Le concert très politique de Roger Waters à New York est-il antisémite ?
Pour les manifestants qui se tiennent aux abords du Madison Square Garden, l'ex-leader des Pink Floyd propage la haine. Mais malgré sa réputation anti-Israël, l'homme file doux
NEW YORK — Roger Waters, la légende du rock britannique et co-fondateur de Pink Floyd, s’est arrêté dans le cadre de sa tournée « This Is Not A Drill » à New York City, le 30 et le 31 août, quelques jours avant son 79e anniversaire. Les deux concerts, qui se sont déroulés devant une foule compacte de fans – même s’il restait des sièges vides dans les gradins du Madison Square Garden – ont commencé par un avertissement de Waters lui-même, s’exprimant par le biais d’un message pré-enregistré : « Si vous faites partie de ces gens qui disent ‘J’adore les Floyd, mais je ne supporte pas quand Roger fait de la politique’, alors vous pouvez vous casser et aller au bar dès maintenant ».
Difficile de dire qu’on n’a pas été prévenu.
Il est raisonnable d’affirmer que la majorité des gens, aujourd’hui, savent ce qu’il vont trouver lorsqu’ils achètent un billet pour un concert de Waters. Le bassiste des Pink Floyd – et son principal parolier dans les derniers temps, avant qu’il ne quitte le groupe – se fait entendre de manière très virulente sur des sujets éminemment politiques ; il défend de nombreuses causes et il a été l’un des premiers soutiens de la campagne BDS (Boycott, Divestment and Sanctions) anti-Israël.
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Et si certains ignoraient encore tout cela, ils l’ont sûrement appris très rapidement de la bouche des manifestants qui, en cette soirée du 30 août, se sont rassemblés à l’entrée de la principale salle omnisports et de concert de toute la Grande Pomme.
« Roger Waters est un antisémite ! Qui veut entendre pourquoi Roger Waters hait les Juifs ?!! », crie une femme. La majorité des personnes présentes dans la file d’attente, à l’extérieur (d’âge varié, en majorité des Boomers et un public presque entièrement Blanc) choisissent de l’ignorer, mais une voix perce la foule en ripostant : « Il n’est pas contre les Juifs, il est contre Israël ! »
L’une des manifestantes, Michelle Ahdoot, qui se trouve aux côtés de l’acteur Yuval David et d’autres protestataires portant des tee-shirts arborant le hashtag #EndJewHatred, s’empresse de me dire que « c’est apolitique, ce qu’on fait là : ça n’a rien à voir avec la politique. On est là parce que Roger Waters propage la haine et des mensonges ».
(Un autre groupe, certains portant des tee-shirts Yad Yamin – organisation dont la page Facebook affirme qu’il « veut combattre ceux qui intimident, harcèlent et utilisent la violence contre les Juifs et contre les défenseurs d’Israël » – est présent, lui aussi, brandissant des panneaux et des drapeaux avec une approche, semble-t-il, un peu plus agressive).
Quand je demande un exemple spécifique de la haine antisémite de Waters, Ahdoot me dit que pendant le concert, les projections de vidéos spectaculaires et très engagées qui sont devenues une des marques de fabrique des shows du Britannique sont l’occasion d’afficher le nom de la journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh, qui a été tuée récemment. Selon elle, « elle a été tuée de manière atroce, mais nul ne peut dire avec certitude d’où venait la balle. Et pourtant, en arrière-plan, il est écrit : ‘Shireen, crime : Palestinienne, commis par l’armée israélienne’. C’est un mensonge. C’est un narratif mensonger présenté aux 30 000 personnes qui se tiennent dans le public ».
