Une pétition pour sauver le « Mahzor Luzzatto », que l’Alliance s’apprête à vendre
Plus important Mahzor médiéval illustré à être mis en vente, il vaut entre 4 et 6 millions de dollars et le fruit de la vente servira à financer les activités de l'Alliance
Le Mahzor Luzzatto, recueil de prières juives datant du Moyen Âge (fin du XIIIe-début du XIVe siècle), sera mis en vente à New York, le 19 octobre prochain, par la maison Sotheby’s – qui a publié une longue analyse historique sur l’objet. L’évènement a provoqué une vague d’émois au sein de la communauté juive française et parmi les chercheurs.
Le livre, en excellent état, originaire du sud de l’Allemagne, a été utilisé en Bavière, en Alsace, dans le nord de l’Italie et en France.
Présenté comme « le plus important mahzor illustré médiéval à être mis en vente », il atteste d’une vie juive vibrante au sein de la communauté, et contient la liturgie de Yom Kippour et Rosh HaShana.
« Ce livre de prières, vieux de 700 ans, ouvre des fenêtres fascinantes sur la vie, les rites et les rituels des Juifs ashkénazes du Moyen Âge et du début de l’ère moderne », a expliqué Sharon Liberman Mintz, experte en Judaïca, à Actualité juive. « Son texte, qui peut élargir nos connaissances sur l’histoire de la liturgie dans plusieurs régions d’Europe, mérite certainement des recherches plus approfondies, et ses illustrations nous éclairent sur les pratiques cérémonielles juives au Moyen Âge. Le fait qu’il ait été créé par un scribe-artiste juif à une époque où de nombreux manuscrits hébraïques médiévaux étaient illustrés par des artistes chrétiens est particulièrement remarquable. L’élégante calligraphie et le magnifique répertoire décoratif en font un manuscrit splendide et extrêmement rare, digne des plus importantes collections publiques et privées du monde entier. »
Écrit par un scribe nommé Abraham, il se nomme « Luzzatto » en raison de son ancien propriétaire : Samuel David Luzzatto (1800-1865), éminent érudit, poète et théologien juif italien, et célèbre collectionneur de livres anciens. Après sa mort, ses manuscrits et livres imprimés ont été acquis par de grandes institutions culturelles européennes. Celui aujourd’hui proposé à la vente a été acheté en 1870 par l’Alliance israélite universelle (AIU).
L’institution parisienne, qui gère une vingtaine d’écoles juives à travers le monde, dont quatre en France, a aujourd’hui décidé de se séparer de son trésor, d’une valeur estimée entre 4 et 6 millions de dollars, afin d’équilibrer ses comptes. Les fonds serviront à financer les activités éducatives et culturelles de l’Alliance – notamment celles liées à sa bibliothèque.
Cette mise aux enchères s’inscrit dans un contexte financier délicat pour l’Alliance, alors qu’elle ne bénéficierait plus du même soutien qu’auparavant.
Conséquence de la vente : le manuscrit, alors qu’il est quasi certain qu’il quittera la France après la vente, risque de devenir désormais inaccessible aux chercheurs.
Aussi, selon certains membres de l’institution, l’évènement illustre un problème plus grave au sein de l’institution : alors que les questions culturelles sont l’essence même de l’Alliance et font sa fierté depuis sa création, sa bibliothèque et ses archives, les plus grandes d’Europe, comptant 25 000 manuscrits, livres, revues et photos, sont aujourd’hui délaissées – tout en continuant d’absorber environ 500 000 euros par an. Ils s’inquiètent ainsi du fait que la vente ne soit que la première parmi d’autres, et s’interrogent plus globalement sur l’avenir de la bibliothèque.
Une pétition a été lancée afin de dénoncer la vente. Celle-ci a notamment été signée par Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre ; Dominique Schnapper, présidente du MahJ ; Paul Salmona, directeur du MahJ ; Antoine Compagnon, philosophe ; les rabbins Alain Goldmann, René Gutman, Philippe Haddad, Gabriel Hagai, Samuel Levine ; et par de nombreux chercheurs, historiens, professeurs et écrivains. La polémique a pris de l’ampleur depuis la publication d’un article du Monde et un épisode de l’émission « Talmudiques » sur France Culture sur le sujet.
« Bien que l’AIU ne soit pas soumise à la règle d’inaliénabilité qui protège les collections publiques françaises, comment ne pas s’émouvoir qu’une institution aussi prestigieuse, dévolue à la connaissance depuis sa création en 1860 – avec un réseau d’écoles qui ont promu dans tout le monde méditerranéen la langue française et les valeurs de la République –, se départisse de son patrimoine le plus précieux ? Comment ne pas s’étonner que la France, qui abrite la population juive la plus nombreuse en Europe et la troisième du monde, laisse sortir de son territoire un patrimoine aussi emblématique, acquis très tôt par la bibliothèque de l’AIU, dont le fonds fut difficilement récupéré après sa spoliation par les nazis ? », peut-on lire dans la pétition.
