Comment j’ai retrouvé ma Bubby dans « L’album d’Auschwitz »
Il y a 75 ans, un photographe SS d'Auschwitz-Birkenau créait l'une des principales sources de connaissances de la Shoah - elle est restée malheureusement mal comprise
AUSCHWITZ-BIRKENAU, Pologne – Entourée d’enfants et de femmes, une adolescente incline légèrement la tête et sourit. Contrairement à la majorité des Juifs du « transport », elle n’arbore pas l’étoile sur ses vêtements. Elle s’appelle Bella – Baila en yiddish – et elle semble porter sur elle une nouvelle robe de Pessah, apprêtée par ses tantes.
C’est lors d’une journée ensoleillée de la fin du mois de mai 1944 que Bella Solomon – ma grand-mère – avait franchi l’étape de la « sélection » à Auschwitz-Birkenau.
Ces cheminées épaisses servent pour la boulangerie, avait-il été affirmé aux nouveaux arrivants. Et les familles seraient à nouveau réunies après la désinfection – « assurez-vous que vos bagages ont été étiquetés correctement ».
La photographie de ma grand-mère semble étrangement aseptisée. Elle ne dégage pas ce sentiment de l’entrée en enfer qu’avaient décrits Elie Wiesel et Primo Levi.
Il fait jour : pas de projecteur aveuglant pointé sur des individus émergeant des wagons plombés sous les coups de fouet. Pas de chien lâché pour agresser des victimes.
Ce cliché de ma grand-mère est l’une des 197 photographies de ce qui a été appelé « L’album d’Auschwitz » – l’une des sources essentielles de connaissances sur la Shoah, hélas souvent mal comprise. Même si cela fait vingt ans que j’ai appris l’existence de ce recueil unique, je n’avais jamais pensé à chercher dans ses pages le visage de ma grand-mère avant 2015.
Pour des raisons peu claires aux yeux des historiens, un photographe SS (Ernst Hoffman ou Bernhard Walter) avait collecté des informations sur le « traitement » en onze étapes réservé aux Juifs hongrois sur plusieurs journées successives, ce printemps-là.
Le camp avait subi des modifications pour pouvoir prendre en charge un afflux record de 424 000 Juifs hongrois, dont la majorité ont été assassinés dès leur arrivée. Parmi les innovations, l’agrandissement de la voie ferroviaire qui entrait dorénavant à l’intérieur du camp – un moyen de hâter les opérations.
« L’album d’Auschwitz » est divisé en onze chapitres, chacun portant un titre correspondant aux procédures « spéciales de traitement ».
De manière chronologique, l’ouvrage commence avec le déchargement des victimes des wagons. Il s’achève avec « le petit bois » où les Juifs étaient sélectionnés pour être envoyés à la mort – pour la plupart, des enfants et des personnes âgées – qui attendaient à l’ombre des bouleaux. Ces images du bois portent le nom terrible des « corps qui n’ont plus de capacités ».
« Personne ne s’est marié sans moi »
Avant de pouvoir trouver ma grand-mère dans « L’album d’Auschwitz », j’ai d’abord ressenti le besoin d’écouter son témoignage.
Quelques années après la sortie de « La liste de Schindler » en 1993, mes grands-parents paternels avaient livré leur témoignage à la Fondation de la Shoah établie par Steven Spielberg. Et j’avais été le tout premier membre de la famille à voir, en 2010, l’entretien de Bubby. À ce moment-là, elle était déjà partie depuis trois ans.
Née en 1927, Bubby était originaire de la ville de Znacova, dans ce qui est devenu aujourd’hui l’Ukraine. Cette communauté agricole, à moitié juive, n’était pas très éloignée du centre hassidique de Munkacs, où Bubby et tous les Juifs de sa municipalité devaient être emprisonnés dans un ghetto.
Née dans une famille de huit enfants, Bubby avait grandi en parlant le yiddish, le tchèque et l’ukrainien. Propriétaire de terres agricoles, le clan accueillait des Juifs dans le besoin pour Shabbat et envoyait des produits alimentaires aux nécessiteux. Znacova n’était pas exactement un shtetl, mais il n’y avait pas là-bas l’électricité et les nouvelles y étaient annoncées sur la place de la ville.