Il y a une partie de vrai dans ce que dit Ahdoot. Et il y a aussi du faux. (Déjà, le Madison Square Garden peut accueillir seulement 2 0000 personnes, mais passons). Quand Waters chante « The Powers that Be » (le seul titre de la soirée emprunté à « Radio K.A.O.S », son album solo sorti en 1987), il y a, sur les écrans vidéos géants, des images d’animation montrant des brutalités policières violentes, stylisées pour l’esthétique. Les noms d’individus morts au cours de conflits les opposant à des figures d’autorité armées sont intercalées – il y a George Floyd, Eric Garner et Breonna Taylor. Sur les images, les noms apparaissent en gros caractères, suivis par le lieu où ils se trouvaient, leur crime et leur sanction.
Pour Floyd, Garner et Taylor, le lieu où ils se trouvaient est le nom d’une ville américaine, le crime est celui d’avoir été « Afro-américain » et la sanction est « la mort ». Se retrouvent aussi sur l’écran gigantesque les noms d’Ali Al-Hamda, un adolescent syrien tué par la police turque ; celui de Rashan Charles, mort alors qu’il luttait contre des policiers britanniques et Matheus Melo Castro, tué par les forces de l’ordre brésiliennes.
Il y a aussi Ahmaud Arbery, un Afro-américain tué par balle en Georgie non pas par la police mais des résidents locaux, et il y a également Shireen Abu Akleh. Mais il n’apparaît nulle part qu’elle a été tuée par l’armée israélienne, comme l’affirme pourtant la manifestante. Voici une photo prise lors du concert d’Albany, dans l’État de New York.
Roger Waters (co-founded Pink Floyd) paid tribute to Palestinian journalist Shireen Abu Akleh during his concert in New York earlier this week.❤️ pic.twitter.com/brAOQGgD1m
— Amr M. Fahmy (@iamrfahmy) August 24, 2022
Les contenus politiques sont une constante sur les écrans sophistiqués et à la pointe de la technologie qui dominent la scène sur laquelle Waters et ses musiciens évoluent (il n’y a que lorsqu’il évoque avec nostalgie son ancien groupe, et que des clichés présentant les jeunes musiciens alors en début de carrière sont montrés au public, que ce parti-pris politique exacerbé laisse temporairement la place à autre chose). Toutefois, il y a d’autres moments qui touchent au sujet du Moyen-Orient.
Cas d’espèce : le titre « Déjà vu », connu avant qu’il ne soit enregistré sous le nom de « Lay Down Jerusalem [If I Had Been God] » et qui est sorti dans le cadre de son album « Is This The Life We Really Want? », en 2017.
Pendant la chanson, toute une série de phrases qui sont autant de slogans sont projetées sur les écrans – il y a notamment « Fuck les drones » et « Fuck la Cour suprême ». Puis viennent « Fuck l’occupation » et « Vous ne pouvez pas avoir l’occupation et les droits humains ». Une représentation graphique arrive ensuite avec le mot « Droits » qui reste sur l’écran et d’autres mots qui défilent en s’accolant à lui : « Droits humains, puis « Égalité des droits », puis « Droits des Palestiniens, « Droits des Yéménites », « Droits des indigènes », Droits des Trans », et d’autres.
Le refrain de « Lay Down Jerusalem » coïncide avec les dernières associations de mots citées.
Les paroles parlent vaguement de paix dans le monde et de fraternité (en introduisant quelques plaintes sur le vieillissement de l’être humain). Elles évoquent la crucifixion comme étant l’ouvrage des Romains, ce qui est très certainement peu habituel pour une personnalité accusée d’antisémitisme.
La seule référence autre aux Juifs (en plus d’une citation de Franz Kafka qui est projetée sur l’écran) survient dans « In The Flesh », une chanson satirique de l’album « The Wall » où Waters s’habille en fasciste et où il hurle le désir présumé de son personnage d’abattre toutes les minorités.
Il faut noter aussi que le « cochon volant » fait sa réapparition dans le cadre de cette tournée. Dans le passé, Waters avait été critiqué par l’ADL parce qu’il présentait une étoile de David à côté du symbole utilisé pour représenter le communisme – la faucille et le marteau – côtoyant également le sigle du dollar et le logo de la Royal Dutch Shell. Cette fois-ci, des images de guerre et des slogans tels que « Fuck The Poor ».
