A Gaza comme ailleurs, les missions d’aide humanitaire sont dangereuses pour les soldats
L'incident meurtrier survenu à Gaza City souligne les risques et les difficultés auxquels les soldats israéliens font face quand ils tentent de sécuriser l'accès à la nourriture et aux médicaments de Palestiniens affamés
En 2003, au début de l’invasion de l’Irak par les forces alliées, le journaliste américain P.J. O’Rourke avait rejoint un convoi d’aide humanitaire du Croissant rouge dans son voyage vers Safwan, une ville du Sud-Est du pays.
Le convoi, avait-il écrit dans The Atlantic, s’était arrêté dans la campagne au lieu d’entrer dans la ville elle-même. Il avait expliqué que le convoi qui l’avait précédé avait été pillé dans le cadre de ce qu’il avait appelé « une émeute ».
Perché sur la remorque de l’un des poids lourds, O’Rourke avait décrit en détail le chaos régnant sur le terrain au moment où les employés avaient tenté de distribuer les colis.
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« En-dessous de moi, deux cent hommes se poussent à coups d’épaule, à coups de genoux, à coups de pied et les petits garçons se saisissent des colis alimentaires », avait-il écrit.
« Tout le monde, dans cette foule, semble être en train de se disputer. Cédant à l’élan qui les amène à se mettre en avant et à repousser les autres, ces Irakiens qui hurlent se retrouvent à former une sorte de cercle. Un petit homme, dodu, chauve, plonge à terre. Un petit garçon, le visage rouge, pleurant, est écrasé entre deux hommes débordant de graisse, qui mugissent. Un vieil homme est piétiné alors qu’il tente de rejoindre la mêlée ».
Les Irakiens, avait continué O’Rourke, n’étaient pas en train de mourir de faim. Et pourtant, à chaque fois que les portes des camions s’ouvraient, « tout partait en vrille ».
Les soldats britanniques, de leur côté, s’étaient tenus là, à côté, tentant de rester à l’écart. Mais quand des conflits étaient apparus dans la foule, ils avaient néanmoins été tenus d’intervenir pour écarter les individus les plus agressifs.
Dans son témoignage, O’Rourke avait raconté que les choses avaient ensuite dégénéré. Les gangs étaient arrivés de la ville sur des chariots élévateurs, dans de vieux pick-ups, dans des taxis ou à vélo et ils avaient pris le contrôle des camions.
« En l’espace de quelques minutes, une équipe de pilleurs a réuni dix-sept boîtes d’aides humanitaires à bord du camion », avait encore noté O’Rourke. « Ceux qui lançaient les colis dansaient et chantaient à l’arrière du semi-remorque ».
Les forces britanniques avaient rapidement dégagé la route et les camions étaient repartis en toute hâte vers le Koweït, des pilleurs encore à l’intérieur.
Un grand nombre des tâches qui incombent aux soldats, dans le cadre d’une guerre, sont très périlleuses. Mais distribuer des aides humanitaires aux civils n’est, en général, pas considéré comme une mission réellement dangereuse – elle n’est tout du moins pas considérée comme telle par ceux à qui il n’a jamais été demandé de le faire.
Un incident meurtrier survenu à Gaza, il y a deux semaines, a souligné les risques, pour l’armée israélienne, induits par cette nécessité de garantir que l’assistance humanitaire sera bien distribuée aux civils.
Le 29 février en tout début de matinée, les soldats israéliens sécurisaient un convoi transportant des aides humanitaires lors de son entrée dans le nord de la bande de Gaza. Une foule a pris d’assaut les poids lourds et, dans cette mêlée, des dizaines de personnes ont perdu la vie. Le ministère de la Santé dirigé par le Hamas – et des alliés d’Israël comme la France – ont attribué la responsabilité de ce drame et du bilan humain lourd aux troupes israéliennes.
L’armée a reconnu que les soldats avaient ouvert le feu en direction de plusieurs Gazaouis qui s’avançaient dans leur direction et qui s’approchaient d’un tank stationné à un poste militaire, mettant en péril ses hommes. Elle a toutefois affirmé que les victimes, dans le cadre de cet incident, ont été, dans leur grande majorité, piétinées par la foule ou écrasées par les camions qui tentaient de prendre la fuite.
Alors que la question de la distribution des aides humanitaires a une importance stratégique croissante pour Israël – qui est déterminé à conserver le soutien en faveur de sa campagne militaire qui vise à détruire le Hamas – les soldats vont continuer à se trouver impliqués dans des missions dont l’objectif sera de sécuriser la délivrance de l’assistance humanitaire.
Et ils vont se retrouver de plus en plus dans des situations tendues, volatiles et dangereuses, des situations pour lesquelles ils n’ont pas été formés.
