À Jérusalem, le monde de l’étude du Talmud fête ses nouvelles stars : les femmes
L'événement marque l'apogée d'un cycle quotidien de 7,5 ans d'étude du Talmud - et le couronnement des efforts pour faire sortir les textes juifs des clubs réservés aux hommes
Si la place à l’extérieur du Centre des congrès de Jérusalem ressemblait à un manuscrit vu d’en haut, les longues files d’attente de gens faisant la queue dimanche soir pouvaient être considérées comme un scénario improvisé, rédigé dans un élan d’inspiration. Plus de 3 000 personnes étaient impatientes d’entrer et elles ne le cachaient pas. Elles étaient jeunes, d’âge moyen, âgées. La plupart étaient des femmes juives orthodoxes. Et pour toutes, c’était une première.
Alors que la foule se pressait dans la salle comble, l’attente ne cessait de croître. Des adolescentes ont rempli le balcon. L’anglais et l’hébreu se mêlaient dans la salle. Alors que les lumières s’estompaient pour montrer une vidéo diffusée par les orateurs de l’événement, des acclamations et des cris de joie, ainsi qu’un engouement sans retenue, se sont répandus dans la foule.
Il ne s’agissait pas d’un concert pop ou d’une cérémonie VIP sur tapis rouge, mais de la célébration d’une performance religieuse et intellectuelle. Et bien que les ovations debout aient été nombreuses, selon une tradition juive de révérence pour les érudits, elles précédaient les prestations lorsque chaque orateur montait sur la scène.
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Les femmes qui se sont succédées sous les feux de la rampe étaient des enseignantes du Talmud de Babylone, le texte fondateur de la pensée et de la loi juives, qui compte 2 711 pages. Elles célébraient la fin du cycle de 7 ans et demi d’une étude quotidienne d’une page recto-verso du Talmud, connue sous le nom de daf yomi, instituée en 1923 par le Rabbin Meir Shapiro de Lublin, en Pologne. On attribue à ce cycle une puissante force de démocratisation du Talmud, qui le fait connaître aux masses, et on le salue comme un puissant unificateur pour les Juifs, alors que chaque jour des milliers de personnes du monde entier se penchent sur les mêmes mots ancestraux.
Pendant des siècles, l’étude du Talmud, complexe, juridique et principalement en langue araméenne, a été traditionnellement réservée aux hommes et fortement découragée, voire interdite par un édit rabbinique pour les femmes. Mais au cours des dernières décennies, l’étude de la Gémara en général, et du daf yomi en particulier, a également été revendiquée par les femmes et les enseignantes orthodoxes. Presque universellement acceptée dans les cercles du judaïsme orthodoxe moderne, la pratique reste surtout taboue chez les femmes ultra-orthodoxes, bien que l’événement de dimanche ait mis en lumière plusieurs membres de cette communauté qui ont repris les textes ésotériques.
« Ce n’est plus un livre fermé devant nous, mais plutôt un livre que chacun peut étudier », a déclaré Michelle Cohen Farber, la cofondatrice de l’organisation Hadran qui a organisé l’événement de masse et qui anime un podcast quotidien sur le daf.
Considéré comme le tout premier événement mondial de ce genre, le siyum hashas (achèvement) des femmes a également été le point culminant d’un effort de plusieurs décennies visant à diffuser l’étude intensive des femmes, et a été diffusé en direct aux communautés juives du monde entier.
« C’est un moment important pour nous toutes », a ajouté Farber, dont le projet a commencé sous la forme d’un cours quotidien dans la ville centrale de Raanana pour une poignée de femmes. « Baruch atah Adonai Elohenu melekh ha’olam sheheheyanu vekiyemanu vehigiyanu lazman haze » [Soit béni, Eternel notre Dieu, roi du monde, qui nous a fait vivre, subsister et parvenir à ce moment-là] », a-t-elle dit, en utilisant une bénédiction classique de gratitude.
