Le Luxembourg bloque les restitutions aux Juifs spoliés pendant la Shoah
Une loi adoptée en 1950 empêche environ 75 % des 4 000 Juifs qui vivaient au Luxembourg avant l'invasion nazie de 1940 et leurs descendants de déposer des demandes de restitution
Quand le Luxembourg a pris la présidence du principal groupe mondial de souvenir de la Shoah, son gouvernement a promis d’agir avec énergie.
« Nous devons agir. Nous devons mobiliser. Nous devons nous opposer » au révisionnisme et à l’indifférence, a déclaré George Santer, ambassadeur luxembourgeois auprès de l’Alliance internationale de souvenir de la Shoah (IHRA), dans un communiqué publié le mois dernier alors que le pays prenait la présidence tournante du groupe composé de 32 pays.
Presque deux mois plus tard, pourtant, le Luxembourg rend les choses encore beaucoup plus difficiles que n’importe quelle autre nation d’Europe occidentale pour les Juifs qui veulent récupérer des propriétés ou des biens spoliés par les Nazis.
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Plusieurs sources affirment que les lois du pays font que le simple fait de déposer une demande de restitution est impossible pour la plupart des Juifs qui y vivaient pendant la Deuxième guerre mondiale et leurs descendants.
La polémique a pour origine une loi de 1950 qui limite l’éligibilité pour la restitution aux citoyens et à certaines « personnes apatrides » qui ont immigré dans le petit pays avant 1931. Unique en Occident, la loi de restitution du Luxembourg exclut presque 75 % des 4 000 Juifs qui y avaient vécu avant l’invasion nazie en 1940.
« Cette loi est très inhabituelle pour les voisins du Luxembourg », a déclaré Vincent Artuso, un historien basé à Paris.
En 2015, Artuso a publié un rapport explosif sur la collaboration des autorités du Luxembourg avec les nazis. Alors que d’autres nations d’Europe de l’Ouest ont modifié leurs lois de restitution dans les années 1990, « celle du Luxembourg est restée la même », a-t-il déclaré.
Cela signifie que le Luxembourg « est le seul pays en Europe occidentale avec des problèmes majeurs non traités de restitution », selon Gideon Taylor, le président des opérations de l’Organisation juive mondiale de restitution.
Des centaines de propriétés immobilières sont en jeu dans la ville de Luxembourg, l’une des plus belles et plus chères capitales d’Europe. Mais même cela n’est peut-être rien en comparaison à l’argent caché dans des fonds dormants ou volés dans le système banquier opaque du Luxembourg – l’industrie principale de ce petit pays de 500 000 habitants.
On compte environ 140 banques au Luxembourg, avec 30 000 personnes qui y sont employées. Le pays se trouve toujours en tête du PIB par habitant, avec 114 000 dollars – quatre fois la moyenne européenne et 36 % de plus que la Suisse, deuxième du classement.
Avec le secret bancaire et les lois luxembourgeoises, il est « impossible de savoir ce que nous avons perdu », explique Marcel Salomon, un natif du pays qui a survécu à la Shoah alors enfant suite à la délivrance de visas pour sa famille par la République dominicaine.
Le fait que le Luxembourg soit une plaque tournante majeure de l’industrie bancaire semble être lié à la difficulté apparente du pays pour réformer ses lois de restitution, a déclaré Artuso.
« La question ici n’est probablement pas de rendre l’argent et les propriétés à quelques centaines de Juifs, a-t-il dit. Selon moi, la crainte est que l’examen de ce qui s’est passé avec la propriété juive pourrait ouvrir la voie à une enquête sur l’absorption de fonds issus d’innombrables comptes dormants dans l’industrie bancaire. Cela pourrait déclencher une avalanche. »
C’est cette même raison qui a conduit d’autres puissances bancaires, dont la Belgique et la Suisse, à résister à tout examen de leur gestion des propriétés juives pendant des années jusqu’à ce qu’elles finissent par céder, en s’exposant ainsi à des milliards de pertes.
« Les lois de restitution du Luxembourg devront aussi changer », a expliqué Artuso.
Il y a toutefois déjà des signes de changement sur la question.
En février, le Luxembourg avait déjà accepté de mettre en place un groupe de travail qui examinerait les questions de restitution, après une rencontre entre son Premier ministre, Xavier Bettel, et l’envoyé spécial américain pour les questions de la Shoah, Tom Yazdgerdi.
