20 ans après la taxe carbone, « l’industrialisation » des fraudes aux aides publiques
Ces "organisations criminelles" assurent une "veille permanente" des lois pour "détecter quel nouveau dispositif d'aide l'État va lancer" et repérer les "écueils" législatifs
En 2008, les escrocs aux quotas carbone dérobaient 1,6 milliard d’euros à l’État français. Vingt ans après, quelles leçons tirées ? Pas assez, déplorent enquêteurs et magistrats : les arnaques aux aides publiques « s’industrialisent » même, faute de contrôles étatiques suffisants.
Tribunal de Paris, mi-octobre. Sami (prénom modifié), qui travaille dans la restauration, se voit reprocher d’avoir participé à une arnaque à plus de 13 millions d’euros dans laquelle des certificats d’économie d’énergie, normalement alloués à la rénovation énergétique, ont été détournés.
Lui l’assure d’une voix tremblante : il n’a fait « que » prêter son nom.
Son avocate insiste : le vrai « cerveau » de cette arnaque se trouve « en Europe de l’Est ». La justice « ne le retrouvera jamais », alors elle se rabat sur « les fusibles », déclare Me Dominique Ousset.
Ces dernières années, aidé par le développement des nouvelles technologies, le détournement d’aides publiques a atteint un « niveau industriel », observe auprès de l’AFP Magali Caillat, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière à la Direction nationale de la police judiciaire (DNPJ).
Tant et si bien qu’à chaque dispositif d’aide, une arnaque est détectée.
Commanditaires à l’étranger
Dans les Yvelines par exemple, la police judiciaire de Versailles a démantelé cet automne un réseau de fraudeurs au Compte personnel de formation (CPF).
Dans cette affaire, où le préjudice dépasse les 16 millions d’euros, l’un des suspects est accusé d’avoir monté 123 sociétés fictives, grâce auxquelles il récupérait l’argent de l’État destiné à la formation. Les gérants de paille étaient basés dans la petite ville de Trappes. L’enquête, dirigée par la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), s’étend jusqu’à Dubaï, où un autre Français fait l’objet d’un mandat d’arrêt.
L’office central de lutte contre la grande délinquance financière (OCRGDF) enquête, lui, depuis 2023 sur une importante fraude à MaPrimeRénov, mise en place pour encourager les travaux de rénovation énergétique dans les logements.
Une trentaine de mis en cause ont déjà identifiés, selon une source proche de l’enquête à l’AFP. Ils sont soupçonnés d’avoir agi pour un réseau de blanchiment, via des sociétés françaises de BTP qui n’effectuaient pas les travaux correspondants, et des têtes de pont basées en Israël.
Un schéma classique « entre des commanditaires souvent basés à l’étranger et des chefs d’équipes en France », détaille Magali Caillat, de la police judiciaire.
Ces « organisations criminelles » assurent une « veille permanente » des lois pour « détecter quel nouveau dispositif d’aide l’État va lancer » et repérer les « écueils » législatifs, poursuit la policière.
Une fois le schéma frauduleux établi, « de véritables ‘prestataires' » se mettent au service de ces réseaux et leur proposent « clef en main la création de sociétés et de comptes bancaires éphémères », précise à l’AFP Tracfin, le service de renseignement financier du ministère de l’Économie.
Ces prestataires « font circuler d’importants flux financiers » en s’appuyant sur « des gérants de paille et des fausses factures » et ce, sur « des durées très courtes ».
Face à leur célérité et au « recours massif aux faux documents », Tracfin espère pouvoir gagner en efficacité et développe notamment des outils d’intelligence artificielle (IA).
« Vache à lait »
Outre l’ouverture d’enquêtes judiciaires, les signalements de Tracfin peuvent servir à alerter le gouvernement sur la nécessité de mettre en place des garde-fous.
Depuis un décret d’avril dernier, les salariés qui utilisent leur CPF doivent participer de 100 euros au financement. Moins « intéressant » donc, pour les fraudeurs et leurs prête-noms de devoir verser cette somme, note Tracfin. L’organisme a émis 76 signalements au total depuis 2020 sur le CPF et espère que cette nouvelle condition va « complexifier le travail » des réseaux criminels.
Mais pourquoi l’État a-t-il attendu pour instaurer cette étape de
contrôle ? Cette question taraude policiers et magistrats interrogés par l’AFP, partageant le sentiment que beaucoup de fraudes auraient pu être évitées.
L’État se comporte comme « une vache à lait », fustige une magistrate. Il se « laisse dépouiller », lâche un enquêteur.
Une « certaine naïveté institutionnelle » persiste chez les concepteurs d’aides publiques, qui n’ont pas encore suffisamment « pris conscience de la forte partie » à qui ils ont affaire, déplore Caillat, qui note cependant des « progrès » depuis les nombreuses fraudes aux aides distribuées lors de la crise Covid.
Au printemps, Thomas Cazenave, alors ministre délégué aux Comptes publics, reconnaissait lui-même que le versement des aides – qui représentent au total environ 100 milliards d’euros – était confié à des structures n’ayant « pas toujours la même culture de la lutte contre la fraude » que celle prévalant dans les services fiscaux notamment.
Les autorités doivent aussi répondre à un dilemme, souligne Christophe Perruaux, directeur de l’Office national anti-fraude (ONAF) : « Plus vous simplifiez le dossier pour obtenir une aide publique, plus il y aura de la fraude, alors que ce dossier ne doit pas être trop complexe pour être accessible à tous. »
Prothèses et fauteuils roulants
Plusieurs organismes étatiques ont récemment assuré intensifier leurs contrôles.
En 2023, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a notamment indiqué avoir contrôlé « près de 800 opérateurs » du secteur de la rénovation énergétique.
« Plus de 50 % » d’entre eux « présentaient des anomalies, à des degrés de gravité divers » et « 25 % » ont fait l’objet de « suites répressives ».
La même année, l’Assurance maladie a annoncé « avoir stoppé » 466 millions d’euros de fraudes et déconventionné 21 centres de santé frauduleux.
L’Assurance maladie a surtout vu des escrocs arriver sur le marché des prothèses auditives en 2023, dont le remboursement a été « fortement amélioré » dans le cadre du 100 % santé depuis 2021.
Pour faire face, l’organisme explique aujourd’hui mener des contrôles avant même qu’un centre ne soit conventionné, en repérant d’emblée les centres sans local ou les professionnels sans diplômes.
Et alors que les fauteuils roulants doivent aussi être remboursés à 100 % d’ici fin 2024, le directeur de la lutte contre les fraudes à l’Assurance maladie, Fabien Badinier, assure que l’organisme a « tiré les enseignements des dérives » sur les prothèses auditives et prévoit d' »effectuer les contrôles nécessaires en amont ».