Le rabbin Benny Lau, fondateur de l’initiative israélienne « 929 », vieille de six ans, sur le modèle du daf yomi – qui fait que des milliers de personnes lisent chaque jour un chapitre de la Bible au cours d’un cycle de quatre ans – a indirectement reconnu dans ses remarques certaines des critiques de la pratique quotidienne, à savoir qu’un examen quotidien des textes était trop superficiel pour lui donner son dû.
« Cette étude du daf yomi ne prétend pas atteindre les sommets de l’érudition juive ou les profondeurs de l’inventivité », a déclaré Lau. « C’est… l’adoption d’une langue. De transformer une langue étrangère en langue maternelle. La capacité d’ouvrir une page de Gémara, de distinguer entre ses paragraphes, est un grand cadeau que rabbi Shapiro a fait au peuple juif il y a 100 ans. »
Après 13 cycles de 7,5 ans, il y a maintenant « des milliers de femmes, qui viennent et disent, ‘nous venons pour apprendre ce langage intime, le plus profond, le plus synchronisé avec le pouls juif' », a-t-il ajouté.
Mais une autre langue s’est immiscée dans la salle dimanche soir, entre les murmures des participants et prise dans les accents de nombreux orateurs : l’anglais. C’était un témoignage des racines américaines du mouvement pour faire découvrir l’étude du Talmud aux femmes orthodoxes, qui a commencé il y a environ 60 ans grâce au rabbin Joseph B. Soloveitchik, un descendant du judaïsme orthodoxe moderne de la Yeshiva University.
Esti Rosenberg, la fondatrice du séminaire Migdal Oz, a pris un moment pour remercier Soloveitchik, son grand-père, et son défunt père, le rabbin Aharon Lichtenstein, également pionnier de l’étude de la Torah chez les femmes.
« Je pense que ce n’était pas tant ce qu’ils pensaient des femmes. C’est ce qu’ils pensaient de l’étude de la Torah. Je pense qu’ils ne pouvaient pas imaginer qu’il puisse y avoir des gens au service d’Hachem [Dieu] qui n’apprennent pas la Torah », a-t-elle suggéré.
Chaya Lampert, une enseignante de Maalot dans le nord d’Israël et ancienne élève de la Maimonides School de Boston, fondée par Soloveitchik, a fait deux heures et demie de route dimanche pour accompagner ses élèves adolescentes à l’événement. Bien que l’école où elle enseigne n’enseigne pas le Talmud, les élèves ont eu la possibilité de s’y inscrire. Neuf se sont inscrites. Avant le siyoum, elles se sont inscrites dans le cadre du programme pour étudier une page de Gémara, pour la première fois. Quand elles ont ouvert la page, a-t-elle expliqué, elles ont découvert qu’une grande partie du contenu leur était familier grâce à d’autres cours de religion.
« Je voulais qu’elles rencontrent des femmes qui ont étudié la Gémara de façon très sérieuse », a-t-elle ajouté.
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Posted by הדרן – קול נשי בשיח התלמודי Hadran on Sunday, January 5, 2020
Quant à savoir si elle se chargerait de l’étude du daf yomi, elle a dit : « Ça me semble encore très ambitieux, mais ça me donnera peut-être envie de le faire. »
Les neuf filles du nord d’Israël étaient parmi les 3 091 qui se sont inscrites avant l’événement pour étudier un daf, ce qui représente bien plus qu’un Talmud babylonien complet, ou 8,5 ans de pratique individuelle de daf yomi.
Jusqu’à la fin, et retour au début
Sous un tonnerre d’applaudissements, elles sont montées sur scène, neuf femmes représentatives qui ont terminé tout le Talmud de Babylone au cours des 7,5 dernières années. Certaines l’avaient fait deux fois ; l’une d’entre elles avait terminé son quatrième cycle. Une autre femme avait récemment été malade et inconsciente pendant des semaines, mais après s’être rétablie, elle a rattrapé le temps perdu à l’hôpital et s’est retrouvée là, miraculeusement, parmi ses semblables.
Les hôtes ont invité toutes les femmes de la foule qui ont terminé le Talmud à se lever et à réciter avec elles la prière traditionnelle de conclusion.