Enfin, pendant la chanson « Us and Them », une vidéo qui rappelle celle de l’UNICEF cherche à présenter le gouffre qui sépare entre les plus nantis de ceux qui n’ont rien. Parmi les différentes images de murs et de frontières, la barrière de Cisjordanie. Toutefois, il faut déjà la connaître au préalable pour la remarquer : aucune légende sur l’image ne permet de l’identifier.
Il y a énormément d’autres choses dans ce concert : une chanson dédiée aux Native Americans qui ont manifesté à Standing Rock, la reconnaissance d’une terre pour les Indiens Munsee Lenape, un plaidoyer en faveur de la libération de Julian Assange et un montage montrant tous les présidents américains qualifiés de « criminels de guerre », présentant le décompte des morts enregistrées à l’étranger sous leur mandat (Joe Biden a droit à un « Ne fait que commencer »).
En majorité, ces moments politiques provoquent les applaudissements du public. Toutefois, au cours de l’une des interventions de Waters qui s’exprime sur la scène, un homme qui se distingue par un accent new-yorkais à couper au couteau, qui est assis derrière moi, crie : « Arrête de parler Roger, chante ! », entraînant l’hilarité.
Dans la mesure où tous les mouvements politiques qui ont été tendance à un moment ou à un autre sur Twitter, ces derniers années, connaissent tous leur moment de gloire dans « This Is Not A Drill, » difficile de ne pas remarquer que pas une seule allusion n’est faite sur la situation en Ukraine. Au début du mois, Waters a établi clairement qu’il était du côté de l’apaisement russe dans le cadre de ce conflit.
Pas un propos non plus sur l’offre à hauteur de 500 millions de dollars qui aurait été faite, entre autres, par la société de capital-investissement Black Stone pour le catalogue musical de Pink Floyd. Il semble qu’entre les diatribes contre les oligarques et les expressions de sympathie à l’égard des populations indigènes – sans mentionner les horreurs du capitalisme telles qu’elles sont décrites dans le hit « Money » – cette information n’ait pas eu le bonheur d’être intégrée au programme.
Cette fois, le « Pig » gonflable, issu de l’album « Animals » (1977), symbolisant puissants et nantis, grimpe dans l’échelle de la provocation, avec « Fuck the poor » (on emmerde les pauvres) et « Volez aux démunis, donnez aux riches » inscrits dessus. Ce message ne manquerait pas de piquant, avec un public appartenant plus à la seconde catégorie qu’à la première, au vu des prix des places (de 500 à 4.500 dollars à la revente), si Waters, qui fustige de façon plus convenue la société de consommation et ses grandes enseignes dans ses visuels accompagnant « Money », n’exposait pas trop clairement la marque d’une bouteille de mezcal, souvent filmée sur son piano.
Deux moments encore dissonants : les représentations graphiques rendant hommage aux visionnaires qui avaient anticipé notre dystopie actuelle comprennent des auteurs comme George Orwell et Aldous Huxley — mais aussi le président Dwight D. Eisenhower, décrié par le rockeur par ailleurs, pour son discours sur le complexe militaro-industriel.
Roger Waters apprécierait donc Ike ? Je ne l’avais pas vu venir.
Et j’ajoute que pour quelqu’un d’aussi visiblement de gauche (une image du docteur Cornell West apparaît sur l’écran à un moment du concert), le mot « pédé » est employé dans sa chanson de 2017, « Is This The Life We Want? ». Contrairement à « In The Flesh », clairement satirique et à aborder au deuxième degré (le titre avait aussi été écrit à une époque moins sensible), l’usage du terme dans cette chanson contemporaine est à la fois ambigu et surprenant. De nombreux membres de la communauté homosexuelle ont le sentiment que les hétérosexuels ne devraient pas pouvoir utiliser ce mot – et j’ai la certitude que Waters le sait.