Ma grand-mère s’était décrite comme une enfant rusée, toujours sur ses gardes face à son père, un « fanatique religieux ».
« J’étais toujours là où mon père n’était pas », avait-elle confié lors de l’entretien accordé à la Fondation de la Shoah. Elle adorait se faufiler dans les églises pour y voir les jeunes mariés et leurs promises : « Personne ne s’est marié sans moi », s’était-elle amusée.
En plus de sa maîtrise de multiples langues et de son sens de l’aventure, Bubby avait été une adepte de nombreuses formes de travaux d’aiguille. Contrairement à ses frères et soeurs, elle évoluait avec aisance dans une société non-juive et sa mère l’envoyait en ville pour y vendre ses travaux. Elle adorait montrer ses vêtements et était mince comme un rail, avait dit Bubby avec son large sourire.
À partir du moment où j’ai appris que mes grands-parents étaient des survivants de la Shoah, il m’avait été répété qu’ils étaient originaires de Tchécoslovaquie.
Je savais que la plus grande partie des membres de la famille de Bubby avaient été assassinés à Auschwitz et qu’elle même avait été emprisonnée là-bas. Mais jamais je n’aurais pu penser que ma grand-mère figurait dans « L’album d’Auschwitz » parce que ces clichés étaient ceux de Juifs hongrois.
À la fin de l’année 2015, j’ai connu une avancée dans mes recherches : la région dans laquelle Bubby avait vécu avait été placée sous contrôle hongrois pendant la guerre. Et je me suis immédiatement demandé si des personnes identifiées dans l’album pouvaient être originaires de Znacova.
J’ai examiné minutieusement chaque légende figurant dans une version de l’ouvrage publiée par Yad Vashem et, en effet, j’y ai trouvé des individus originaires de Znacova et d’autres villes de la région des Carpathes-Ruthénie.
Doté de la description de Bubby qu’elle avait fait d’elle même, de son espièglerie, de son extrême minceur et de son libre-arbitre, j’ai examiné avec soin l’image d’une fillette, au début de l’album. Je l’avais déjà remarquée auparavant – cette enfant gauche, avec un trou entre les dents et ce sourire hors de propos à Birkenau.
Mais je me suis vu dans ses yeux pour la première fois.
Et j’ai immédiatement commencé à comparer le cliché avec les photos de ma grand-mère, après-guerre. Les similarités, tout le monde en a convenu, étaient immenses. L’auto-description faite par ma grand-mère m’a aidé à la retrouver parmi des centaines d’autres femmes et enfants dans l’album.
« Laissez l’enfant »
Au dernier jour de Pessah, « au moment de faire la vaisselle », Bubby et les Juifs de Znacova avaient été rassemblés et envoyés dans le ghetto de Munkacs.
Pendant six semaines, ils avaient dormi sur le sol nu d’une usine. La veille de Shavuot — le 27 mai – tous avaient été embarqués dans des wagons. Beaucoup de gens priaient, s’était souvenue Bubby en évoquant le voyage, et le corps sans vie de quelqu’un qui était décédé pendant le voyage avait été débarqué.
Après l’arrivée de la file de wagons à Birkenau, les nouveaux arrivants avaient été débarqués du train, accueillis par des Juives hongroises en coiffe blanche.
« Laissez l’enfant, l’enfant n’aura pas de quoi se nourrir », avait dit l’une de ces femmes, s’était souvenue ma grand-mère. Certaines mères avaient alors confié leurs bébés aux grands-mères ou aux tantes plus âgées, supposant que les conditions seraient meilleures dans un « camp familial ». C’est après la division dans les lignes de sélection que le photographe SS avait capturé l’image de « L’album d’Auschwitz » avec Bubby.