Sous les applaudissements nourris, une trentaine de femmes, de différentes générations, se sont levées tranquillement parmi une foule de 3 300 personnes.
Elles l’avaient fait : tous les jours. Dans la maladie, la santé, les bons et les mauvais moments. Pendant sept ans et demi. Plongeant dans les détails de la pensée juive, même dans les moments les plus inopportuns, trouvant réconfort et inspiration dans une énigme juridique alambiquée, une histoire déroutante ou un débat brûlant.
Ensemble, elles ont récité une prière pour remercier Dieu de cette occasion. Elles ont également remercié leurs parents, leurs maris et leurs enfants de leur avoir donné du temps. Le texte final du traité Niddah a été lu, puis on est revenu au début – une leçon sur le traité Berakhot.
Quelle était, me suis-je demandé, cette qualité qu’elles semblaient toutes partager ? Pas seulement l’engouement intellectuel et cette éthique de travail impossible, mais le contentement, la sincérité et une modestie évidente ? Qu’est-ce qui les a poussées, comme l’ont souligné de nombreux intervenants, à rechercher quotidiennement l’étreinte du divin à travers les textes et à la canaliser même dans les moments les plus banals de la vie quotidienne ?
En sortant de la salle, en fredonnant les chants diffusés par les haut-parleurs au fur et à mesure que chacun des intervenants montait sur la scène, le chant s’est cristallisé : « Éclaire-nous par Ta Torah, et que nos cœurs s’accrochent à Tes commandements, unifie nos cœurs pour t’aimer et Te craindre, afin que nous n’ayons pas honte, que nous ne soyons pas humiliés, et que nous ne trébuchions pas, jamais », étaient ses paroles.
C’était un chant tiré de la prière du matin, une prière qui commence par « Tu nous as aimés d’un amour éternel », un appel au divin pour la clarté et la compréhension de la Torah.
C’était de l’amour.
Transmettre la tradition
L’animatrice de la soirée, Rachelle Fraenkel, érudite de la Torah à Nishmat, dont le fils Naftali a été enlevé et assassiné avec deux autres adolescents en 2014 par des terroristes du Hamas en Cisjordanie, en est la preuve.
« Un petit nombre d’entre nous a pu achever le Talmud de Babylone en 7 ans et demi, mais cette joie, ces festivités et cette excitation nous appartiennent à toutes », a-t-elle dit, faisant référence à tous les Juifs, y compris le grand rassemblement du New Jersey la semaine dernière pour célébrer le cycle, qui a attiré quelque 90 000 personnes.
Citant l’Ecclésiaste 12,13, qui compare les paroles des sages juifs à des épines (kadorbanot) ou à des clous bien fixés – soulignant la précision inhérente des textes et le rôle de la Torah dans le maintien de l’ordre – elle a cité un midrash sur la phrase offrant une autre explication, plus douce, de ce mot.
« C’est comme un ballon avec lequel les filles jouent (kadur shel banot), qui est passé, qui est transmis. Cela […] donne l’image d’un groupe de filles, debout côte à côte, heureuses, excitées et enjouées, qui se passent le ballon de main en main – sans le laisser tomber. C’est ainsi que cela a été transmis : Moïse a reçu la Torah du Sinaï et l’a transmise à Josué et Josué aux anciens et les anciens aux prophètes et les prophètes à la grande assemblée… et aucune parole ne s’est perdue », a-t-elle souligné.
Exhortant la foule à se joindre à l’étude quotidienne de la Gémara, elle pencha la tête presque de façon complice.
« Nous avons commencé [le cycle daf yomi] aujourd’hui. Mais entre nous, personne ne doit entendre, si daf hayomi ne vous convient pas pour le moment, il existe actuellement une mishna quotidienne, ou un Rambam quotidien, ou 929 [étude biblique quotidienne]… L’important est que l’étude [de la Torah] entre dans vos veines, qu’elle devienne une partie du pouls de votre foyer, que nous la respirions profondément, que nous la vivions. »
Elle s’est arrêtée et a largement souri à la foule, enthousiaste et enjouée.
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