Marcher vers la lumière en boitant : une lettre de celle que je suis en ce moment
Dans ce monde complexe et bruyant, plein de confusion et de détresse, ce que nous avons de mieux à faire est de ressusciter le respect
On m’a posé des questions sur Hersh, sur la situation tendue sur le front de la libération des otages et sur les perspectives d’avenir de notre peuple. Du fond de mon chagrin et de ma confusion, je vous livre un peu de ce que je suis en ce moment :
Je m’appelle Rachel et je suis la mère de Hersh Goldberg-Polin, l’un des six beaux otages assassinés à Gaza à la fin du mois d’août. Nous avons enterré son corps meurtri le 2 septembre 2024 à Jérusalem.
Je suis aussi une épouse, une fille, une amie, une étudiante, une enseignante, juive, israélienne, américaine, humaine et mère de deux filles dynamiques et pleines de vie. Et aujourd’hui, j’essaie de devenir navigatrice.
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À l’instar de Magellan, Christophe Colomb et Sir Frances Drake, je me lance dans une odyssée vers l’inconnu. Mon voyage, m’a-t-on dit, pourrait bien me prendre ce qu’il me reste de vie. J’espère avoir une longue vie. Et c’est maintenant que je commence mon voyage.
« Maintenant » peut signifier aujourd’hui, ou ce matin, ou à cette heure.
« Maintenant », c’est tout ce que j’ai la force mentale, psychologique et spirituelle d’envisager pour l’instant.
On me demande ce que ça fait de vivre un choc pareil devant tant de personnes. C’est incroyablement difficile et curieusement fascinant. J’ai toujours été une anonyme. Heureuse de l’être. Je suis une introvertie de haut niveau – cela ne m’empêche pas de me sentir à l’aise dans une foule, mais je préfèrerai toujours être chez moi ou seule. Peut-être parce que je suis une enfant unique et que j’ai grandi à Chicago. Je n’ai jamais eu de problème avec ça, absolument jamais. J’avais beaucoup d’amis et je passais du temps avec eux quand je le voulais, ou bien je restais seule chez moi pour occuper mon temps de manière créative. J’organisais des spectacles de marionnettes pour mes peluches, que j’alignais comme un public impatient. Un exemple parmi tant d’autres.
Après avoir partagé Hersh avec tant de personnes durant 330 jours pour tenter de le sauver, nous sommes – lui et nous, ses proches – devenus des visages familiers pour certains. Je suis profondément reconnaissante à tous ceux qui ont pris Hersh sous leur aile et qui sont à nos côtés, en ces moments difficiles, depuis le 7 octobre 2023, date à laquelle notre monde a totalement basculé. Désormais, il y a une incroyable pression et je fais de mon mieux pour la supporter.
Les gens me tendent la main ou m’arrêtent dans la rue pour me dire leur douleur. Ils m’expliquent à quel point la mort de Hersh et celle de tant d’autres les ont touchés. Puis ils me parlent de toutes les morts qu’ils ont subies tout au long de leur existence. Ma famille est pour eux une sorte de réceptacle pour les élancements qu’ils ressentent, pour les coups encaissés. Cela m’a fait prendre conscience que la plupart des gens avaient eux aussi leur lot de souffrances. Ce lot change avec le temps, mais il est toujours là, nous suivant d’un lieu à l’autre, attendant que quelqu’un le fasse ressortir à la première occasion. Ce que je suis, souvent.
Il n’y a pas d’échelle de mesure pour le malheur. Le mien n’est pas plus fort que le leur. Il est différent, plus récent sans doute, mais la douleur est la douleur. Jon et moi l’avons découvert à la mort de Hersh, lorsque des milliers de personnes nous ont contactées pour partager notre chagrin et nous dire le leur. Et chaque jour, quand quelqu’un s’arrête pour nous dire ce qui le fait souffrir, cela nous montre à quel point ce que nous portons avec nous reste sans réponse, que notre sac à dos est toujours aussi plein de larmes, de bosses et de cicatrices.
J’ai l’impression de souffrir des brûlures au troisième degré aussi, quand les gens me prennent le bras ou tentent de me prendre dans leurs bras, ce n’est pas ce dont j’ai besoin à ce moment-là. Ce doit être déroutant pour ceux qui viennent me voir. Je sais que cela vient d’une bonne intention. Il y a de cela des années, une enseignante douée, Elana Friedman, m’a fait connaitre un écrit du célèbre Reb Shlomo Volbe, sur la véritable « hessed » (la gentillesse). Cette discipline des plus complexes implique de regarder précisément la personne en face de nous et de penser : « De quoi cette personne a-t-elle besoin ? » et non « De quoi aurais-je besoin si j’étais cette personne ? » C’est ce qu’il y a de plus difficile, de ne pas se mettre à la place de quelqu’un mais de rester à la sienne et de regarder cette personne qui n’est pas moi. Comment lui laisser une partie de cet endroit, de cet espace, de cet air ? Comment ne pas projeter ce dont nous avons besoin sur la personne qui se trouve face à nous ? Aïe. C’est tellement compliqué d’y parvenir. Il nous arrive tous d’échouer. C’est sans doute le cas pour moi aussi.
