Israël en guerre - Jour 63

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L’impossible manuel d’Histoire israélo-palestinien

Des professeurs d'histoire se sont mis en tête d'écrire un manuel scolaire unique, un livre qui présenterait un récit commun. Et cela n'a pas marché. Du moins, pas comme prévu

Journaliste Société-Reportage

Face à face, le sommaire du livre à double entrées, présente les événements définis selon le côté israélien et palestinien (Crédit: capture d'écran APHG)
Face à face, le sommaire du livre à double entrées, présente les événements définis selon le côté israélien et palestinien (Crédit: capture d'écran APHG)

Le livre existe bien aujourd’hui (il s’intitule : Side by side : parallel histories of Israel/Palestine), mais il aurait pu aussi bien ne jamais voir le jour. En fait d’histoire commune, selon le projet initial, les deux récits se regardent en chien de faïence, le narratif israélien sur la page de droite, le palestinien sur la page de gauche, séparés par le fossé de la reliure centrale. Au centre une colonne a été laissée vierge, on ne sait jamais.

« Le projet est mort », selon le professeur Eyal Naveh, un de ses principaux protagonistes, qui l’enterre d’une voix traînante dans son bureau de l’université de Tel Aviv.

« Les ministères de l’Education israélien et palestinien ont banni le livre de leur programme scolaire ».

Cet espoir était sans doute aussi fou que le livre lui-même. Enseigner Balfour, l’Indépendance, la Guerre des Six Jours côté palestinien, la Nakba, l’exode, et la condamnation des implantations côté israélien, qui sont autant de chapitres de ce livre à deux voix.

Eyal Naveh, professeur d’Histoire à l’Université de Tel Aviv (Crédit: Eyal Naveh)

Plus optimiste est l’historien Pierre Vidal-Naquet qui a préfacé un prototype de quelques chapitres traduits en français, avant sa disparition en 2006 : « Il est déjà admirable qu’ils acceptent de coexister dans deux récits parallèles (…). Le fait essentiel et nouveau, est l’existence même de ce manuel. Le discours commun est pour l’instant impossible et le demeurera longtemps ».

A l’époque un premier feuillet ne traitait que de « la déclaration Balfour » de « la guerre de 1948 » et de « la première Intifada ».

Seul le contexte des accords d’Oslo, ce bref moment durant lequel la paix semblait à portée de main, a pu accoucher d’un espoir aussi grand que celui de ce livre.

C’est en 2000 à Beit Jalah, une ville chrétienne palestinienne, sous la direction du professeur Dan Bar On, disparu depuis, qu’Eyal Naveh, l’Israélien et Sami Adwan, le Palestinien, commencent à constituer chacun une équipe de professeurs pour tenter de tisser l’histoire commune des Israéliens et des Palestiniens depuis la déclaration Balfour de 1917.

L’historien Pierre Vidal Naquet en 1982 (Crédit: capture d’écran INA/Daily Motion)

Vient ensuite le chapitre sur 1948, où la mesure du fossé qu sépare les deux groupes d’historiens est
géantissime : ce même jour, le 15 mai, est commémoré dans la joie de l’indépendance et la fin de 2000 ans d’exil par les uns, et comme une catastrophe – la Nakba – et le début de l’exil par les autres.

Des tensions apparaissent entre les deux groupes. Il faut trouver des règles pour rendre possible un travail commun, tout en ménageant avec délicatesse les susceptibilités réciproques.

Dans ce contexte on comprend le temps de gestation record de Side by Side – 10 ans.

« Puis le rêve se brisa avec le regain de violence lié à la Seconde Intifada, » explique la professeure d’histoire-géographie Anne-Laure Aliéval, présente lors d’un colloque en mai dernier à Marseille et intitulé « Ecrire un livre d’histoire à double narration dans un situation de conflit » présenté par Eyal Naveh lui-même.

Le professeur Sami Adwan de l’université de Bethléem, s’exprime au sujet du livre :

Un livre impossible qui a été pourtant édité et traduit

« Parce que les deux pays sont dans une situation de conflit, il s’est avéré impossible d’écrire un livre classique, explique Naveh, spécialiste en Histoire des Etats-Unis, de l’Europe moderne, et israélienne. On peut le faire quand le conflit a cessé, comme l’Allemagne et la Pologne ont pu le faire après la guerre. Mais tant que le conflit n’est pas résolu il est impossible de mettre en place une seule narration historique, car chaque partie veut faire valoir son point de vue. Alors j’ai proposé que l’on se dirige vers une approche narrative double, côte à côté, proche l’un de l’autre ».

Vidal-Naquet ne disait pas autre chose : « il y a dans toute histoire nationale quelque chose d’irrémédiablement subjectif, et il serait infantile de s’en étonner et plus encore de s’en indigner. Comment le vécu des deux peuples ne serait-il pas incompatible ? ».

Il rappelle une précédente tentative menée en 1967 par La Revue des Temps modernes (un numéro intitulé : le conflit israélo-arabe: Arabes et Israéliens parlent) qui opposaient vues israéliennes et vues palestiniennes d’une manière « purement passive » et dans lequel on retrouve déjà Sami Adawi. « Seuls Jean-Paul Sartre et Claude Lanzmann avaient rencontré les deux parties ». Mais « tout cela s’effondrera dans le fracas de la Guerre des Six jours ».

