La nécessité soudaine et surprenante de la présidence israélienne
Alors que la lutte sur la refonte judiciaire ne cesse de s'intensifier, une seule institution s'est montrée déterminée à amener les parties en lice à la table des négociations

L’Histoire se souviendra qu’il y a eu deux ères dans le combat portant sur le projet de réforme judiciaire gouvernemental : avant le discours qui a été prononcé par le président Isaac Herzog, le 12 février, et après.
Avant l’adresse à la nation, c’était la base activiste impitoyable qui donnait le ton. Les politiciens étaient convaincus qu’ils ne pouvaient pas se payer le luxe de céder du terrain. Le ministre de la Justice Yariv Levin, le leader de l’opposition Yair Lapid et de nombreux autres considéraient qu’il était de leur devoir de rejeter les appels au compromis.
Mais cela a changé le 12 février.
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Le président a utilisé sa tribune en prime-time, à 20 heures, pour transmettre le message déplaisant que les deux parties avaient des raisons valables de penser qu’un enjeu vital était en péril dans le pays et qu’elles avaient toutes les deux des arguments pour défendre leurs thèses respectives.
Il a parlé au centre-gauche en évoquant la droite : « Cette proposition de réforme ne vient pas de nulle part… Des limites ont été franchies sur cette question au fil des années. » Citant en exemple le manque de magistrats séfarades dans le système judiciaire, il a expliqué au centre-gauche – majoritairement composé d’ashkénazes – que « cette souffrance qui est ressentie par nos frères et par nos sœurs est réelle et ce serait une grande erreur de la rejeter ou de l’ignorer ».
Il s’est adressé ensuite à la droite au sujet du centre-gauche : « Il y a des millions de citoyens ici qui, aux côtés des Juifs de la diaspora et des amoureux d’Israël dans le monde entier, considèrent cette réforme comme une menace réelle pour la démocratie israélienne » et qui estiment que cette refonte de la justice « éliminera, anéantira tout l’équilibre des pouvoirs… et qu’il ne restera personne pour protéger les citoyens face au pouvoir du gouvernement »

Et c’est très précisément parce que les enjeux sont déterminants de part et d’autre qu’il ne peut pas être permis à un seul camp de rafler toute la mise, a-t-il expliqué. Parce qu’aucun camp n’accepterait une telle défaite avec docilité et que la victoire, par conséquent, n’entraînerait qu’une nouvelle escalade. C’est ce genre de combat où, a dit le président, « quand il y a un gagnant, ce sont les deux parties qui sont perdantes en réalité. »
L’allocution n’a pas entraîné une course folle au compromis – mais le vocabulaire politique a instantanément changé. Des politiciens qui avaient passé des semaines à faire la démonstration de leur bonne foi partisane ont dorénavant déclaré leur volonté d’ouvrir le dialogue. Ceux qui ont continué à rejeter toute discussion – en particulier des députés ultra-orthodoxes comme Moshe Gafni, de Yahadout HaTorah, l’ont fait avec aigreur, sur la défensive. Le temps du compromis, a grogné Gafni, « c’était il y a 30 ans ».
Mais la réponse faite par le ministre de la Justice, Yariv Levin, a été plus représentatrice de la tendance générale. Dans une déclaration faite après le discours, il a tenu à saluer le bien-fondé d’un dialogue alors même qu’il expliquait les raisons expliquant sa décision de ne pas ralentir le rythme du processus législatif. Un raisonnement simple : il ne faisait pas confiance à l’opposition. Les membres de l’opposition utiliseraient assurément cette mise en pause du processus législatif pour « traîner, retarder les choses et empêcher une réforme réelle et significative du système judiciaire », a-t-il avancé.
Son refus de céder n’a pas été une nouveauté : qu’un ministre de la Justice qui a refusé toutes les interviews pendant deux longs mois ressente soudainement le besoin de s’expliquer aurait été particulièrement étonnant. Mais alors que le président a porté le regard du public dans sa direction, il a soudainement compris qu’il devait se montrer rationnel et ouvert au compromis.
Au centre-gauche, le phénomène a été le même. La demande d’annulation immédiate du projet de réforme s’est transformée en une demande d’une mise en pause temporaire – Lapid a réclamé un gel de 60 jours – pour permettre le bon déroulement de négociations sérieuses.

