A l’ONU, une enfant cachée survivante crie sa victoire sur Hitler
S'adressant aux chefs d'État, Irene Shashar raconte comment elle a passé la Shoah dans les égouts, cachée par sa mère dévouée, déterminée à voir son enfant mener une vie meilleure
- Irene Shashar, survivante de la Shoah, est applaudie après avoir pris la parole lors d'un événement commémoratif de la Shoah au siège des Nations Unies, le lundi 27 janvier 2020. (AP Photo/Seth Wenig)
- Irene Shashar, enfant survivante de la Shoah aujourd'hui, et à l'âge de 10 ans en France. (Autorisation)
- Le Secrétaire général António Guterres (à droite) salue Irene Shashar, survivante de la Shoah, lors de la cérémonie de commémoration de la Shoah organisée par les Nations Unies, le 27 janvier 2020. (Photo ONU/Manuel Elias)
A peine deux ans après l’invasion de sa Pologne natale par les nazis, Irene Shashar, survivante de la Shoah, revit les années qu’elle a passées enfant, cachée dans les égouts de Varsovie, dans des flashs sensoriels. Son père a été massacré dans le taudis familial exigu situé dans le ghetto lorsqu’elle avait cinq ans. Elle se rappelle clairement avoir vu son cadavre mutilé sur le sol, la sensation de son coude plongé dans son sang répandu, à l’odeur de fer, suintant d’une entaille dans son cou.
« J’ai des images, des flashs de mémoire de choses terribles, terribles », a confié Irene Shashar au Times of Israel la semaine dernière depuis sa résidence protégée dans la ville de Modiin, au centre d’Israël.
Au moment où nous parlions, elle faisait ses valises pour un voyage à New York afin de prononcer un discours à l’occasion de la Journée internationale de commémoration des victimes de la Shoah, organisée par les Nations unies. Avec Shraga Milstein, 87 ans, survivante de Bergen-Belsen, elle avait été invitée à partager son histoire lors de la cérémonie prévue au siège de l’instance du 27 janvier.
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Au moment où nous discutions, le très médiatisé Forum mondial de la Shoah du 23 janvier à Jérusalem apparaissait en arrière-plan sur son écran de télévision. Elle s’est étonnée que, alors que les chefs d’État s’exprimaient ce jour-là, elle – « Ma petite personne ! Un mètre quarante-six de haut ! » – s’adresserait à certaines de ces mêmes personnes dans quelques jours.
« C’est merveilleux de pouvoir emmener Israël avec moi à l’ONU », s’est-elle enthousiasmée.

Professeure à la retraite depuis 40 ans au département d’études espagnoles et latino-américaines de l’Université hébraïque de Jérusalem, Irene Shashar est à l’aise pour parler devant une foule. Et bien qu’elle ait partagé son histoire de survie dans le monde entier, elle dit avoir été tout d’abord stupéfaite de recevoir l’invitation des Nations unies.
« Puis-je le faire ? Est-ce que je peux parler au nom de 1,5 million d’enfants de mon âge qui ne peuvent pas et ne pourront jamais parler au monde », s’est-elle interrogée. Finalement, elle a décidé qu’il était de sa responsabilité et de son obligation de relever le défi onusien, « parce que j’ai survécu ».
« J’ai survécu, c’est l’essentiel. Hitler n’a pas gagné, et j’en ai la preuve », a-t-elle déclaré en se référant à ses enfants et petits-enfants.
Le 27 janvier, la rescapée a prononcé son discours de 10 minutes au siège de l’ONU dans la salle de conférence bondée. Dans le cadre de la cérémonie, elle a également allumé une bougie aux côtés d’autres orateurs, dont l’ancien président du Mécanisme international (qui exerce les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux), Theodor Meron ; António Guterres, secrétaire-général des Nations unies ; Tijjani Muhammad-Bande, président de la 74e session de l’Assemblée générale des Nations unies ; la survivante Milstein ; et Dan Pavel Doghi, chef du point de contact pour les questions relatives aux communautés des Roms et des Sinti du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.
Survivre grâce à une volonté de fer
Irene Shashar est un témoignage vivant de détermination. Grâce à la créativité et à la volonté de sa mère, elle a survécu à la guerre en se cachant dans les égouts ou en s’enfermant dans les placards avec sa poupée bien-aimée, sa Laleczka, avec un peu de nourriture durement gagnée et un pot où se soulager.
« Elle m’a sauvée la vie un million de fois pendant la guerre », a-t-elle déclaré.

