A Sarajevo, une magnifique Haggadah reste l’otage de tensions politiques
Un manuscrit du 14ème siècle qui a survécu à l'inquisition et à la Shoah se retrouve coincé au Musée national de Bosnie
Sarajevo, Bosnie-Herzégovine – L’un des manuscrits juifs des plus magnifiques qui existent, un livre qui a survécu a deux inquisitions et à l’Holocauste, est emprisonné derrière les portes du Musée national de Bosnie qui tombe en ruine. Il est l’otage de la politique ambiguë du pays balkan.
La Haggadah de Sarajevo, l’un des codex le plus richement décoré, est le seul qui subsiste de l’âge d’or de la communauté juive espagnole. Il est, aujourd’hui, la clé de voûte de l’héritage juif et non juif de Bosnie, a été maintenu pendant ces deux dernières années hors de la communauté locale et des touristes malgré les efforts internationaux pour remettre ce trésor historique sur le devant de la scène.
Le gouvernement bosniaque, explique les experts, semble ne pas se préoccuper du sort de la Haggadah qu’il laisse moisir derrière des portes closes.
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Ce livre, qui raconte l’histoire de l’exode d’Egypte des Israéliens – que l’on raconte chaque année à la Pâque – est non seulement exceptionnel de par ses magnifiques dessins, un texte aux enluminures grandioses qui représente un travail de maître, des dessins rares qui datent de l’Espagne avant l’inquisition, mais il est aussi remarquable pour la version de l’exode qu’il contient.
La Haggadah, un manuscrit enluminé du 14ème siècle, a réussi à échapper à l’inquisition espagnole et à migrer vers l’est quand les Juifs ont été expulsés de la péninsule ibérique.
En 1609, elle a été transportée par les réfugiés juifs jusqu’à Venise, où il a échappé aux flammes car les autorités catholiques ne l’ont pas considéré comme étant un livre hérétique. (Une inscription en latin sur la dernière page atteste de l’approbation de l’Eglise). Au cours des trois siècles suivants, il a parcouru un chemin sinueux pour se retrouver dans la ville de Sarajevo, qui abritait, à l’époque, une communauté juive prospère depuis l’ère ottomane.
La Haggadah a été vendue au Musée national de Bosnie Herzégovine en 1894 par Josef Cohen. La manière dont il a acquis le livre reste un mystère.
L’Allemagne nazie a occupé la Bosnie en 1941, et le conservateur du musée l’a caché, le sauvant ainsi d’une confiscation allemande ou pire de sa destruction. (Un portrait de Dervis Korkut, l’homme qui a protégé le livre et sauvé une femme juive pendant la Seconde Guerre mondiale, a été publié dans le New Yorker en 2007.)
Pendant le siège de Sarajevo qui a duré trois ans dans les années 1990, il a encore réussi à échapper à une destruction certaine.
Après la guerre des Balkans, le Musée national a reçu 150 000 dollars de la part de donateurs, de l’ONU et de la communauté juive qui ne comptait plus que 700 membres à la fin de la guerre, pour qu’il organise une exposition en incorporant la Haggadah dans sa collection permanente.
Mais aujourd’hui, la Haggadah de Sarajevo est livrée à elle-même dans le Musée national de la capitale bosniaque qui a fait faillite. Le musée a définitivement fermé ses portes le 4 octobre 2012 après que ses employés aient travaillé un an sans salaire. (Au moment de la rédaction de cet article, ils n’ont toujours perçu leurs salaires.)
Sur l’entrée principale de l’édifice jaune – un vestige de l’empire austro-hongrois – des manifestants ont placé une banderole sur laquelle est inscrit le mot « fermé » en anglais et en serbo-croate. Le musée, comme d’autres institutions culturelles, n’est pas géré par un organisme gouvernemental chargé de s’en occuper et de le financer. Il a été laissé de côté des budgets des corps administratifs du pays.
Pour résumer la situation actuelle, l’Etat de Bosnie-Herzégovine est divisé en deux entités – la Fédération de Bosnie-Herzégovine qui inclut les Musulmans bosniaques et les Croates catholiques, et la République serbe de Bosnie, qui est composé majoritairement d’Orthodoxes serbes. Ces deux entités administratives ont leur propre gouvernement.