Dans les jours qui ont suivi le discours de Herzog, Levin, Lapid, le député Simcha Rothman, président de la commission de la Constitution, du droit et de la justice au sein du parlement et Benny Gantz, leader de HaMahane HaMamlahti, ont tous rencontré le président. Dès le lendemain de l’allocution, Levin et Rothman ont appelé publiquement Lapid et Gantz à s’entretenir avec eux à la résidence du président. Et le mercredi, Herzog a demandé le gel de deux projets de lois privés proposés par les députés Moshe Saada et Moshe Arbel qui entraient dans le cadre de la réforme judiciaire, une requête qui a été acceptée par les deux législateurs.
Ce qui est important ici, ce n’est pas que ces signaux témoigneraient d’une modération toute nouvelle – c’est que les politiciens ont soudainement eu le sentiment qu’ils était de leur devoir d’émettre ces signaux.
Herzog « a mis des échelles pour que tout le monde puisse redescendre et tout le monde a commencé, à ce moment-là, à chercher le moyen de les utiliser », a ainsi expliqué un analyste politique de droite.
Sortir des coulisses
Il y a une raison pour laquelle le discours de Herzog a eu cet effet – et elle souligne le nouveau rôle surprenant qu’il a imaginé pour la présidence israélienne depuis qu’il a pris son poste, il y a 20 mois – un rôle probablement sans précédent dans toute l’Histoire d’Israël.
Son discours a été un pari minutieusement pesé à l’issue de plusieurs semaines frustrantes où Herzog avait tenté – en vain – d’amener les parties à négocier en coulisses.

Dans une autre allocution faite trois semaines auparavant, le 24 janvier, Herzog avait évoqué ces tentatives infructueuses. A la résidence du président, avait-il dit, « des efforts sont livrés aujourd’hui – au sens littéral du terme, comme cela a aussi été le cas de toutes les journées de la semaine qui vient de s’écouler et des semaines précédentes – des efforts énormes, peut-être les seuls, qui visent à remplacer une confrontation agressive dont personne ne sortira gagnant par un mécanisme qui permettra de gérer le conflit, voire de le résoudre pour les années à venir, d’une manière qui saura préserver l’unité nationale et l’État d’Israël en tant qu’État juif et démocratique ».
Mais ces initiatives prises à l’abri des regards avaient été vaines. Réunion après réunion, les propositions de compromis avaient été secrètement réfléchies et publiquement rejetées. A chaque fois que les parties s’étaient trouvées devant les caméras, la volonté de compromis qu’elles avaient pu exprimer à huis-clos s’était évaporée. Chaque partie était bien consciente que sa base politique était en colère, qu’elle s’inquiétait et aucune ne pouvait se permettre de sembler céder sous la pression.
Ainsi, Herzog a pris la décision d’élargir le débat, de forcer les politiciens à affronter les Israéliens au sens large qui, dans les sondages, semblaient favoriser la possibilité d’un compromis. Son discours du 12 février a été ainsi rédigé de manière à obliger à porter au grand jour le dialogue, ce dialogue qui se tenait jusque-là à l’abri des regards, et de manière aussi à intégrer le grand public dans le processus.
Et c’est la raison pour laquelle il s’est longuement attardé dans son allocution sur les spécificités d’un potentiel compromis. Il a vivement recommandé d’interdire aux juges d’invalider des Lois fondamentales – une demande de la droite – tout en exigeant une super-majorité pour amender ces lois quasi-constitutionnelles – une demande de la gauche. Il a proposé d’amender le processus de sélection des juges en donnant un plus grand nombre de votes aux responsables élus – mais un nombre insuffisant pour que le gouvernement prenne le contrôle de facto de la commission chargée de nommer les juges, comme le demandent Levin et Rothman. Et ainsi de suite.

L’objectif était simple : donner aux Israéliens qui le regardaient une idée claire de ce à quoi pourrait ressembler un compromis et renforcer ainsi la pression publique en faveur d’un accord. Devant les téléspectateurs, il a appelé Rothman à « réfléchir aux principes que j’ai proposés ici, aujourd’hui, pour qu’ils servent de base au débat continu en Commission – pour la coalition et pour l’opposition ».
Jeter des ponts
La présidence israélienne a toujours eu un rôle largement symbolique. Sans réel pouvoir depuis la fondation du pays par le premier Premier ministre d’Israël David Ben Gurion, l’institution est considérée, au fil des décennies, comme une retraite respectable pour les politiciens suffisamment aguerris pour la mériter mais qui n’ont pas par ailleurs assez d’influence pour se porter candidat au poste de pouvoir numéro un, le fauteuil du Premier ministre.
Herzog avait fait connaître à la gauche israélienne un – court – essor dans les urnes pendant les élections de 2015 avait d’être écarté de la présidence d’Avoda en 2017. C’est une politicien à la voix douce, le descendant de l’une des familles les plus politiques du pays (son père avait été le sixième président d’Israël). Expérimenté, apprécié et dorénavant marginalisé, il semblait être le choix parfait pour la présidence israélienne au rôle si cérémonial.
Mais pendant les 20 mois passés à sa fonction, Herzog a brisé le moule, prouvant que la présidence pouvait être plus utile que prévu.
Un exemple évident a été le rôle qu’il a tenu dans la reprise des liens diplomatiques avec la Turquie.