Dans les bribes de souvenirs d’Irene Shashar de cette période, beaucoup de questions sans réponse : peu après la guerre, sa mère est morte d’un arrêt cardiaque. Elle suppose que sa mère, blonde et aux yeux bleus, a pu « passer » pour une non-juive, ce qui les a aidés à se mélanger dans la partie aryenne de la Varsovie divisée. « J’étais rousse, et mon nez n’était pas très chrétien », décrit-elle, alors on la cachait dans des armoires, « dans des endroits sombres, dans des endroits qui ne sont pas faits pour vivre, mais faits pour les animaux que les familles possédaient ».
Elle se souvient que sa mère lui a dit que si elle n’appelait pas à l’aide ou ne pleurait pas, « tout cela sera bientôt fini, et nous irons jouer dehors ». On lui a dit qu’elle aurait une nouvelle poupée, car sa bien-aimée Laleczka était tachée et trempée d’eau pleine d’excréments.
« Combien de temps cela a-t-il duré [le fait que je sois cachée] ? Je ne peux pas vous le dire, mais c’était dans des endroits innombrables. J’étais sans chaussures, j’avais froid, j’avais faim. J’avais peur », raconte-t-elle. « A cet âge, on ne sait pas de quoi on a peur. J’avais peur de tout et de n’importe quoi. La mort faisait partie de mes interrogations, et je suis sortie très vite, très vite de mon enfance. Tout cela faisait partie de l’enfer de la Shoah », a-t-elle relaté.
Elle s’est arrêtée au milieu d’une phrase. Là, comme à d’autres endroits de notre conversation, elle a dit, en riant, comme pour me rassurer : « La vie est bonne, la vie est belle, comprenez-moi bien. »
Faire table rase du passé
Irene Shashar et sa mère ont survécu aux années de guerre en se cachant dans le ghetto de Varsovie. Plus tard, elles se sont installées en France, où la petite fille a été envoyée dans un orphelinat de l’OSE pour les enfants juifs rescapés à Andrésy, tandis que sa mère est restée à Paris pour travailler. Elle est morte deux ans plus tard, quand Irene Shashar avait 11 ans.

« Elle avait l’habitude de venir me rendre visite le dimanche, puis un dimanche, elle n’est jamais venue, et les directeurs m’ont dit de mettre un chemisier blanc parce que nous allions à Paris pour son enterrement. C’est là que j’avais le plus besoin de ma mère, mais elle m’a quittée », explique-t-elle.
Mais c’est grâce aux préparatifs de sa mère qu’elle a pu rejoindre les rivages plus accueillants du Pérou – et une nouvelle famille – lorsqu’elle a été adoptée par la nièce préférée de sa mère.
« J’ai commencé une nouvelle vie – j’ai été adoptée, on m’a donné un lit, du linge blanc propre et une chambre, et on m’a envoyée à l’école. J’ai étudié l’espagnol – je connaissais déjà le français – et j’ai soudain eu des parents qui m’aimaient, ainsi qu’un frère, et plus tard une sœur est née », raconte-t-elle. Aujourd’hui, ses deux frères et sœurs vivent également en Israël.
Elle a étudié dur pour être digne de ses nouveaux parents, a-t-elle ajouté, et est partie aux États-Unis pour l’université. Bien qu’on lui ait offert un emploi à New York, elle s’est retrouvée en Israël à l’âge de 25 ans, alors qu’elle était la plus jeune membre de la faculté à occuper un poste à l’Université hébraïque.
Installée et en sécurité, pendant de nombreuses années, Irene Shashar a effacé l’ardoise de sa vie précédant son arrivée dans ce pays d’Amérique du Sud, et son récit personnel a commencé avec le Pérou. Elle n’a jamais parlé de son enfance cachée pendant la guerre, et ses propres enfants, Ilana, qui est aujourd’hui assistante sociale, et David, un obstétricien, ne connaissaient rien de son passé.
C’était un passé que nous voulions enterrer pour recommencer à zéro
« Nous, les survivants, lorsque nous sommes devenus des survivants et que nous sommes arrivés dans un monde libre et avons atterri quelque part, d’une manière ou d’une autre, dans le monde, nous avons hésité à parler de ce qui nous est arrivé », a-t-elle expliqué. « C’était un passé que nous voulions enterrer pour repartir à zéro, et recommencer depuis le début, et à tel point que mes enfants ne savaient pas que j’étais une survivante ».
Elle a expliqué que, bien que cela soit illogique, elle ne voulait pas que ses enfants soient distingués à l’école en raison du fait qu’ils avaient un parent survivant. En Israël, à l’époque, beaucoup de leurs camarades avaient des parents qui avaient survécu à la Shoah, et beaucoup d’entre eux ont péri.

