En Macédoine du nord, des stèles rappellent une communauté décimée par les nazis
Les nazis avaient éradiqué la communauté juive de Bitola en quelques jours. Aujourd'hui, un ancien résident aide à fouiller son passé - pour que l'avenir puisse en tirer les leçons

BITOLA, Macédoine du nord (JTA) — Dans un pays où les nazis ont tué 98 % de la minorité juive, la survie des cinq membres de la famille Abravanel semblait tenir du miracle.
Alors que plus de 120 de leurs proches avaient été envoyés au camp de la mort de Treblinka, la famille avait été épargnée en raison d’un ensemble de circonstances inhabituelles – et notamment d’une épidémie de typhus. Quatre des cinq membres de cette famille étaient médecins. Les nazis et les forces d’occupation bulgares avaient besoin de toute l’aide disponible pour aider à vaincre l’épidémie en Macédoine du nord, un ancien territoire yougoslave devenu aujourd’hui une nation enclavée, au nord de la Grèce.
Dix-huit ans après la Seconde Guerre mondiale, malgré tout, la tragédie avait rattrapé la famille Abravanel. Trois de ses cinq survivants avaient été tués dans le séisme qui, en 1963, avait dévasté Skopje, ville devenue la capitale de la Macédoine du nord. Les seuls survivants avaient été un couple de personnes âgées et leur petite-fille, qui avait sept ans à l’époque.
Le couple survivant, Haimet Berta Abravanel, avait perdu leur fils, leur fille et leur gendre dans la catastrophe. Leur petite-fille, Rachel Shelley Levi-Drummer, avait perdu ses parents, son oncle et sa maison pendant le tremblement de terre.
Elle avait immigré en Israël avec ses grands-parents, brisés par le chagrin, peu après le séisme.
De nombreuses personnes avaient considéré ce départ comme sonnant le glas de siècles entiers de présence juive à Bitola.
Mais plus d’un demi-siècle après cette tragédie, Levi-Drummer et d’autres sont revenus à Bitola – le nom contemporain de la ville, autrefois connue sous le nom de Monastir – dans le cadre de plusieurs projets couronnés de succès qui ont pour objectif de sortir de l’oubli la communauté juive presque disparue de la Macédoine du nord.
Au mois de mars, l’exposition permanente du musée de l’Holocauste, qui a coûté plusieurs millions de dollars – et qui s’appelle le Centre de commémoration de la Shoah pour les Juifs de Macédoine du nord – a été inaugurée à Skopje.
Le musée contient de rares objets, comme ce moteur de char allemand similaire à ceux dont les émanations étaient utilisées pour tuer les Juifs et les prisonniers de guerre, et ces wagons plombés qui avaient servi à envoyer les Juifs de Macédoine à la mort.

Le musée présente aussi des rouleaux arborant les noms des 7 144 victimes macédoniennes de la Shoah, sur lesquelles environ 150 seulement ont survécu.
La communauté juive de Bitola, seconde plus grande ville de Macédoine du nord, a eu un taux de survivants bien inférieur au taux national : Seuls
1,5 % des Juifs de Bitola – ils étaient environ 3 400 – étaient encore en vie après la guerre.
En 2015, Levi-Drummer, qui est aujourd’hui secrétaire académique à l’université Bar-Ilan, et Dan Oryan, ambassadeur israélien en Macédoine du nord, aux côtés d’autres, ont lancé un projet de nettoyage du cimetière juif de Bitola – installé sur le versant d’une colline sur une surface de cinq hectares environ et auquel on accède par une arche impressionnante, mais qui a été essentiellement utilisé comme déchetterie avant 2015.
L’implication d’Oryan dans cette initiative est inhabituelle. Il est vrai que les ambassadeurs israéliens se concentrent plutôt sur les liens bilatéraux et que très peu parmi eux s’attellent activement à des ouvrages de restauration du patrimoine juif.
Mais « il y avait une histoire étonnante, bouleversante qui devait être racontée ici », commente Oryan qui, selon Levi-Drummer et Balashnikov, a tenu un rôle absolument déterminant dans la restauration du cimetière juif de Bitola.