Les épreuves traversées par les deux initiatives sont frappantes de ressemblances. Dans Le lièvre de Patagonie, paru en 2009, Claude Lanzmann raconte :

« Après des négociations longues et tatillonnes, il avait été convenu que la revue serait un pur réceptacle et non pas une tribune de discussion : les Arabes, pour la première fois, consentaient à figurer aux côtés des Israéliens dans une même publication, mais à la condition qu’ils fussent totalement maîtres du choix de leurs auteurs, des thèmes traités, et que personne ne répondît à personne. Il y aurait dans le numéro un bloc arabe et un bloc israélien, entièrement séparés, ce que Sartre, dans son avant-propos, appela ‘la contiguïté passive’. »

Mais que vaut un livre qui ressemble davantage à un constat d’échec ? « Finalement il est mieux que chacune des parties connaissent le narratif de l’autre partie sans forcément l’accepter, mais au moins qu’elle la connaisse ! Ça marche beaucoup mieux ainsi ».

Ce qu’en diplomatie, on appelle la politique des petits pas.

Naveh ne nourrit plus d’espoir excessif, et se contente de petites avancées aussi modestes soient-elles. Malgré tout, il le répète souvent « c’est un échec ».

Des règles ont donc été établies entre les équipes : le livre sera écrit simultanément par deux équipes ; deux professeurs israéliens d’un côté, deux palestiniens de l’autre, pour favoriser les échanges lors de l’élaboration des récits.

« Mais aucun ne pouvait forcer l’autre à écrire quoi que ce soit, » réaffirme Naveh 10 ans plus tard.

Mais alors que faire, si selon l’une ou l’autre partie une contre-vérité manifeste est sur le point d’être couchée sur le papier ? « On discute, et on tente d’amener des expertises académiques, mais à la fin, chaque équipe a eu le dernier mot sur son propre contenu ».

Pour mesurer le fossé qui sépare ces hommes pourtant assis à la même table, cette affirmation de Naveh lui-même : « Je n’ai pris aucune responsabilité sur leur narratif, et eux aucune sur le mien ».

Dans les faits, il s’agit donc davantage de deux livres complètement différents édités en un seul. « Oui c’est cela, avoue Naveh d’un ton monotone, mais il permet de jeter un œil, parfois juste un œil, à la manière dont l’autre voit l’histoire. Et parfois, il se passe des choses ».

Par exemple, au départ « les Palestiniens ne mentionnaient même pas la Shoah, » rapporte le professeur israélien. « Puis nous avons discuté, et ils ont écrit que la Shoah était quelque chose qui été arrivée aux juifs en Europe, et ‘nous, les Palestiniens, en avons payé le prix’. »

L’équipe israélienne, de son côté, « appelait les Palestiniens, les Arabes en terre d’Israël, et cela les a mis en colère. Ils nous ont demandés de changer cela. Parfois nous l’avons fait, parfois non. Il y a eu énormément de dialogue à l’intérieur du groupe ».

La couverture du livre en version anglaise (Crédit: capture d’écran APHG)

Parfois, les discussions ne mènent nulle part. « Au début, il était question de mettre le drapeau israélien en haut de chaque narratif israélien et le drapeau palestinien en haut de chaque narratif palestinien. Mais pour les Palestiniens il n’en était pas question ! ‘C’est le drapeau de l’occupant’ ils n’ont pas voulu en démordre. Donc nous avons enlevé les drapeaux ! »

A-t-on déjà vu d’autres ennemis travailler ensemble si cordialement ?

La deuxième vie du livre

Au printemps dernier, Eyal Naveh était à Marseille, invité par un colloque de l’Association des professeurs d’Histoire-géographie (APHG) pour présenter ce fameux livre d’histoire.

Depuis 2010, et l’édition du premier livre, il a effectué « une trentaine de voyages. faire la présentation de notre expérimentation à travers le monde, même au Maroc. Le projet est très connu à travers l’Europe. Il a connu un succès international, mais c’est une défaite locale ».

Si le livre ne peut figurer au programme officiel de l’enseignement secondaire, rien n’empêche Naveh de l’utiliser dans ses cours à l’université. Et les élèves, selon lui, apprécient.

« Je l’utilise aujourd’hui, tout le temps. Il a été traduit en anglais, et il est considéré comme une source fiable dans beaucoup d’universités dans le monde entier. En Israël, j’utilise le livre dans un établissement qui forme les professeurs et avec mes élèves. Les étudiants l’aiment beaucoup car il permet de ‘regarder chez l’autre’ ce qui est très positif ».

En France, quelques professeurs l’utilisent, comme Christine Guimonnet, également de l’APHG, et qui enseigne l’Histoire à Pontoise.

Le livre a créé « une histoire un peu en miroir, c’est intéressant de travailler sur cela en classe, dans la mesure où on a du temps, ce qui est rarement le cas ».

Christine Guimonnet, professeure d’Histoire à Pontoise (Crédit: autorisation)

« Le livre est sans doute plus adapté à un atelier. Il est intéressant de l’utiliser pour un point du cours, comme la période de la déclaration Balfour, pour étudier comment l’histoire a été vécue, perçue et écrite de chaque coté ».

Vidal-Naquet note malgré tout quelques dissonances insolites dans le livre de Naveh et Adwan, « évoquant un épisode tristement célèbre – le massacre des villageois le 9 avril 1948 par les forces de l’Irgoun et du groupe Stern. 250 victimes nous disent les professeurs israéliens, plus de 100 disent les Palestiniens, ce qui est plutôt surprenant ».

Déconstruisant les mythes de part et d’autre, il écrit encore que si la « colonisation comme retour » relève du mythe, « que dire de la définition du mur Occidental comme appartenant à la mosquée al Aqsa et devant commémorer non le Temple, mais l’envol du prophète Mahomet ? »

« Il n’empêche, conclut-il, il est proprement prodigieux d’avoir tenté cette expérience ».

Sami Adwan, Dan Bar-On, Eyal Naveh (Ed.), « Side by side : parallel histories of Israel/Palestine », New York : The New Press, 2012 (première version anglaise, le livre a depuis été traduit dans six langues et deux autres traductions, – en allemand et suédois -, sont en cours)

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