Parce que les SS avaient reçu l’ordre de « traiter » presque un demi-million de Juifs en l’espace de deux mois, ils n’avaient pas eu le temps de tatouer le bras de ma grand-mère
Selon le témoignage apporté par ma grand-mère, sa mère et ses trois plus jeunes sœurs avaient été « sélectionnées » pour les douches, ainsi que son père et deux frères cadets. L’un de ses frères, Simon, qui était alors âgé de 15 ans, aurait pu échapper à la sélection – c’est ce qu’avait toujours présumé ma grand-mère – s’il avait prétendu avoir un an de plus.
Parce que les SS avaient reçu l’ordre de « traiter » presque un demi-million de Juifs en l’espace de deux mois, ils n’avaient pas eu le temps de tatouer le bras de ma grand-mère. Avec plusieurs transports arrivant quotidiennement, le système avait commencé à s’emballer et certaines étapes avaient été sautées. De manière plus spectaculaire pour les SS, la capacité des « fours » n’avait plus permis de prendre en charge un si grand nombre de cadavres au quotidien.
« Il n’y avait plus de place pour les brûler », avait dit Bubby dans son témoignage.
Ces conditions de surpeuplement avaient eu un rôle dans la réunion des chemins de ma grand-mère et de son père, aux abords du petit bois de bouleaux. Alors que Bubby et ses sœurs marchaient du bâtiment de désinfection « sauna » au camp réservé aux femmes venues de Hongrie, les paroles « Shma Israel » avaient été criées dans leur direction.
« Je regarde et c’est mon père », avait raconté ma grand-mère. « Il nous avait vues passer et il avait commencé à hurler. Il nous avait reconnues, même sans cheveux. Il nous avaient reconnues. »
« Conformité aux attentes des autorités »
Comme ma grand-mère, Lily Jacob de Bilke était venue à Auschwitz à l’occasion de l’un de ces transports partis de Hongrie à la fin du mois de mai. Et comme ma grand-mère encore une fois, elle avait été transférée dans un autre camp. Dans le cas de Jacob, ça avait été au camp de Dora-Mittlebau, en Allemagne.
Suite à la libération, Jacob s’était rendue dans les bâtiments jusqu’alors interdits à la recherche de nourriture, de vêtements et de médicaments. C’est en fouillant dans les tiroirs des baraquements qu’elle avait trouvé cet album-photo beige nommé « Réimplantation des Juifs de Hongrie ».
En feuilletant les pages, elle avait vu les visages de ses proches assassinés. Elle s’était également retrouvée sur un plan d’ensemble montrant des femmes prisonnières dont les têtes venaient d’être rasées. Il y avait également des gros plans de rabbins qu’elle avait connus à Bilke et l’image dorénavant emblématique de ses deux jeunes frères en manteau et casquettes assortis.
Depuis les années 1960, des images de « L’album d’Auschwitz » ont été utilisées dans des milliers de livres, d’articles, de documentaires et par les musées et ont servi lors du procès d’Eichmann et dans d’autres procédures judiciaires. De manière remarquable, presque les trois-quarts des victimes dont les visages apparaissent dans les photos ont été identifiées, soit par elles-mêmes, par des survivants ou par des proches.
Néanmoins, malgré la renommée de l’album, il y des lacunes dans notre compréhension de cette collection de photographies soigneusement préparée.
« Connu de tous, personne ne doute véritablement ou n’analyse l’album comme on devrait pourtant le faire avec n’importe quel document historique, particulièrement en utilisant les outils de la critique externe et interne », a écrit l’historien français Tal Bruttmann dans un article académique consacré à l’album, l’année dernière.
Qualifiant « L’album d’Auschwitz » de document « isolé » parmi d’autres ressources sur la Shoah, Bruttmann écrit que « l’album a été conçu pour montrer la régularité des opérations et leur conformité aux attentes des autorités ».
En partie à travers un catalogage minutieux de dizaines de transports menés dans quatre pays européens, Bruttmann a également confirmé la présence d’au moins sept trains de déportation dans l’album. De plus, il a déterminé que les photos n’avaient pas pu être prises en une seule journée – comme l’affirment certaines versions imprimées de l’album.