Concernant Levi-Drummer, c’est la perte de ses parents et son statut d’orpheline qui l’ont fait revenir, en grande partie, à Bitola, où son grand-père dirigeait un grand hôpital, dit-elle à JTA. Suite au séisme, « mes grands-parents et moi-même étions la seule branche qu’il restait de cette arbre immense tombé à terre », explique-t-elle. « Mes souvenirs, mes racines et ce qui était, dans le passé, mon berceau m’ont ramenés ici ».
Levi-Drummer aurait dû se trouver à Skopje en compagnie de ses parents lors du tremblement de terre de 1963, le 26 juillet. Mais sa grand-mère, Berta, l’avait gardée auprès d’elle une journée de plus que prévu à Bitola parce qu’elle n’avait pas fini la robe qu’elle cousait pour sa petite-fille. Ses grands-parents ne lui avaient pas immédiatement parlé du séisme, son grand-père cherchant ses parents et son fils dans les décombres.
Lui et d’autres personnes qui creusaient à ses côtés avaient retrouvé leurs corps sans vie sous un bâtiment qui s’était totalement effondré. Leurs dépouilles avaient été inhumées en Israël.
Actuellement, les travaux de nettoyage en cours sur le site du cimetière juif de Bitola ont permis de déterrer seulement 40 % des 10 000 stèles qui s’y trouveraient, selon les estimations – des blocs de pierre résistant aux intempéries, certains remontant au 15e siècle, qui avaient été placés sur le sol conformément à la tradition séfarade.

Et il s’est avéré que ces pierres tombales étaient inhabituelles, également, d’autres manières. A la place des épitaphes concises caractéristiques des stèles juives contemporaines, celles qui ont été retrouvées à Bitola contiennent de riches descriptions et même des poèmes à la mémoire du défunt.
Cette prolixité n’est pas unique à Bitola : Elle peut être retrouvée dans divers cimetières séfarades, notamment dans ceux de Hambourg, en Allemagne, et même dans l’Ukraine actuelle.
Mais dans le cas de Bitola, ces épitaphes sont devenues la seule source d’information sur ces victimes qui ont péri dans l’obscurité.
Bela Balashnikov, 76 ans, ne savait rien de son arrière-grand-père, Matityahu Shmaya Zarfati. En 2015, c’est l’épitaphe révélée pendant les travaux de nettoyage qui lui a permis de le connaître un peu plus.
« J’ai été tellement émue d’apprendre qu’il donnait aux causes communautaires, qu’il s’inquiétait des pauvres, qu’il était un homme éduqué », explique Balashnikov, dont les parents sionistes ont fui la Shoah lorsqu’ils se sont installés dans le pré-Etat d’Israël, en 1932. « Avant les travaux de nettoyage, je ne connaissais que son nom. Mes parents ne parlaient pas de ceux qu’ils avaient perdus. C’était trop douloureux », ajoute-t-elle.

Son épitaphe poétique en hébreu, mélangé à de l’araméen, dit : « Sous ce morceau de terre repose un homme de grande origine… qui a étudié le Talmud et la Torah, ce qui est bien et ce qui est honnête, qui avait toujours un livre entre les mains. Puis est arrivé l’ange de la mort avant la date prévue, qui a plongé son épouse et ses fils dans le chagrin. Il est mort à la force de l’âge ».
Une autre épitaphe, gravée à la mémoire d’Esther Calderon, décédée en 1981, dit avec une franchise remarquable qu’elle s’était rendue deux fois à Jérusalem, mais qu’elle ne s’y était jamais acclimatée. Elle était ensuite retournée à Bitola pour vivre sa vie dans la misère.
Selon Levi-Drummer, cette ouverture est typique des Juifs de Bitola, qui est aujourd’hui une ville tranquille et fleurie avec une culture développée de cafés mais peu de touristes.
« C’était une communauté séfarade chaleureuse, très tolérante, qui fonctionnait à la base comme une famille élargie », dit-elle des Juifs de Bitola.
Selon Balashnikov, ce sont les matriarches plutôt que les hommes qui avaient le dernier mot dans de nombreuses familles juives de Bitola.
Aucun des bâtiments communautaires de la ville – elle comptait plusieurs synagogues – n’ont survécu à la Seconde Guerre mondiale et au système communiste qui a suivi, quand la Macédoine du nord faisait encore partie de la Yougoslavie.

