la discrimination envers les Juifs et de la légitimation de l’État du Führer, avec ses exigences nationales-socialistes favorables à une politique d’expansion territoriale », affirment les co-éditeurs dans leur introduction.
« Il est difficile de ne pas faire de parallèles entre la période couverte par le livre et celle d’aujourd’hui, avec la résurgence de l’antisémitisme, les menaces qui pèsent contre les institutions démocratiques et les restrictions imposées aux programmes universitaires », précise Levinson, dont les travaux lui ont valu de travailler au sein d’instituts interdisciplinaires d’études avancées à Jérusalem, Berlin et Princeton.
« Notre ouvrage sera peut-être utile, à la manière de ces canaris dans les mines de charbon, pour rappeler la fragilité de la démocratie et l’importance des valeurs universitaires dans la préservation de ce qui compte vraiment », explique Levinson.
« Obéissance préventive »
La fascination de Levinson pour la façon dont les universitaires allemands « ont trahi les sciences humaines » remonte à ses études supérieures, rappelle-t-il
À l’époque où il étudie « l’histoire des intellectuels » dans le contexte – par exemple – de la datation du Deutéronome, Levinson n’a aucune idée de l’idéologie qui la sous-tend.
« Je ne savais rien du sens caché de l’histoire de la discipline, de son positionnement social ou de l’enracinement des positions que j’étudiais », admet Levinson, expert du rôle de la Bible dans la vie intellectuelle occidentale.
« Ces questions ne font tout simplement pas partie du programme d’études », précise-t-il.
Trahison des sciences humaines évoque le cas de nombreux universitaires qui se sont alignés sur le national-socialisme, et parmi eux une vingtaine d’éminents intellectuels qui ont reçu des distinctions honorifiques ou militaires au sein de la SS.
Un précieux graphique, dans la partie index de l’ouvrage, résume et documente cette relation complice.
Dans son essai Grapow, l’égyptologie et les initiatives nationales-socialistes, le professeur d’égyptologie Thomas Schneider parle de l’universitaire nazi et membre de la SS, Hermann Grapow, qui a contribué à diffuser le concept d’« Afrique blanche » avec d’autres professeurs de l’Institut Kaiser Wilhelm à Berlin.
La mission de l’Institut était d’apporter une justification académique à la théorie raciale nazie, eugénisme compris.
Qualifiant l’Afrique au sud du Sahara d’« Afrique des nègres, Afrique noire », Grapow et ses collègues estiment qu’une « race occidentale » blonde et nord-africaine devrait être considérée comme faisant partie de l’Europe.
Grapow pense également que le monde moderne « détruit les preuves d’un passé africain blanc », et il invite les intellectuels allemands à corroborer ses conclusions.
Admiratif d’Hitler dont il parle comme de « l’homme providentiel de l’Allemagne » seul à même de faire advenir « le deuxième temps frédériquien de notre histoire », Grapow fait partie « d’un réseau de hauts fonctionnaires SS qui propage des idéologies racistes et expansionnistes », écrit Schneider.
À travers sa longue association avec les nazis, Grapow rédige des « guides d’étude » pour les SS et fait preuve d’une « obéissance préventive » lorsque ses collègues sont victimes de purges.
Au milieu de la guerre, alors que la Wehrmacht balaie l’Afrique du Nord, son concept d’« Afrique blanche » gagne en actualité.
Nombreux sont ceux qui occultent leur passé
Après-guerre, très peu d’intellectuels sont inquiétés pour leur rôle dans la légitimation et la promotion des politiques nazies.
Selon l’ouvrage Trahison des sciences humaines, la plupart des professeurs alignés sur les nazis se voient comme des « doubles victimes », d’Hitler puis du processus de « dénazification » mené par les Alliés.
Dans le même temps, ce que l’on qualifie de « mythe Heidegger » permet à la population (et aux anciens intellectuels nazis) de faire porter leurs critiques sur quelques intellectuels, parmi lesquels le philosophe Martin Heidegger.
« Le Führer, lui-même et à lui seul, incarne la réalité allemande, présente et future, de même que sa loi », déclare Heidegger à l’occasion d’un discours prononcé en avril 1933 à l’Université de Fribourg.
Heidegger vient alors d’être élu à la tête de l’université : il rejoindra officiellement le parti nazi peu de temps après.
Heidegger entonne : « Étudiez pour être au fait de tout ceci. Désormais, toute chose exige une décision, et toute responsabilité, une action. Salut Hitler! »
L’accent mis sur Heidegger et d’autres intellectuels dévoyés de même acabit contribue à obscurcir le rôle joué par des milliers d’universitaires allemands au sein d’un grand nombre d’universités.
Cela permet à « de nombreux individus, qui tentent d’occulter leur passé, de s’en tirer, et la plupart d’entre eux ne nient pas la réalité de la Shoah », déclare Levinson.
Le point final de Trahison des sciences humaines est mis dans la foulée de l’attaque du Capitole américain, et la dernière partie de l’ouvrage examine logiquement les similitudes entre « l’auto alignement » des universités allemandes nazies et les événements actuels qui se déroulent sur les campus du monde entier.
Dans son essai, Y a-t-il un parti pris anti-juif dans l’université d’aujourd’hui, Alvin H. Rosenfeld, professeur d’anglais et d’études juives à l’Université de l’Indiana, note des tendances telles que « l’impatience à l’égard de la mémoire de la Shoah et le ressentiment envers les Juifs pour avoir entretenu cette mémoire ».
Rosenfeld ne pense pas que nous assistions à un « retour » des années 1930, mais il s’inquiète des « menaces qui pèsent sur les missions fondamentales de l’université », à savoir « la libre enquête, le détachement de toute forme de parti pris intellectuel, idéologique ou de l’ordre du dogme et la recherche de vérités démontrables et dignes d’une attention sérieuse ».
Le remplacement de « la question juive » par « la question israélienne », écrit Rosenfeld, est un exemple de la façon dont certains praticiens des sciences humaines déforment ou « recontextualisent » l’histoire de la Shoah, comme en témoigne l’accusation selon laquelle les Juifs
« exploitent » le génocide pour justifier les souffrances infligées aux Palestiniens.
« Les sciences humaines humanisent », explique Rosenfeld, « mais elles ne peuvent pas le faire si elles sont employées pour déshumaniser les Juifs ou qui que ce soit d’autre. »
Alors que des étudiants juifs sont agressés sur les campus américains, Trahison des sciences humaines démontre le rôle que des universitaires jouent dans la « validation » de l’antisémitisme et la production d’études à l’appui d’une vision génocidaire du monde.
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