« Nous ne nous résolvons pas à voir ce manuscrit insigne quitter la France et appelons à la recherche de toutes les solutions pour qu’il soit classé comme ‘œuvre d’intérêt patrimonial majeur’, permettant son acquisition par un mécène au titre de la loi du 1er aout 2003 (dite loi ‘Aillagon’), offrant de très importantes déductions fiscales (90 % de l’impôt sur les sociétés) dès lors que le manuscrit serait donné à une institution patrimoniale comme la Bibliothèque nationale de France, dont le fonds de manuscrits hébraïques médiévaux fait référence. »
« Acquis à New York par un particulier, le mahzor Luzzatto risque de disparaître dans un coffre-fort alors qu’à l’AIU il est accessible aux chercheurs. Mais au-delà de son intérêt pour la connaissance du judaïsme médiéval européen, ce manuscrit revêt une importance symbolique qui dépasse sa valeur vénale. Les Juifs de France, qui ont une longue expérience de destruction ou de spoliation de leurs biens culturels, devraient être les premiers concernés, mais aussi tous les citoyens soucieux de la protection du patrimoine national », alertent-ils.
« Si cette vente constitue une alerte sur les difficultés de l’AIU à financer ses missions essentielles, des solutions doivent être trouvées ailleurs que dans la vente aux enchères du mahzor Luzzatto », exhortent-ils en conclusion.
L’auteur du texte, Michaël Sebban, spécialiste des manuscrits hébraïques et fondateur de l’association Beit Ha Zohar, explique : « Ce n’est pas en se séparant d’un tel joyau que la bibliothèque de l’Alliance [pourra] être sauvée. L’Alliance dit qu’elle n’a pas eu le choix, mais nous pensons que des solutions peuvent encore être trouvées. Plutôt que de vendre des pièces prestigieuses de notre patrimoine, il faut avoir une vision à long terme sur la manière de le valoriser. Par exemple, avec le concours de l’Alliance et de la BNF, Beit Ha Zohar a déjà organisé des événements autour de manuscrits ou d’imprimés rares que le grand public ne connaissait pas. »
Marc Eisenberg, président de l’Alliance, s’est défendu et justifié au sujet de la vente dans le journal Actualité juive, dont il est propriétaire. Il a aussi regretté la polémique, alors que « ces quinze dernières années, aucune institution juive n’a fait et dépensé autant pour la culture juive que l’Alliance ».
« Je m’étonne, tout d’abord, que les initiateurs de la pétition ainsi qu’un certain nombre de signataires qui ont des liens anciens, et parfois d’amitié, avec l’Alliance et ses dirigeants n’aient pas pris le soin de nous contacter avant de lancer une polémique vaine. Depuis toujours, l’Alliance veille à la sauvegarde de sa bibliothèque, mais nous alertons depuis des années sur le coût de ce patrimoine communautaire qui est très lourd à supporter pour notre seule institution », a-t-il déclaré.
« Je comprends l’émotion de voir partir à l’étranger ce bien précieux, mais en tant que dirigeants de l’Alliance, nous avions le devoir et la responsabilité de veiller à l’équilibre financier de l’institution », a ajouté Roger Cukierman, vice-président de l’Alliance. « Vendre un des ‘bijoux de famille’ est un déchirement, mais nous ne pouvions pas mettre en péril les autres activités de l’Alliance, en particulier les écoles. Je comprends l’inquiétude légitime des uns et des autres, mais la vente de ce manuscrit est la seule solution qui assurera la survie de la bibliothèque au moins jusqu’en2030. »
Ils expliquent avoir proposé à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et au Mémorial de la Shoah, ainsi qu’à la BNF, d’accueillir gracieusement la bibliothèque de l’Alliance, à la seule condition que ses ouvrages restent à la disposition du public. Ils annoncent également avoir tenté de faire inscrire le manuscrit au patrimoine national. « Aucune de ces solutions n’a hélas abouti », déplorent-ils : les institutions citées ne peuvent l’accueillir en raison du coût élevé lié à la conservation, et le ministère de la Culture a refusé de le classer.
« Le choix a été douloureux mais dominé par la raison : entre vendre un manuscrit et permettre à la bibliothèque d’être sauvée pendant des années et fermer la bibliothèque pour avoir le privilège de conserver ce manuscrit en France, le conseil d’administration de l’Alliance a clairement souhaité vendre », explique M. Cukierman.
Ils se disent néanmoins « ouverts » à la recherche d’une solution d’ici à la date de la vente. « Si, dans les jours qui viennent, je reçois une offre de philanthropes ou du gouvernement français pour acheter le manuscrit, je ferais une démarche auprès de Sotheby’s pour déterminer dans quelles conditions une annulation de la vente est envisageable », a déclaré M. Eisenberg.