L’annihilation soudaine et radicale de la communauté juive de Macédoine – en quelques jours, les nazis avaient tué plus de gens qu’ils ne l’avaient jamais fait n’importe où ailleurs – représente un défi inhabituel pour les activistes qui cherchent à préserver la mémoire de cette communauté disparue, qui se serait installée à Bitola dès le 3è siècle après l’ère commune.
« Les traditions familiales ont été perdues parce que ce sont des familles entières qui ont été exécutées ensemble », dit Levi-Drummer.
La douleur entraînée par ces pertes a représenté un tel traumatisme que les quelques survivants ont choisi d’oublier leurs souvenirs communautaires, ajoute-t-elle.
Michael Bar-Zohar, historien israélien né en Bulgarie, déplore l’obscurité qui entoure la communauté juive de Macédoine dans son livre écrit en 1998, Les trains laissés vides.
Les Juifs du secteur « sont devenues des victimes une deuxième fois après leur mort », écrivait-il dans son ouvrage. « Leurs sacrifices et leurs souffrances ont été emportés par des vagues de froide indifférence. Leur mémoire a été effacée, comme s’ils n’avaient jamais vécu sur les rives dorées de la mer Egée ou dans les vertes vallées de la turbulente Macédoine. Dans la vie comme dans la mort, ils ont été les orphelins des Balkans ».

Le récit de Bar-Zohar n’est pas complètement exact, selon Hassan Jasari, un musulman originaire de Bitola qui raconte que feu son oncle avait risqué sa vie pour apporter de l’eau à des Juifs qui attendaient leur déportation.
Hassan Jasari participe chaque année à l’événement de commémoration de la Shoah organisé pour la Marche des Vivants à Bitola. Désignant du doigt les drapeaux israéliens d’autres personnes présentes lors de la cérémonie, au mois de mars, il affirme que « c’est formidable de voir ce drapeau flotter ici, celui de l’un des plus grands pays de la terre ».
Les Juifs de Macédoine avaient été placés en détention sans eau et sans nourriture pendant environ trois jours dans une ancienne usine de tabac avait d’être transportés en train en Pologne, pays qui était alors occupé par les nazis.
« Au moment où ils arrivaient à Treblinka, ils étaient probablement enclins à entrer dans la chambre à gaz, croyant qu’il s’agissait d’une douche où ils pourraient boire et se laver de la saleté dans laquelle ils avaient été obligés de vivre », dit Balashnikov, qui a perdu plusieurs oncles ici.
Levi-Drummer, Balashnikov et d’autres, interviewés pour l’article, estiment que la famille Abravanel a été « la dernière famille juive qui a quitté Bitola ».

Maria Behar, 60 ans, et son fils Zoran habitent Bitola. Elle affirme qu’ils sont les derniers Juifs à vivre dans la ville – et ils se préparent à partir pour Israël suite au décès de feu son époux. Il n’a pas été inhumé dans un cimetière juif.
De plus, une famille israélienne s’est récemment installée à Bitola pour des raisons professionnelles.
Malgré cela, Balashnikov et d’autres conviennent que « la communauté juive de Bitola n’existe plus et qu’elle ne se reconstituera probablement jamais », a-t-elle dit. « Mais au moins, maintenant, le monde sait un petit peu plus qu’elle a, un jour, existé ».
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