Marcher dans le désert pour la libération des femmes à qui on refuse le divorce
Les militantes ont marché en solidarité avec les agunot — les femmes auxquelles l'époux refuse le divorce - avec 300 femmes soucieuses de sensibiliser sur leur sort
Sur un parcours de randonnée aride de la vallée d’Arava, 300 femmes portant des tee-shirts rouges sont assises et avalent un en-cas en ce milieu d’après-midi.
A côté des stands de nourriture dressés pour l’occasion, un musicien joue une mélodie aux accents new-age à partir d’un instrument appelé le Hang tandis qu’au-dessus, plusieurs avions de l’armée de l’Air traversent un ciel couvert ce jour-là.
Et pourtant, malgré les discussions, le bruit des avions et la musique, le calme du désert du sud israélien donne malgré tout au moment une solennité sombre.
« Je suis une mesorevet get [une femme à laquelle le divorce est refusé par l’époux] depuis 12 ans », se présente tranquillement Orly Vital, 41 ans.
« Oh, vraiment ? Impossible », réagit à voix haute une femme à côté.
« Tu ne vois pas mes cornes ? », plaisante Orly Vital, riant et se tapant la tête qu’elle recouvre d’une perruque. Rien ne permet de la distinguer des autres femmes ultra-orthodoxes mariées.
Ce sont des centaines de femmes qui se sont lancées dans cette randonnée de 24 heures, parcourant un itinéraire de 24 kilomètres en solidarité avec les femmes « enchaînées », ou agunot, à qui a été refusé un acte de divorce religieux, appelé « guet ». Célébrant sa troisième édition cette année, la randonnée des « Femmes qui déplacent des montagnes » vise à collecter des fonds pour Yad Laisha d’Ohr Torah Stone, une organisation qui aide les femmes à naviguer dans le processus du divorce.
En Israël, où le mariage et le divorce sont exclusivement supervisés par l’autorité religieuse d’État, le grand-rabbinat, les divorces s’effectuent conformément à la loi juive : l’homme doit donner un acte de divorce à son épouse – un guet – que la femme doit accepter.
S’il refuse ou qu’il se trouve dans l’incapacité de le faire, qu’il fuit les autorités, la femme reste enchaînée à son époux aux yeux des autorités religieuses et, par extension, de l’État.
Dans de nombreux cas, le guet est retenu par l’époux récalcitrant et conditionné à la remise d’une forte somme d’argent, à l’abandon des droits à une pension alimentaire, à des biens, etc., ce qui s’apparente, selon les juristes, à une forme d’extorsion et d’abus.
Appuyée contre Orly Vital, la deuxième femme, qui se présente comme laïque, confie qu’elle aussi « a porté des cornes pendant trois ans » avant de recevoir les documents du divorce.
« Vous vous rendez compte, 12 ans ? Et nous, on fait quoi ? », demande-t-elle calmement.
« On sourit », soupire Orly Vital.
« C’est inimaginable »
Quelques heures plus tard, après avoir marché encore 18 kilomètres, mais avant d’installer le camp pour la nuit, une centaine de femmes se rassemblent dans une hutte circulaire, située dans le ranch Antelope d’Arava. Elles se blottissent, les unes contre les autres, autour des quatorze d’entre elles qui sont encore « enchaînées » et d’autres qui viennent d’obtenir le divorce après des années d’attente et vont partager leurs histoires.
Laïques et religieuses, jeunes et moins jeunes, venues de tout le pays : la diversité des femmes « enchaînées » et de celles qui ont participé à la marche soulignent une seule vérité : celle que toute femme juive en Israël demandant le divorce, et indépendamment de ses croyances personnelles, peut potentiellement se retrouver dans cette situation.
« Nous sommes en 2020 et ça peut paraître inimaginable, mais nous devons encore nous battre pour libérer les femmes », s’exclame Pnina Omer, directrice de Yad Laisha. Au cours du dernier mois seulement, l’organisation a libéré douze femmes, et notamment une qui a attendu vingt ans pour obtenir le divorce, raconte-t-elle sous les acclamations.
Le nombre d’agunot (ces femmes dont les maris ont pris la fuite ou se trouvent dans l’incapacité d’accorder le divorce pour des raisons physiques ou mentales) et des mesoravot guet (celles auxquelles on refuse le divorce par représailles ou chantage) en Israël reste indéterminé, note Tamar Oderberg, avocate au sein de l’organisation Yad Laisha. (Le terme agunot est communément employé pour désigner les deux cas de figure).