Quand mes filles et moi sortons, marcher, prendre un bol d’air frais et prendre du bon temps, et que quelqu’un nous arrête et se met à pleurer, cela nous prive d’un moment de répit dans l’horreur avec laquelle nous apprenons à vivre. Quand je marche seule, avec un chapeau sur la tête, des lunettes de soleil et la tête baissée, c’est ma façon de dire : « S’il vous plaît, oh je vous en prie, laissez-moi respirer un instant sans que j’aie aussi à porter votre douleur. Votre douleur est aussi réelle que la mienne, mais je n’ai pas la force pour le moment de la porter, elle aussi. Je vous aime et je vous suis infiniment reconnaissante d’aimer Hersh. Je vous aime parce que vous aimez les familles d’otages. Je vous aime parce que vous voulez nous aider. Mais s’il-vous-plaît, si vous voulez m’aider, laissez-moi poursuivre ma route. Quand vous me voyez et que nos yeux se croisent, s’il vous plaît, je vous en prie, souriez et saluez-moi. Mes genoux ploient sous le poids des douleurs dont on me parle. Je ne suis tout simplement pas assez forte. Pas encore. J’y travaille. Je souhaite ardemment y parvenir. Parce que je veux que nous puissions tous nous entraider, ä la manière des Amish lorsqu’ils hissent la charpente d’une nouvelle maison, qu’ils construisent tous ensemble. Faisons pareil. Mais je ne suis pas assez robuste… du moins, pas encore.
Nous, peuple juif, avons tant de choses à comprendre. La pépite de sagesse que ma mère m’a inculquée lorsque j’étais enfant n’arrête pas de se manifester, telle une enfant, les bras tendus, demandant à être prise dans ses bras, demandant de l’attention. Son ami Danny lui avait dit que si nous traitions les gens comme s’ils étaient le Messie, apparu sous les traits d’une personne du peuple, nous ferions plus attention à notre manière de parler et d’agir en sa présence. Et s’ils choisissent de ne pas se révéler de notre vivant, cela n’a pas d’importance, car nous nous serons comportés de manière respectueuse et prudente envers cette personne ordinaire. C’est le mieux que nous puissions faire en ce monde complexe et bruyant, plein de confusion et de douleurs.
Faisons en sorte de retrouver le sens du respect
Hersh et moi en parlions souvent. De la façon dont le port de la kippa est un moyen de montrer que nous croyons qu’il y a quelque chose au-dessus de nous, qui nous regarde. Il y a de cela quelques années, je lui avais demandé quelle personne pouvait bien l’observer d’en haut, qui pourrait bien l’amener à mieux se comporter. Après toutes ces années, avait-il répondu, ce serait Mme Carlton, son enseignante de CP, en Virginie, qu’il adorait. Nous parlions de ce que cela fait d’avoir quelqu’un ou quelque chose que nous respectons au-dessus de nous, de ce qui nous fait nous comporter différemment. Que nous nous comportons mieux.
Il semble que nous ayons perdu cette faculté, en tant que peuple. Il y a tellement de désaccords et de luttes intestines au sein du monde juif, ce qui ne nous a jamais servis. Je pense que notre défi, alors que nous avançons en boitant vers la lumière et que nous renaissons de cendres qui couvent encore (sans oublier nos 101 otages chéris qui croupissent encore à Gaza au moment où je rédige ces quelques lignes), est de réapprendre à écouter. Nous devons maîtriser notre façon de laisser de l’espace et de l’oxygène à autrui, lui permettre d’exprimer son opinion, même contraire, et tenter de le comprendre. Il devrait en faire de même. Est-ce possible ? Oui. Cela arrivera-t-il ? Comme je le dis depuis le 7 octobre 2023, l’espoir est toujours là. Et bien sûr, j’espère et je prie pour que nous employions toutes nos ressources créatives et divines pour réussir. Nous le devons.
Puissions-nous tous connaître des jours meilleurs, et puissions-nous trouver un réconfort véritable et réparateur. Le plus vite possible.
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Cet essai a été publié en réponse aux questions posées par Voice of the People, une initiative du président Isaac Herzog pour un avenir juif partagé.
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