USA : en pleine crise des migrants, débat sur l’usage des termes de la Shoah
Sur Wikipedia et Twitter, qualifier les centres de détentions des migrants aux Etats-Unis de camps de concentration déchaîne les passions

WASHINGTON (JTA) – Au cœur d’un débat bouillonnant autour de la politique de Trump, désormais supprimée, concernant la séparation des familles de migrants, la question de la terminologie se pose : est-il juste de qualifier les abris dans lesquels sont hébergés les migrants de « camps de concentration » ?
Le débat fait rage chez les éditeurs de Wikipédia, après que l’un d’entre eux a ajouté les noms des structures hébergeant les enfants à l’article « Liste des camps de concentration et d’internement ».
Les éditeurs qui s’opposent à cet usage semblent être perturbés par l’afflux de visites sur cet article Wikipedia. Gizmodo, Vice et Daily Kos ont consacré des articles à cet ajout, ce qui semble valider l’atrocité de cette politique de détention.
Pour en rajouter, les contestataires de Wikipédia s’interrogent sur la précision de cette désignation : est-il correct de décrire les centres comme des camps de concentration ?
Voici quelques facteurs qui compliquent le raisonnement :
Je parle d’un « abri », vous dites « camp de concentration »
Selon une fiche descriptive de département américain de la Sécurité intérieure, les enfants migrants peuvent être séparés de leurs parents quand ces « individus sont soupçonnés d’avoir commis un crime, notamment l’entrée illégale », et sont « confiés au département de Justice ».
Le département de la Sécurité intérieure transfère alors les enfants au Bureau de Réinsertion des réfugiés, où ils séjournent dans un « abri temporaire » jusqu’à ce qu’un sponsor soit trouvé pour chaque enfant.
Les rapports suggèrent que ces abris sont de grands centres, semblables à des dortoirs.
De leur côté, les adultes sont placés dans des « structures de détention », selon l’appellation du gouvernement, en attente d’une audience.

L’Encyclopedia Britannica propose une définition d’un camp de concentration. Il s’agit d’un « centre d’internement pour les prisonniers politiques et les membres de groupes nationaux ou de minorités qui sont confinés pour des raisons sécuritaires, à des fins d’exploitation, de sanction, habituellement par un arrêté exécutif ou ordre militaire ».
Cette définition conforte l’argument de ceux qui soulignent que les séparations et les détentions sont utilisées pour punir ou dissuader les migrants potentiels, comme l’ont reconnu certains responsables.
Mais l’encyclopédie contient plusieurs mises en garde. Selon Britannica, « les camps de concentration sont à dissocier des camps de réfugiés ou de détention et des centres de transfert pour l’installation temporaire pour un grand nombre de personnes déplacées. »
Le débat entre les rédacteurs de Britannica et ceux de Wikipédia opposent ceux qui estiment que « l’arrêté exécutif » du président américain Donald Trump impose que les personnes soient « confinées pour des raisons sécuritaires, à des fins d’exploitation, de sanction » dans les centres de détention à la frontière et ailleurs ; et ceux qui estiment qu’il s’agit de « centres de transfert pour l’installation temporaire » pour « personnes déplacées ».
« Ces enfants ne sont pas détenus sans procès », écrit l’éditeur Flamous1 dans un débat en ligne sur cette page Wikipedia.
« De plus, ils n’ont pas été pris des mains de leurs parents puis emprisonnés (à la façon des nazis ou des Japonais). Ils sont détenus, comme tous les demandeurs d’asile, jusqu’à une audience ».
Kellyane Conway, haute-conseillère de Trump, a déclaré dans l’émission « Meet The Press » sur NBC durant le week-end que l’intention était de faciliter le retour des migrants dans leurs pays d’origine, et non de les punir.
« Il y a des moyens de rapatrier ces personnes vers leur pays d’origine dans les meilleurs délais », a-t-elle dit.
Joel Pollak, de Breibart News, a estimé que les comparaisons avec les camps de concentration était abusive, et considère que la politique de séparation est humaine, et pas punitive.
« Quand la police des frontières américaine sépare des enfants de leurs parents, qui sont arrêtés, c’est pour protéger les enfants, les aider, et dans l’intention de les réunir avec leurs familles », a-t-il écrit. « Quand des gardes des camps de la mort, comme à Birkenau, séparaient les enfants, c’était pour les accompagner vers des chambres à gaz ».
Les camps de concentration avant et après les nazis
Le débat a été obscurci par l’amalgame entre le phénomène des camps de concentration, qui précède la Shoah, et celui des camps introduits par les nazis. La différence réside dans la durée ; les mesures temporaires instituées par les régimes autoritaires avant la Shoah et la déshumanisation permanente de catégories de personnes sous le régime totalitaire nazi.