Les organisations représentant ces femmes les définissent comme mesoravot à partir du moment où leurs époux refuseront de divorcer, tandis que les tribunaux rabbiniques ne le font qu’après avoir formellement ordonné le divorce au mari – un processus qui peut prendre des années après des tentatives d’arbitrage et de médiation d’un accord – une injonction qui est ensuite remise en cause, ajoute-t-elle.
Les cours rabbiniques, au sein de l’État juif, ont la compétence nécessaire pour faire appliquer d’importantes sanctions à l’encontre des époux récalcitrants, en leur interdisant notamment de quitter le territoire, en les faisant arrêter ou en donnant l’ordre à leurs employeurs de les licencier – même si ces mesures ne sont que rarement prises.
Les histoires racontées par les femmes lors de cette marche ne permettent pas toutefois de déterminer un modèle singulier. Certaines évoquent des violences conjugales qui ont commencé lors de leur nuit de noces, d’autres évoquent des unions banales, et qui n’ont pas été dépourvues d’amour.
Certaines expriment une colère profonde vis-à-vis des autorités religieuses ou condamnent l’Etat qui détourne les yeux alors que leur liberté leur est arrachée. D’autres, des religieuses, font état de leur soumission à la loi juive, et d’autres encore clament être reconnaissantes aux tribunaux rabbiniques qui, ont-elles eu l’impression, ont pris leur parti mais se sont retrouvées bloquées par la loi.
De nombreuses femmes dépeignent leurs frustrations face à ce statut flou – avec leur incapacité à se remarier – tandis que d’autres narrent les difficultés bureaucratiques démentes posées par les agences gouvernementales qu’elles doivent affronter en tant que femmes mariées, bien après la fin de leur vie conjugale.
Certaines parmi celles qui ont obtenu leur divorce par le biais de Yad Laisha partagent leurs récits avec une excitation et un soulagement palpables, d’autres ressentent encore de l’amertume devant le temps qui a été perdu.
Dans un des cas, une femme raconte son mariage avec un collègue avec lequel elle travaillait dans un hôtel. Il lui avait dit qu’il était un orphelin originaire de Jérusalem – même s’il devait s’avérer qu’il n’était ni orphelin, ni de la ville sainte, dit-elle. Il l’a épousée alors qu’elle avait un cancer. « Il s’est marié pour l’argent, il pensait que je ne survivrais pas », explique-t-elle. « J’ai survécu ».
L’union a duré cinq mois. La procédure de divorce est encore en cours six années plus tard.
Une autre femme, mère de six enfants, commence à raconter son histoire sur un ton teinté d’ironie, avec un sens de l’à-propos comique impressionnant.
Rapidement, elle s’effondre en pleurs en décrivant les violences déchirantes et la pauvreté, amplifiant la discordance qui a pu caractériser une grande partie du rassemblement. Il y a bien la musique d’un DJ entraînant, des danses désinhibées, des Pilates, un concert du chanteur israélien Ronit Shachar, à manger à gogo – mais il y a aussi des histoires douloureuses. Une sorte de camp d’été pour adultes – mais toujours placée sous la menace de la démoralisation.
Il y a des pointes de colères et de compassion qui s’expriment en une seconde. La défiance côtoie ouvertement la résignation, des rires de petites filles s’interrompent sous la révélation des difficultés financières et des inquiétudes des mères pour leurs enfants. Les aveux d’incertitude face à l’avenir se mélangent aux affirmation de foi alors que le vin coule librement dans les verres pendant le dîner.
Et on les voit. Ces femmes, condamnées pour une durée indéterminée à vivre une situation critique qui ne fait que rarement les gros titres en Israël, qui ne sont pas des personnalités publiques, sont reconnues par des étrangers qui collectent de l’argent en leur nom. Pendant la randonnée et dans le camp, elles exhibent, avec douleur, avec sincérité, leurs chaînes.
Le Times of Israel s’est entretenu avec certaines femmes représentées par Yad Laisha.
« Cela peut réellement arriver à n’importe qui »
Y., une femme de 30 ans, mère d’un petit garçon de sept ans et demi, n’aurait jamais pensé se retrouver un jour dans cette situation.
« Pas de drame dans mon histoire – et c’est bien le drame », dit-elle.