Les militaires et l’aide humanitaire
Délivrer des aides humanitaires comporte des risques inhérents.
« La distribution des aides peut devenir litigieuse », avertit le Camp Management Toolkit, un guide à destination des personnes qui travaillent aux côtés des communautés déplacées, « et qui reçoit quoi peut devenir un problème. D’importantes distributions d’assistance pendant plusieurs jours peuvent faire craindre à certains secteurs d’être, pour leur part, exclus de la distribution ».
L’armée américaine reconnaît, elle aussi, cette réalité. Elle inclut les opérations d’aides humanitaires dans son manuel consacré aux opérations de gestion des troubles civils. Le manuel note que de telles missions « réclament des critères de réponse graduelle pour assurer le maintien de l’ordre et pour empêcher que des environnements incertains ne deviennent ouvertement hostiles ».
D’une certaine façon, les forces militaires semblent être les mieux adaptées à la délivrance d’assistance sur le champ de bataille. Aucune autre organisation n’est capable de déplacer un nombre comparable de personnel et d’équipements de manière aussi rapide, sur de longues distances, même dans des conditions excessivement difficiles sur le terrain. Et les militaires sont en mesure de garantir la sécurité des transports et de la distribution des aides.
Et pourtant, les organisations humanitaires affirment, de leur côté, que les soldats ne doivent être qu’un dernier recours.
« Les soldats sont formés pour se battre pendant la guerre et les travailleurs humanitaires sont formés pour délivrer des aides », affirme ainsi l’organisation caritative britannique Christian Aid dans un communiqué de presse.
« Distribuer des aides humanitaires n’est pas quelque chose d’aussi simple qu’on peut le penser de prime abord et si cette distribution est faite de manière incorrecte, elle peut poser un danger à la fois aux destinataires de l’assistance et à ceux qui délivrent les colis », ajoute-t-elle.
« Nous avons vu à la télévision des soldats pris par la panique, qui tentent de distribuer de l’assistance alimentaire en subissant l’énorme pression d’une foule qui désespère d’obtenir une aide très nécessaire », poursuit l’organisation.
Certains groupes, comme le Comité international de la Croix Rouge, rejettent toute participation des militaires à ce type de mission – même si elle consiste à protéger les travailleurs. Ils estiment que cette présence compromet « leur impartialité, leur neutralité et leur indépendance » dans leur tâche.
Et pourtant, l’aide humanitaire fait dorénavant partie intégrante des campagnes militaires et ce depuis quelques décennies. Les efforts livrés en faveur de l’établissement de gouvernements stables, pro-occidentaux – des initiatives prises sous l’impulsion des États-Unis – en Irak et en Afghanistan ont placé l’aide humanitaire au cœur de la doctrine anti-insurrectionnelle. Le Pentagone a même créé le Bureau de la Reconstruction et de l’Assistance humanitaire pour coordonner les efforts militaires et d’assistance, avec un financement des aides directement prévu dans le budget qui avait été alloué à la guerre en Irak.
Le manque de distinctions claires entre le travail des armées et celui des organisations humanitaires a alarmé certaines de ces dernières. « Les frontières entre forces occupantes, ONU et communauté humanitaire, en Irak, sont plus floues que cela n’a jamais été le cas partout où nous avons été amenés à intervenir », avait expliqué à l’époque le porte-parole d’Oxfam, Brendan Cox.
A Gaza également, les missions humanitaires ne sont pas indépendantes de l’effort de guerre israélien. Le soutien international apporté à la continuation de la campagne contre le Hamas dépend fortement de la capacité d’Israël à garantir que des vivres et des médicaments pourront entrer dans la bande et être distribués aux civils qui en ont désespérément besoin.
Cauchemar
Pour un soldat, les missions d’aide humanitaire sont « un cauchemar », dit John Spencer, président des Études de guérilla urbaine au sein du Modern War Institute, à la prestigieuse académie militaire de West Point, aux États-Unis.
« En une seule seconde », explique-t-il au Times of Israel, « le chaos peut survenir et vous ne disposez pas des outils habituels pour tenter de contrôler à la fois la menace qui est faite à votre vie, mais aussi l’intense désordre qu’il peut y avoir autour de vous ».
Il indique que la bousculade meurtrière qui a eu lieu lors de la prise d’assaut des camions transportant des aides, dans le nord de Gaza, « a rouvert des blessures mal cicatrisées en moi », les souvenirs de ses propres missions pleines de tensions en Irak.
« Vous avez des milliers et des milliers de personnes qui n’écoutent pas les ordres, des ordres qui sont une tentative de notre part d’aider à garder le contrôle de la situation – mettez-vous en file, ne vous approchez pas du personnel chargé de la sécurité », dit-il.