Les camps créés par les dirigeants espagnols à Cuba dans les années 1980, et considérés par les historiens comme les premiers camps de concentration, visaient à exercer un contrôle sur les populations civiles sympathisantes des insurgés pour la durée de l’opération destinée à réprimer le soulèvement. Cela se vérifie également dans les camps créés par les Britanniques la décennie suivante pour contrôler les insurgés Boer en Afrique du Sud.
Dans ces deux cas, les camps de concentration étaient inhumains et meurtriers, mais n’étaient pas permanents. Les autorités qui avaient créé ces camps espéraient étouffer l’opposition, et non pas établir un système permanent pour emprisonner une catégorie précise de citoyens.

Cela était également le cas des premiers camps de concentration nazis, qui ont été établis peu après la montée au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933. Les premiers prisonniers étaient « majoritairement des communistes, des socio-démocrates et d’autres ennemis politiques du nazisme qui avaient besoin, selon le gouvernement, d’une rééducation politique », selon The Holocaust Encyclopedia de Walter Laqueur.
Les SS ont endossé la responsabilité des camps pendant un an, et, quand la guerre a éclaté en 1939, la mission des camps a évolué. Nombre d’entre eux sont devenus des camps de travail, abritant des populations que les nazis considéraient comme sous-humaines, notamment des Polonais, des Slaves, des Juifs, qui travaillaient pour le secteur privé allemand.
Une autre tendance consiste à confondre camps de concentration et camps de la mort nazis, qui n’avaient qu’un objectif unique : l’extermination des Juifs.
Alors sont-ils des camps de concentration sans la connotation nazie ?
Andrea Pitzer, une historienne qui a écrit l’an dernier un livre intitulé One Long Night, sur l’histoire des camps de concentration, estime que c’est une définition appropriée.
Yes, of course they're concentration camps. They aren't the unique subset of death camps that were invented by the Nazis for genocide, or even Arctic Gulag camps built for hard labor. But they're camps created to punish a whole class of civilians via mass detention without trial. https://t.co/c8edQna4Vf
— Andrea Pitzer (@andreapitzer) June 17, 2018
« Oui, bien sur, il s’agit de camps de concentration », a-t-elle dit cette semaine sur Twitter. « Ce ne sont pas le seul sous-ensemble des camps de la mort qui ont été inventés par les nazis pour le génocide, ni même des goulags construits pour les travaux forcés. Mais ce sont des camps conçus pour punir toute une catégorie de civils au moyen d’une détention de masse sans procès. »

Etant donné que l’administration Trump a dit chercher une solution expéditive, et que les personnes déplacées passent, traditionnellement, du temps dans les centres de transfert, j’ai demandé à Pitzer d’expliquer sa conclusion sur le fait qu’il s’agisse bien de camps de concentration. Elle a déclaré que ce qui comptait dans sa définition, c’était que les autres membres de l’administration Trump, notamment le procureur général Jeff Sessions et le haut-conseiller Stephen Miller, avaient décrit cette politique comme une mesure dissuasive.
« Nous avons des informations, datant du mois d’août, qui indiquent que cette politique était destinée à être une mesure punitive, dans l’espoir de dissuader l’immigration clandestine », a-t-elle écrit dans un e-mail. »
« Donc, nous faisons face à une détention punitive imposée à des demandeurs d’asile, adultes et enfants confondus », explique Pitzer.
« C’est une politique qui n’existait pas sous les autres administrations, et aucune loi ne l’impose. Elle n’a pas été adoptée comme mesure d’urgence pour gérer un problème de taille ou un influx massif. Les gens sont expulsés sans leurs enfants, ce qui est aussi punitif que vous pouvez l’imaginer. Que prendre à des gens qui n’ont rien ? Leurs enfants. »
Les historiens et la vision à long-terme

Deborah Lipstadt, historienne de la Shoah, a déclaré que cela n’avait aucun intérêt de se focaliser sur la terminologie d’un événement en cours.
« Dans dix ans, si nous analysons cela d’un point de vue historique, on pourra faire des comparaisons », a-t-elle dit dans une interview, soulignant par exemple qu’il aura fallu des années pour définir précisément le massacre au Cambodge des années 1970, comme une guerre civile qui comprenait un génocide, plutôt que comme un génocide en tant que tel.
« Je pense que les comparaisons sont hâtives et brouillonnes ; les comparaisons ne nous conduisent pas là où nous devons aller. »
Lipstadt a ajouté que la politique de séparation des parents et des enfants, en tant que mesure dissuasive, devrait être jugée pour ce qu’elle est, indépendamment des termes historiques qui pourraient la définir.
« Les choses n’ont pas besoin de ressembler à la Shoah pour être atroces, pour être purement et simplement mauvaises. »
« Séparer les enfants de leurs parents, des enfants en couches, les mettre dans des cages, les écouter pleurer, c’est traiter les gens comme des marchandises. »