« Il n’y avait pas de violences, pas d’infidélité – rien. Le couple le plus normal du monde, de toute évidence. J’étais sûre que j’allais lui dire : ‘Je veux divorcer’ et qu’il me répondrait : ‘OK’. Je m’étais dit qu’on se partagerait la garde, que tout irait bien, qu’on resterait amis. J’ai été très naïve », raconte-t-elle.
Elle et son ancien mari avaient grandi dans des foyers haredim mais ils avaient opté pour une pratique religieuse plus libérale, explique Y., qui travaille actuellement comme chercheuse sur des dossiers sociaux et relatifs aux soins de santé pour des agences gouvernementales.
« Je pense que ce qu’on peut tirer comme leçon de mon histoire, c’est que cela peut vraiment arriver à n’importe qui », note Y., qui demande à ne pas être identifiée par son nom.
Pour souligner son incrédulité, Y. se souvient comment, il y a plusieurs années – avant la discorde – elle avait entendu parler d’un événement organisé par le Centre pour la justice des femmes où les gens étaient invités à venir signer des accords prénuptiaux halakhiques visant à empêcher le refus du guet par un mari réticent. Son époux était partant pour s’y rendre, dit-elle, ajoutant qu’il était féministe. Mais il avait été impossible de trouver une baby-sitter et le couple n’y était pas allé.
Cela fait deux ans que son mari lui refuse le divorce. La lutte se focalise ostensiblement autour de l’argent, dit-elle, même si elle maintient qu’il a refusé de s’engager verbalement à lui accorder le divorce si elle devait répondre à ses exigences.
« Il est possible que si je laisse derrière moi beaucoup d’argent, ça puisse marcher. Mais je suis désolée, cela me met dans un tel état de colère », s’exclame-t-elle, raillant « l’extorsion » et la « chutzpah« .
Craignant les plaintes en diffamation, Y. s’est abstenue de médiatiser le refus de son mari avant qu’un tribunal rabbinique ne déclare officiellement que son époux est récalcitrant. Ses amis seront sidérés d’apprendre cela, dit-elle, et même son ex-belle sœur (l’épouse du frère de son mari) n’est pas au courant qu’elle n’a pas obtenu le guet.
Alors que la procédure continue, son mari a embauché les services d’un détective privé chargé de recueillir des informations qui permettraient de la discréditer devant la cour rabbinique, explique-t-elle. Y. ajoute ne pas se laisser impressionner et mène sa vie quotidienne, comme d’habitude.
Y., qui se qualifie de « dosit » – très religieuse – blâme l’Etat pour la situation dans laquelle elle se trouve.
« En fin de compte, j’aurais pu en avoir assez de la religion – il y a beaucoup de choses scandaleuses ici. Mais à mes yeux, que l’Etat, qui est finalement encore un pays occidental, permette à de telles choses d’arriver et qu’il en soit complice, c’est ça qui est le plus important problème. Il s’agit du droit de base, celui de la liberté de l’individu – il n’y a rien de plus basique que ça ».
Et il est parti
Il y a cinq ans, l’époux de Vital a quitté l’audience d’un tribunal rabbinique et a disparu.
« On ne sait pas où il est. Il s’est enfui, il a déconnecté son téléphone. Sa famille a d’abord dit qu’il se trouvait à l’étranger mais il y avait une ordonnance en cours l’empêchant de quitter le pays et s’il est donc parti, alors il l’a fait illégalement, avec un passeport falsifié. Il n’y a aucun moyen de le vérifier », explique-t-elle.
Ce n’est qu’après sa fuite, ajoute-t-elle, soit sept ans après qu’elle a initialement lancé la demande de divorce, que le tribunal rabbinique a statué officiellement qu’il considérait que l’homme refusait la séparation.
Posée, la voix douce, Vital raconte comment elle et son futur mari avaient commencé à se fréquenter alors qu’ils étaient adolescents, quand tous les deux étaient laïcs, avant de rompre. Après avoir tous les deux choisi d’adopter, chacun de son côté, un mode de vie religieux à l’âge de 18 ans, ils s’étaient revus – et ils s’étaient mariés et avaient fondé une famille de quatre enfants.
Selon Vital, le mariage avait tourné au vinaigre après plusieurs années et avait été rongé par une querelle financière qui avait opposé leurs familles respectives.
Lorsqu’elle avait demandé le divorce, elle avait très rapidement réalisé que les choses ne se feraient pas facilement.
