L’église cachée du quartier rouge d’Amsterdam, à l’âge d’or de la communauté juive
Au temps de la splendeur des Juifs hollandais, bâtisseurs de grandes synagogues, l'église Notre-Seigneur du Grenier s'est faite discrète. Elle brigue aujourd'hui le label de patrimoine européen
AMSTERDAM – Lorsque la baisse des ventes de billets a menacé de fermeture le deuxième plus ancien musée d’Amsterdam en 2020, des militants ont accouru.
Consacrée en 1888, l’église de « Notre Seigneur du grenier » (en néerlandais, Museum Ons’ Lieve Heer op Solder) est la plus célèbre des « maisons » de ce type aux Pays-Bas, réchappée du temps où les catholiques étaient contraints de prier à l’abri des regards. Du haut de ses deux cents ans, le musée a été sauvé de l’oubli à plusieurs reprises.
« Le musée est si précieux pour Amsterdam que nous ne pouvions nous résoudre à le voir disparaître », explique l’adjointe au maire Touria Meliani, qui a obtenu l’annulation de la décision de l’Amsterdam Art Fund de cesser de financer ce courageux musée.
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En mars, « Notre Seigneur du Grenier » a été inscrit sur la liste des labellisables au titre du patrimoine européen, établie par la Commission européenne pour distinguer les sites ayant une valeur symbolique importante pour le continent. Jusqu’alors, seuls trois sites néerlandais ont reçu le label, parmi lesquels le camp de transit de la Shoah de Westerbork.
En bordure du quartier rouge, l’église cachée se déploie dans les greniers de trois bâtiments achetés par le riche marchand catholique Jan Hartman. Avant la pandémie, le musée – qui comprend le domicile restauré de Hartman et l’église – avait connu six ans de travaux pour un montant total de 12 millions de dollars.
« Notre Seigneur du Grenier correspond à l’image que nous aimons avoir d’Amsterdam, ville ouverte et tolérante », expliquait Meliani après avoir reçu la pétition de 16 000 signatures en faveur du sauvetage du musée.
À la fin du XVIIe siècle, le conseil municipal calviniste d’Amsterdam interdit les manifestations publiques de foi catholique. Cela stimule la création d’églises cachées dans des « maisons », ce que l’on retrouve dans d’autres villes des Pays-Bas.
« Ces lieux de rassemblement n’étaient pas identifiables depuis la rue comme des lieux de culte, mais tout le monde connaissait leur existence », explique l’historien néerlandais Pieter Vlaardingerbroek.
Construite pour accueillir 150 fidèles, l’église cachée de Hartman comprend une petite « chapelle de la Dame » et plusieurs confessionnaux. En 1794, elle est dotée d’un orgue par Hendrik Meyer.
De l’autre côté de l’orgue, l’autel est flanqué de colonnes de bois peint semblables à du marbre. Un grand tableau à l’huile intitulé « Le baptême du Christ », par Jacob de Wit, est placé au-dessus de l’autel. Aujourd’hui encore, la messe catholique y est célébrée en néerlandais à certaines périodes de l’année.
En 1675, dix ans après l’achèvement des travaux de cette église cachée, la communauté juive portugaise d’Amsterdam construit la plus grande synagogue du monde. À quinze minutes à pied de « Het Hart », les riches fidèles séfarades d’Esnoga n’ont pas à cacher leurs activités religieuses de la vue du public.
« Richesse et succès »
Lorsque Hartman, né en Allemagne, achète une maison sur l’Oudezijds Voorburgwal, en 1661, il acquiert également deux maisons adjacentes situées dans une ruelle à l’arrière. Il lui en coûte 16 000 florins, soit plus de 500 000 dollars d’aujourd’hui.
Suite à cette acquisition, en bordure du quartier rouge, Hartman la rénovation des trois immeubles. Avec son grand salon de réception, la maison principale offre une vue sur le canal, un carrelage de marbre blanc et une dalle noire de Belgique.
Selon le musée, « Hartman voulait donner un sentiment d’opulence et de succès ».
Pour rappeler leur statut, Hartman et son épouse ornent le manteau de la cheminée de leur emblème, alors même qu’ils ne sont pas issus d’une lignée aristocratique. Leur emblème est fait d’un cerf au repos – référence au nom Hartman – et d’une boussole, objet de prédilection du père de Mme Hartman, qui en faisait commerce », explique le musée.
Hartman fait alors relier les étages supérieurs des trois maisons de manière à former une église, appelée « Het Hart », en l’honneur du marchand qui a financé sa construction. (La plupart des églises cachées d’Amsterdam avaient des surnoms, comme « Le Perroquet », également ouvert au public.)
Les fidèles entraient dans « Het Hart » par une ruelle, après quoi ils montaient trois volées d’escaliers jusqu’au grenier. Avant d’entrer, les fidèles trempaient leurs doigts dans une bassine remplie d’eau bénite et faisaient le signe de croix.