« Il y a des questions spécifiques concernant les comptes bancaires dormants que nous étudions avec le gouvernement, et il y a un projet de loi au parlement pour traiter cette thématique », a déclaré Yazdgerdi au Luxembourg Times lors de sa visite.
La création d’un groupe de travail est une « véritable avancée », a déclaré Gideon Taylor, président des opérations de l’Organisation juive mondiale de restitution. Il a également avancé que le Luxembourg avait été « une nation victime » de l’occupation nazie, malgré la collaboration.
Pour l’instant, la question de la restitution est « une injustice continue », selon Karin Meyer, membre de la communauté juive du Luxembourg dont une lettre ouverte adressée l’année dernière à son gouvernement a déclenché une enquête parlementaire. Cela n’a entraîné aucun changement, puisque son gouvernement a réitéré sa position contre la réforme. Mais cela a au moins permis d’attirer l’attention des médias locaux sur le problème.
« Dénoncés aux Nazis par un voisin en 1940, mes grands-parents et arrière-grands-parents ont tout perdu : leur matériel de peinture, leur appartement, leurs meubles et leurs équipements, leur argent, leurs biens et leur dignité », a écrit Meyer. Leur argent « reste planqué dans des mystérieux comptes dormants des banques luxembourgeoises ».
Santer, l’ambassadeur auprès de l’IHRA, n’a pas répondu à la demande de commentaires de la part de l’agence JTA, la renvoyant au Bureau du Premier ministre, qui n’a pas immédiatement répondu à la demande.
Artuso a aussi affirmé que le montant volé aux Juifs et absorbé dans la richesse nationale du Luxembourg était inconnu « parce qu’il n’y a aucune volonté politique de le découvrir ».
La loi luxembourgeoise de 1950 semble avoir été spécifiquement conçue pour empêcher des réfugiés de demander restitution, a-t-il déclaré.
De fait, un texte qui interdit aux personnes venues au Luxembourg après 1930 de demander restitution « parle de lui-même », a déclaré Artuso. Précédant de deux ans l’arrivée au pouvoir d’Hitler, la loi exclut au moins 2 000 Juifs qui ont fui au Luxembourg après 1933, doublant ainsi la population juive du pays.
Aron Joseph Salomon, le père de Marcel Salomon, était un immigrant polonais qui avait ouvert une boutique à succès de réparation de chaussures au Luxembourg après 1930. Il n’a jamais été naturalisé « parce que c’était impossible de devenir citoyen », a déclaré son fils à JTA. Avant de fuir, le père a réussi à convertir une bonne partie de l’argent liquide de la famille en diamants.
« Mais nous n’avons aucune idée de ce qui est resté dans les banques et les compagnies d’assurance, et de l’immobilier », a déclaré Salomon, âgé de 84 ans.
Les Salomon ont fui le Luxembourg quand les nazis ont envahi le pays en mai 1940. Ils ont pris un train en direction du Portugal, mais ont été arrêtés en Espagne et renvoyés en France. Âgé de 5 ans, Salomon a passé des jours dans le train avec ses parents et des dizaines d’autres Juifs, sans pouvoir quitter le wagon qui s’est rapidement retrouvé jonché d’urine et d’excréments.
« Une femme et son bébé sont morts pendant l’accouchement dans le wagon, s’est-il souvenu. Leurs corps sont restés dans le wagon pendant des jours jusqu’à ce que les Allemands nous laissent les faire sortir. »
Salomon explique que les conditions à bord du train étaient si horribles que les Juifs étaient soulagés de quitter l’Espagne à destination de la France occupée par les Nazis, même s’ils savaient qu’ils partaient pour des camps de concentration.
En retard de presque 20 ans par rapport à la plupart des nations d’Europe occidentale, le Luxembourg s’est finalement excusé officiellement en 2015 pour la collaboration de ses autorités, coupables d’avoir aidé à rassembler des Juifs qui ont ensuite été assassinés.
Cela s’inscrivait dans une vague de changement plus large qui a suivi la formation en 2013 d’une coalition de gauche dirigée par le Premier ministre Bettel (il est aussi le premier chef de l’Etat du Luxembourg à être ouvertement gay). Cela a mis un terme à des décennies de pouvoir du parti Social Démocrate, « et on avait le sentiment d’une volonté de vouloir rendre justice et de dire la vérité sur la Shoah », a déclaré l’historien Artuso.
« Il est devenu clair que la bonne volonté conduisait à dire la vérité, a-t-il dit. Mais ça n’a pas été suffisant pour mener des actions concrètes et obtenir des compensations matérielles. »
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