« Tranquillement, calmement, il me murmurait à l’oreille : ‘tu n’auras pas le guet avant de donner de l’argent à ma mère' », raconte-t-elle, fixant des yeux mon matériel d’enregistrement. « Il murmurait parce qu’il craignait que je l’enregistre, parce qu’il m’enregistrait toujours ».
Vital dit qu’elle aurait souhaité qu’il y ait davantage de « dayanim (juge des tribunaux rabbiniques) » courageux pour établir clairement aux yeux des maris récalcitrants qu’il n’y aurait pas de négociation possible d’un prix à payer pour le divorce au tribunal. Mais ces cours rabbiniques visent à immédiatement obtenir des concessions auprès des deux parties, ce qui encourage les époux à soumettre des demandes financières impossibles, continue-t-elle.
Depuis que son mari est parti, et tandis qu’elle ignore où il se trouve, les procédures restent inexorablement dans l’impasse.
Dans l’intervalle, Vital est devenue directrice de l’organisation à but non-lucratif Em Habanim, qui aide les femmes ultra-orthodoxes divorcées et leurs familles, une aide dont elle a elle-même bénéficié pour les besoins de ses enfants.
« J’ai pris une sorte de revanche contre lui, j’ai continué ma vie, j’ai avancé, j’ai continué à travailler, je suis heureuse. Il n’a pas été en mesure de me retirer mon bonheur même s’il ne m’a pas permis de continuer ma vie, de me marier, d’avoir une relation amoureuse et d’avoir des enfants », dit-elle à l’assistance de femmes.
« C’est ma revanche personnelle », ajoute-t-elle.
‘Je gèrerai la violence’
Quand Ellana Shapurkar, immigrante en Israël venue de Mumbai, en Inde, et convertie au judaïsme, a quitté son ex-mari en 2016, elle a emmené son fils et seulement 400 shekels. Elle a payé le loyer et laissé les 2 000 shekels qui se trouvaient dans l’armoire par pitié, déclare-t-elle.
« Depuis le premier jour de mon mariage, j’ai subi des violences », raconte-t-elle. « Après la houppa, je suis entrée dans la maison et il a été violent. J’avais peur de prendre l’initiative de quitter mon mariage le jour de mon départ. Je me suis dit : ‘Je gérerai la violence’. Cela faisait 14 ans que je le faisais ».
« Je m’étais toujours battue pour le shalom bayit. Je pensais que briser une famille est facile, et je voulais en construire une. Je voulais que mon fils ait un père normal. Et aujourd’hui, je suis très triste de devoir reconnaître que je n’ai pas réussi à lui donner ça, mais que je l’ai sauvé », continue-t-elle, la voix brisée.
Lorsqu’elle a demandé une première fois le divorce, la cour rabbinique et son mari ont supplié qu’elle offre une autre chance à ce dernier. Seule dans le pays, sans famille et sans amis, elle a accepté et est retournée vivre avec lui pendant un an. Mais la situation n’a pas changé. Elle est repartie.
En 2018, une cour rabbinique a émis une ordonnance pour forcer le divorce. Suite à son refus d’obtempérer, son ex-mari a été renvoyé de son emploi sous ordonnance de la cour. Il n’a pas bougé.
Il a été arrêté quelques mois plus tard. Cédant aux pressions et après qu’elle a accepté de payer une importante somme d’argent, il lui a enfin redonné sa liberté.
« Jamais cela n’a été mon intention de le voir souffrir. Aujourd’hui aussi, je ne veux pas qu’il souffre… mais il me place dans une situation où je n’ai pas d’autre choix », dit Shapurkar. Elle note qu’elle a aussi dépensé beaucoup d’argent pour les documents du divorce mais « j’ai le sentiment aujourd’hui que cela valait le coup de payer cet argent pour ma liberté ».
L’année dernière, à peu près à cette période, la nuit qui précédait la marche des « Femmes qui déplacent des montagnes », il avait enfin accepté de lui accorder le guet, se rappelle-t-elle. Mais à l’audience du lendemain, alors que ses amies et leurs partisans marchaient dans le désert, il avait fait volte-face. Les randonneuses avaient envoyé de multiples photos et messages à Shapurkar pour la réconforter.
« Dieu merci », je suis là aujourd’hui, une ‘femme du désert [le nom de l’événement en hébreu] », dit-elle avec gaieté. « Un oiseau libre ! ».
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