En regardant le concert, beaucoup de choses me viennent à l’esprit. En termes de production, en termes de spectacle, c’est incroyable. Je ne crois pas avoir jamais vu quelque chose d’aussi flamboyant dans toute ma vie. Le son est d’une pureté extraordinaire et je suis très heureux qu’il ait joué toute l’intro de « Shine On You Crazy Diamond. » Dans la mesure où le groupe doit rester parfaitement synchronisé avec les représentations graphiques, il n’y plus vraiment de place pour l’improvisation. Les autres membres des Floyd encore en vie ont une approche bien plus souple de leurs concerts. J’ai vu David Gilmour au Madison Square Garden en 2016 et Nick Mason au Beacon Theatre en 2019 et, musicalement, c’était plus « frais ».
Mais je pense aussi à ma conversation avec Yuval David, le manifestant amical et au tempérament calme qui se trouvait à l’entrée de la salle.
« Vous avez le sentiment que Roger Waters est un antisémite ? », lui avais-je demandé.
« Nous n’avons pas le sentiment qu’il est antisémite, nous savons qu’il est antisémite », m’avait-il répondu. « Il fait la promotion de mensonges et qu’un homme qui a une telle influence puisse ainsi partager un tel narratif de haine est très dangereux ».
David, qui n’a pas un semblant d’accent israélien, m’avait aussi raconté une histoire, celle d’une rencontre avec Waters il y a quinze ans pendant laquelle le chanteur avait affiché son dédain pour « les gens comme vous », « posant ses mains sur mon visage », avait-il ajouté. Je n’ai eu aucun moyen de corroborer ce récit.
Quel verdict, alors ? C’est clair que Waters conserve Israël au sommet de ses préoccupations (ce mois-ci, il a partagé une vidéo le montrant sanglotant devant des images du conflit à Gaza). Mais c’est l’Amérique, où vit Waters, qu’il attaque en majorité pendant son concert.
Qualifier quelqu’un d’antisémite est, à mes yeux, une accusation forte. Roger Waters est-il vraiment à l’aise quand il soulève des faits douteux au sujet de la famille Rothschild ? Souligne-t-il des leçons bien apprises dans le « Protocole des Sages de Sion » ?
Tout est possible – mais la réalité est qu’il n’y a rien qui soit susceptible de prouver cela dans le concert que j’ai vu au Madison Square Garden. Un vague appel en faveur « des droits palestiniens » parmi une liste interminable d’autres slogans n’est pas de l’antisémitisme, selon le sioniste new-yorkais que je suis.
L’un des titres interprétés vers la fin du concert, « Two Suns in the Sunset », évoque le danger d’une guerre nucléaire. En l’introduisant, il parle avec une authentique ardeur du désarmement et de la peur de l’anéantissement.
Ce que je crois pour ma part, c’est que Roger Waters est un homme très fortuné qui a fini par faire une marque (passionnée) de fabrique de cette image de Bleeding heart, de cœur qui saigne, que Pink, alter-ego de Waters et personnage central de l’album-phare The Wall, revendiquait. La tour dans laquelle il s’est dorénavant enfermé, une forteresse de pensée binaire, implique que sur la question d’Israël, il n’y aura jamais aucun besoin de nuance. Dans la mesure où la vérité échappera toujours, il m’est impossible de savoir, j’en suis conscient, ce qu’il pense des Juifs en réalité, mais pour tous ceux qui pensent qu’il est possible d’être critique d’Israël sans pour autant nourrir de préjugés à l’encontre des Juifs, ce show rentre dans le rang.
En quittant la salle, le rythme disco de « Run Like Hell » me frappant encore la tête comme des coups de marteau, deux hommes d’un certain âge descendent les escaliers roulants devant moi.
« Il est encore formidable », s’exclame l’un d’entre eux. « Mais le concert est beaucoup trop politique », lui répond l’autre. « Même si on est d’accord avec lui, ça va vraiment trop loin – il faut qu’il se calme. »
Les deux hommes soupirent ensuite en réalisant le nombre d’étages qu’il leur reste à descendre.
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