Au mois de mars 2022, Herzog avait effectué une visite officielle à Ankara. Il avait été reçu avec une chaleur inhabituelle par le président Recep Tayyip Erdogan – un changement de ton net par rapport aux années passées, lorsque la Turquie était la dirigeante de facto dans la région d’un axe anti-israélien et affilié aux Frères musulmans.
Ce déplacement avait été avant tout un tournant géopolitique minutieusement calculé, pour Ankara comme pour Jérusalem. Mais il avait été aussi le résultat des liens étonnamment étroits qu’avait su tisser Herzog avec le président turc – le point d’orgue d’un long processus relationnel initié par Herzog, qui était parvenu à ouvrir un canal de communication entre les deux hommes.
Quand Erdogan était resté alité avec une forme particulièrement sournoise de la COVID-19, Herzog l’avait appelé. Quand la mère du président israélien est décédée, Erdogan lui avait rendu la pareille. Quand un couple israélien avait été arrêté en Turquie, au mois de novembre 2021, parce qu’il avait photographié le palais présidentiel, un appel téléphonique de Herzog avait permis d’accélérer sa libération. Pendant les périodes de tensions sur le mont du Temple, ou quand l’information portant sur une cellule iranienne qui était déterminée à s’en prendre aux citoyens israéliens dans les rues d’Istanbul avait été rendue publique, les appels téléphoniques entre les deux hommes avaient aidé à apaiser les tensions à Jérusalem et à attirer l’attention des forces de sécurité turques sur le danger encouru par les ressortissants israéliens à Istanbul.
Quand l’ambassadeur turc avait présenté ses lettres de créance au mois de janvier, Herzog avait pris la peine de le recevoir avec une chaleur toute particulière. Cette cérémonie consiste habituellement en une simple séance photo ; pour l’ambassadeur Sakir Ozkan Torunlar, il y avait eu une déclaration conjointe à la presse, signe de respect privilégié dans le langage de la diplomatie. Les seuls autres envoyés à avoir bénéficié récemment d’un tel honneur ont été ceux des États-Unis et de Bahreïn.

Tandis que de nombreux diplomates ont œuvré à la restauration des liens entre Israël et la Turquie par le biais de canaux plus discrets, Herzog a tenu un rôle immense en ouvrant la voie au rapprochement. Il est difficile de se souvenir d’un président israélien ayant tenu un rôle aussi central dans une relation d’une telle importance stratégique.
Nouvelle influence
Cette nouvelle influence toute en discrétion de la présidence tient à l’homme lui-même. En se penchant sur la carrière de Herzog, un modèle émerge assurément. L’un de ses premiers actes en tant que nouveau président élu d’Avoda, en 2013, avait été d’entrer en contact avec le parti haredi Shas pour collaborer en vue de l’effondrement du gouvernement Netanyahu-Lapid-Bennett qui s’était formé cette année-là. Lors des élections de 2015, sa capacité à construire des ponts avait abouti à la fondation de l’alliance de l’Union sioniste qui fera connaître à la gauche son dernier succès significatif dans les urnes, avec 24 sièges.
Mais ce n’est pas seulement Herzog. Alors que la politique israélienne disparaît sous le sectarisme, le pays est en train de soudainement découvrir que son président, si cérémonial, peut tenir un rôle pourtant inattendu de sa part jusqu’à présent.
La résidence présidentielle, a déclaré Herzog le 24 janvier, « est probablement le seul endroit aujourd’hui qui parvient à conserver la confiance des parties et à servir d’abri sûr pour un dialogue de fond dans ce combat. » Israël n’a jamais eu autant besoin d’une telle institution. Les Israéliens « n’ont pas seulement oublié comment se mettre d’accord, nous ne parvenons même plus à argumenter. Nous devons nous efforcer de parvenir à de larges accords, pas à des victoires. Penser à cela comme à un jeu à somme nulle est une menace pour nous tous, car le côté victorieux aujourd’hui sera vaincu demain, et vice versa. Aucune des deux parties ne bénéficiera d’une protection durable et permanente de ses valeurs ».
En utilisant sa fonction traditionnellement dormante avec un effet aussi puissant, Herzog présente, par inadvertance, un argument plus large concernant les réformes constitutionnelles actuelles : la sortie permanente de la crise ne réside peut-être pas simplement dans le recalibrage des institutions existantes, mais dans la création de nouvelles institutions, de nouveaux organes dotés de pouvoirs taillés sur mesure pour forcer le compromis dans une ère politique de plus en plus partisane et belliqueuse.
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