C’est très endetté qu’Hartman meurt en 1668, peu de temps après l’achèvement de l’église, ce qui force sa famille à vendre la maison. Au fil des générations, le bâtiment tombe en ruine.
Plus de 200 ans plus tard, en 1888, une association de citoyens catholiques – « De Amstelkring » – sauve le bâtiment de la démolition. Les problèmes de toiture et les murs fissurés une fois réparés, la maison et son église cachée deviennent le deuxième musée d’Amsterdam, après le légendaire Rijksmuseum.
« Notre Seigneur du Grenier est le symbole de la survie des catholiques, qui ont résisté aux inégalités et aux discriminations ».
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le musée est menacé par la crise financière de la famille Hartman, suite à la mort de son patriarche. Des bienfaiteurs interviennent pour sauver une nouvelle fois le bâtiment, dans lequel ils font installer l’électricité et le chauffage central.
Les problèmes financiers sont de retour, quelques années après la libération de l’occupation nazie, et les responsables du musée envisagent de vendre la collection et de transformer le musée en lieu de vie pour religieuses. Une fois de plus, « Notre Seigneur du Grenier » renaît de ses cendres.
De nouvelles découvertes sont faites à l’occasion de travaux de rénovations ou de construction.
Lors de travaux, il y a de cela quelques années, une paire de chaussures en cuir est retrouvée sous le plancher de l’antichambre. Les « chaussures dissimulées » sont monnaie courante en Angleterre, et il est probable que ces chaussures poussiéreuses aient eu une fonction similaire.
« Les chaussures cachées étaient supposées apporter une protection magique contre les mauvais esprits et autres catastrophes », explique le conservateur Theo Tienhooven, ajoutant que les chaussures avaient été trouvées près d’une cheminée.
« Parfois, c’étaient les habitants qui tentaient d’exorciser quelque chose, parfois les ouvriers qui laissaient des chaussures, de peur que leur travail ne perturbe les esprits de la maison », ajoute Tienhooven.
« Une résilience remarquable »
Le musée « Notre Seigneur du Grenier » incarne « la privation de droits imposée aux catholiques et autres dissidents de la République néerlandaise en nous faisant comprendre que ce que nous nommons « âge d’or néerlandais » était synonyme de discriminations envers les personnes non réformées », explique au Times of Israel l’historien Genji Yasuhira.
Maître de conférences à l’Université de Kyoto et expert de l’histoire religieuse et sociale néerlandaise moderne, Yasuhira est l’auteur du livre Catholic Survival in the Dutch Republic: Agency in Coexistence and the Public Sphere in Utrecht, 1620–1672.
« Notre Seigneur du Grenier », ajoute Yasuhira, est le symbole de « la survie des catholiques, qui ont résisté aux inégalités de traitement et aux discriminations ».
La réaction des catholiques néerlandais aux restrictions de l’âge d’or ne se limite pas à la construction d’églises cachées dans des maisons, affirme Yasuhira, qui a vécu aux Pays-Bas pendant plus de cinq ans et s’est rendu dans ce musée à plusieurs reprises.
Les catholiques néerlandais, assure Yasuhira, « ont tiré le meilleur parti possible du cadre architectural urbain, en vivant ensemble dans certains quartiers, en particulier autour de personnes de statut socio-économique élevé, susceptibles de mettre leur domicile au service d’églises clandestines ».
Les restrictions religieuses incitent les catholiques à « aménager des entrées et sorties spéciales reliant leurs maisons et la rue, de manière à échapper aux officiers de justice ou bien à poster des sentinelles dans les rues… », ajoute Yasuhira.
« Les catholiques néerlandais ont fait preuve d’une résilience remarquable dans cette ville, transformant l’espace urbain en un espace plurireligieux moderne », affirme-t-il.
Depuis les fenêtres de « Notre Seigneur du Grenier », dit Yasuhira, l’histoire de la religion aux Pays-Bas se lit dans le paysage urbain.
« De la fenêtre du côté sud-ouest, nous voyons la vieille église, la plus ancienne église d’Amsterdam dédiée à Saint-Nicolas, où les catholiques du Moyen-Age célébraient la messe. Mais les premiers catholiques modernes ont fait l’objet d’une purge suite à la Réforme protestante et à la révolte hollandaise contre la monarchie des Habsbourg », éclaire Yasuhira.
« Du côté nord-est, nous voyons la basilique Saint-Nicolas, l’église catholique romaine, érigée fin XIXe, après ce qui est qualifié d’émancipation catholique au milieu du siècle, lorsque les catholiques romains sont autorisés à restaurer la hiérarchie épiscopale officielle aux Pays-Bas, pour la première fois depuis plus de 250 ans », ajoute-t-il.
Même si « Notre Seigneur du Grenier » ne reçoit pas le label du patrimoine européen cet automne, le public néerlandais a clairement fait savoir qu’il n’était pas favorable à la suppression des financements accordés au musée en 2020. Il est probable que le quartier rouge s’éteigne dans un proche avenir, mais il est important que la lumière reste allumée à l’intérieur du deuxième plus ancien musée d’Amsterdam.
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