« Jusqu’au jour où j’ai reçu une invitation du ministère de l’Éducation en Israël pour accompagner 180 jeunes en Pologne pour la Marche des vivants en tant que témoin », a-t-elle révélé. Face à l’enveloppe du courrier, elle a réalisé que si elle relevait le défi de témoigner, elle devrait renoncer à « l’histoire parfaite » de sa vie qu’elle avait concoctée pour elle-même et ses enfants.
« Ils étaient adultes, donc je devais leur dire la vérité et ils ne furent bien sûr pas choqués, mais considérèrent que j’aurais dû leur dire », a-t-elle déclaré.
L’obligation de témoigner
Aujourd’hui, indique-t-elle, elle accepte chaque conférence qui lui est proposée.
« Nous, les survivants, ne serons plus là dans 10 à 12 ans. Qui va en parler ? Qui va dire : ‘J’étais là' », a-t-elle interrogé.
Elle a dit que lorsqu’elle parle devant un public, elle leur permet de l’aider à porter son fardeau de mémoire.
« Je transmets le message de ma propre histoire… [mais] comment le présenter à la prochaine génération, la deuxième et la troisième, pour qu’elle puisse le répéter et le décrire ? ».
Pour elle, la réponse est l’éducation.

La cérémonie des Nations Unies a été organisée sur le thème « 75 ans après Auschwitz – Enseignement de la Shoah et mémoire pour une justice globale ». En tant que pédagogue de longue date, elle espère bien sûr laisser un héritage de programmes éducatifs sur la Shoah.
Bien qu’ils vivent maintenant en Israël, elle et son compagnon de vie, le Dr Daniel Schydlowsky, sont allés à l’école ensemble au Pérou il y a de nombreuses années. Ensemble, depuis plusieurs années, le couple d’universitaires a tenté d’instituer officiellement un programme d’enseignement de la Shoah mandaté par l’État dans leur ancienne patrie.
La réponse, dit-elle, n’était « pas très encourageante ». Les ministres de l’Education et les fonctionnaires ne veulent pas s’engager dans un programme, a-t-elle dit, et n’ont probablement pas de budget pour former leurs enseignants à cet effet. Elle espère impliquer le mémorial de Yad Vashem, une institution importante de recherche et de commémoration de la Shoah qui possède une solide aile pédagogique, dans la formation des enseignants potentiels, soit en Israël, soit en envoyant une délégation au Pérou.
« C’est une bataille de plusieurs années, pour essayer de convaincre les autorités éducatives d’officialiser ce chapitre de l’histoire du programme scolaire », a-t-elle commenté. « C’est quelque chose sur quoi nous devons travailler et non quelque chose qui se fera tout seul ».

Quel que soit l’endroit où elle s’exprime, Irene Shashar reconnaît que sa mère l’a sauvée.
« Grâce à l’acte de courage et de résilience de ma mère, j’ai vaincu Hitler. Grâce à elle, j’ai eu la chance de survivre, de m’épanouir à l’âge adulte. Grâce à elle, j’ai eu la chance d’avoir des enfants et des petits-enfants. Parce que j’ai planté mon arbre généalogique, j’ai vaincu Hitler lui-même », a-t-elle assuré au public des Nations unies.
« C’est un hommage à ma mère, comme l’est ma vie – ainsi que celle de mes enfants et petits-enfants et de ceux qu’ils ont touchés par leur gentillesse et leur générosité. Le courage de ma mère de faire preuve d’audace et de détermination face au danger a permis de mettre ma vie en sécurité, mais aussi de laisser un héritage. Son héritage. Notre héritage en tant que Juifs », a-t-elle conclu.
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