« Il est impossible de dire quoi que ce soit de plus »
« Concernant l’album de Lili Jacobs, il est impossible de confirmer ou de ne pas confirmer quoi ce soit », a estimé pour sa part Pawel Sawicki, chef des relations avec les médias au mémorial et au musée d’Auschwitz-Birkenau.
Comme les guides avec lesquels il travaille, Sawicki se réfère au document comme à « L’album de Lili Jacobs » et non comme à « L’album d’Auschwitz « . Il y a eu en réalité plusieurs albums réalisés sur le camp de la mort, notamment un qui a été conçu par des officiers SS lors de leur retraite, à proximité du camp.
Sawicki possède des connaissances encyclopédiques sur Auschwitz-Birkenau et a créé un livre fascinant dans lequel les photos de « L’album d’Auschwitz » sont juxtaposées à ses propres clichés, pris aux mêmes endroits. Pour créer la correspondance, il a assemblé les caractéristiques des images anciennes – comme les postes aux clôtures et les cheminées – avec les vestiges du camp d’aujourd’hui.
À la fin du mois de mai, j’ai amené un groupe d’élèves à Auschwitz-Birkenau dans le cadre d’une mission de bénévolat. Les photos de « L’album d’Auschwitz », leur ai-je dit, avaient été prises il y a 75 ans exactement – et notamment celle de ma grand-mère. J’ai évoqué la confusion dans la datation des photos et j’ai partagé ce que Sawicki m’avait communiqué.
« Quand on regarde les images, qu’on compare le type de wagons et la longueur des ombres, on peut voir qu’il y a au moins deux périodes différentes du jour et deux transports différents. Mais il est impossible de dire quoi que ce soit de plus », m’avait expliqué Sawicki.
En 2002, Nina Springer-Aharoni de Yad Vashem avait été l’une des spécialistes à écrire des essais sur le livre : « L’album d’Auschwitz : L’histoire d’un transport. » Maintenant que nous savons que les photos en illustrent plusieurs, le titre peut paraître inapproprié.
Dans son ouvrage « Des photographies en tant que document historique », Springer-Aharoni offre aux lecteurs un aperçu en profondeur des clichés – notamment sur le moment où ils ont été pris.
« Je me suis appuyée sur les témoignages des nombreux survivants identifiés à l’époque dans l’album », a indiqué Springer-Aharoni au Times of Israel. « La majorité des survivants n’a pas pu donner une date exacte mais ils ont spécifiquement précisé qu’ils étaient arrivés la veille de la fête de Shavuot, notamment Lily Jacob », a ajouté cette curatrice du musée de Yad Vashem à la retraite.
« J’ai également essayé de vérifier la date en fonction des noms des ghettos d’où les transports étaient partis, avec une marge de deux ou trois jours – qui correspondent à la durée du voyage et à l’arrivée à Auschwitz. Il m’a semblé approprié de suivre la majorité des survivants et d’inscrire la date du 27 au 28 mai 1944, à la veille de Shavuot », a écrit Springer-Aharoni dans notre échange.
Ma grand-mère avait indiqué avoir quitté le ghetto de Munkacs à la veille de Shavuot. Elle ne se trouvait donc pas dans le même transport que Lily Jacob qui – de toute façon – avait été déportée depuis un autre ghetto. Le transport de Bubby serait arrivé deux ou trois jours après la fête où les Juifs commémorent le jour où la Torah leur a été donnée, au cours d’une semaine pendant laquelle plus de vingt trains de déportés avaient été pris en charge à Birkenau.
Dans les heures qui avaient suivi l’immortalisation de son sourire par un photographe SS, ma grand-mère avait appris la loi d’Auschwitz. Les cheminées ne servaient pas à faire cuire du pain et les familles ne seraient plus jamais réunies.
« Shma Israel », le cri que son père avait poussé aux abords de la chambre à gaz, étaient les derniers mots qu’elle devait entendre de lui. Bubby ne l’a jamais revu, ni sa mère, ni ses cinq plus jeunes frères et sœurs.
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