« En une fraction de seconde, tout peut dégénérer et c’est le chaos complet et à ce moment-là, c’est tout le monde qui est menacé », répète-t-il.
Il y a des moyens de réduire les risques d’une perte totale de contrôle de la situation – notamment en distribuant l’assistance pendant la nuit, quand il y a moins d’individus susceptibles d’être présents, et en gardant la maîtrise des points de délivrance.
Mais des groupes comme le Hamas savent pertinemment qu’ils peuvent utiliser une foule composée de civils désespérés pour semer le désordre, ce qui permet ensuite aux terroristes de prendre les troupes pour cible, les empêchant de garder le contrôle de la distribution des aides – et ce qui permet aussi aux hommes armés de ne pas rester en marge de ces distributions.
Pendant l’Opération Bordure protectrice, en 2014, Israël avait établi un hôpital pour les civils palestiniens au poste-frontière d’Erez – avec un département d’urgence, un département pour les malades hospitalisés et des structures visant à délivrer des traitements avancés dans les domaines, par exemple, de l’orthopédie, de l’ophtalmologie ou de la gynécologie-obstétrique.
Le Hamas avait proféré des menaces à l’encontre de tous ceux qui iraient se faire soigner dans cet hôpital qui, au final, n’avait accueilli que quelques dizaines de personnes.
Dans la guerre actuelle à Gaza, l’organisation terroriste a « tendu des embuscades humanitaires », ouvrant le feu sur les soldats à partir des civils qui s’étaient rassemblés pour recevoir des aides qui étaient distribuées, ont confié des commandants de Tsahal au Times of Israel.
Les soldats ont toujours un droit à l’autodéfense, explique Spencer qui ajoute qu’il n’est « pas capable d’imaginer » le défi que représente la sécurisation des convois d’assistance humanitaire dans le nord de la bande de Gaza.
« C’était la quatrième nuit d’affilée », dit-il en évoquant l’incident meurtrier dans la bande de Gaza, « ce qui a créé une tendance que quelqu’un a su ensuite exploiter à son avantage ».
L’ancien directeur de la CIA David Petraeus, qui avait aussi dirigé la poussée, en 2008, des troupes américaines qui devait changer le cours de la guerre en Irak, fait preuve de plus d’optimisme concernant la possibilité de trouver des moyens de délivrer les aides de façon plus efficace.
« Nous avons dû trouver comment mener ces opérations », explique-t-il au Times of Israel. « Mais c’est faisable. Et je pense que la difficulté est malheureusement qu’en ce moment, c’est vous et ce sont vos soldats qui doivent trouver comment y parvenir. »
« Les organisations humanitaires qui livrent ces aides doivent aussi assumer la responsabilité de la sécurité de leurs convois », commente un porte-parole du Bureau du Coordinateur des Activités gouvernementales dans les Territoires, le COGAT, auprès du Times of Israel. « Nous sommes heureux d’essayer de trouver des solutions en travaillant avec elles. Mais il est important de rappeler que la distribution des aides relève de leur responsabilité ».
Même si Israël fait officiellement peser la charge sur les épaules des Nations unies et d’autres groupes, cette question des aides est d’une trop grande importance pour être laissée à des acteurs peu fiables. Un autre incident meurtrier pourrait encore épuiser davantage la patience des Américains et si la distribution des aides ne s’améliore pas, les pressions exercées en faveur de l’arrêt définitif de la guerre pourraient mettre en péril la capacité d’Israël à remporter une victoire décisive dans cette dernière.
Au vu de ce qui est aujourd’hui en jeu, l’armée continuera à s’impliquer dans les missions visant à sécuriser la distribution de l’assistance humanitaire. Vendredi, le président américain Joe Biden a expliqué que les soldats israéliens assureront la sécurité du port temporaire qui, a-t-il annoncé, sera construit au large de la côte de Gaza City. Il reste difficile de dire qui transfèrera les aides depuis l’embarcadère jusqu’aux civils gazaouis, mais l’État juif devra sans doute superviser une partie de ces déplacements, empêchant notamment, à l’arrivée, des foules affamées de prendre d’assaut les vivres et autres équipements.
Une mission qui, aux côtés d’autres tentatives similaires dont l’objectif est de garantir que les aides seront bien remises aux civils gazaouis et qu’elles ne seront pas pillées ou détournées par le Hamas, continuera à être une source de fortes tensions, avec le risque d’éventuelles effusions de sang et d’un possible chaos.
« Je ne souhaite à aucun soldat de mener ce genre de mission, point final », dit Spencer.
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