« Notre bien le plus précieux »
Asja Mandic, une historienne de l’art de l’université de Sarajevo, a accepté de me rencontrer dans un café situé derrière le Musée national. Mandic fait partie de CultureShutdown.net, un mouvement de protestation contre la fermeture des musées et qui cherche une solution pour sortir de l’impasse.
Tout en buvant un expresso, elle a tenté de m’expliquer la nature ambiguë de la situation politique qui a entrainé la fermeture de sept institutions culturelles nationales.
« Après les Accords de Dayton, tout ce qui était du ressort de l’ [ancienne] République [yougoslave] de Bosnie et Herzégovine est désormais du ressort de l’Etat – tout sauf les institutions culturelles », m’explique-t-elle. Ces institutions n’ont aucun statut, aussi bien à un niveau fédéral qu’à l’échelon local. Les musées ont réussi à grappiller des fonds des différentes institutions administratives de Bosnie jusqu’en 2011.
Le gouvernement de Bosnie-Herzégovine n’a pas de ministère de la Culture, les affaires culturelles sont du ressort du ministère des Affaires civiles, qui alloue une partie de son petit budget à l’art et à la culture.
Obtenir ces subventions gouvernementales pour les musées bosniaques relève d’une lutte acharnée avec la deuxième entité du pays, la République serbe de Bosnie, qui souhaite aussi obtenir les mêmes subventions étatiques. Le ministre des Affaires civiles actuel, Sredoje Nović, est un serbe, ce qui le rend encore moins susceptible de donner ces fonds aux institutions culturelles de la Fédération de Bosnie-Herzégovine.
Même si la guerre s’est terminée il y a près de 20 ans maintenant, les plaies sont toujours béantes dans les rues de Sarajevo et dans les bâtiments gouvernementaux. Les abus de pouvoir des responsables serbes sont monnaie courante en Bosnie, selon un rapport du Center for Eastern studies [le Centre pour les études de l’Est], un institut de politique publique de l’Europe de l’est.
Comme le Musée national n’est sous la juridiction d’aucune institution gouvernementale, « personne n’est responsable de son financement », conclut Mandic. Gérer le Musée national et remettre la Haggadah dans la collection permanente, coûteraient environ 500 000 euros par année, précise-t-elle.
« Le peu d’argent que nous avons, nous l’utilisons pour payer l’électricité, pour protéger les œuvres d’art et les objets à l’intérieur », souligne Mandic.
Le Metropolitan Museum of Art de New York a tenté de négocier un emprunt de la Haggadah juste après la fermeture du Musée national. Cet emprunt aurait permis au Musée d’obtenir les fonds dont il a tant besoin et aurait eu l’avantage de permettre d’exposer la Haggadah aux yeux de tous.
Cependant, en février 2013, Ljiljana Sevo de la Commission de sauvegarde des monuments nationaux a déclaré que la Haggadah de Sarajevo ne pourra pas être prêtée à cause de la bataille juridique quant au statut du musée et des salaires impayés.
Le Metropolitan Museum a refusé de livrer tout commentaire au sujet des négociations avec le Musée national bosniaque et n’a pas répondu à la question de savoir s’il comptait à nouveau demander le prêt de la Haggadah.
Pour le moment, il n’y a aucun projet pour amener la Haggadah de Sarajevo en Israël, ou même de la numériser pour qu’elle soit accessible sur Internet.
Daisy Raccah Djivre, la conservatrice en chef de la branche de la Vie Juive du Musée d’Israël, indique que même si le musée « serait ravi de pouvoir un jour exposer la Haggadah de Sarajevo si un jour cette éventualité se présente », il n’y a pour le moment aucun projet qui aille en ce sens.
Aviad Stollman, le conservateur de la Bibliothèque nationale d’Israël, explique qu’il est
« irréaliste » d’acquérir ce manuscrit. La bibliothèque est en train de numériser 75 000 manuscrits juifs, ajoute-t-il, mais la Haggadah de Sarajevo n’est pas « forcément en haut de la liste ».
Au final, aucune personne du système politique bosniaque n’est prêt à prendre le risque de prêter ce que le Docteur Mirad Sijaric, le chef du département de l’archéologie du musée, appelle « le bien le plus précieux de nos collections ».
Sijaric précise que malgré le fait que les employés du musée n’aient pas été payés depuis décembre 2011, la fermeture du Musée national n’a pas affecté la protection des objets, dont la Haggadah, et sont traités « avec le respect dû [à ces objets]… selon les standards des musées ».
« La Haggadah de Sarajevo est certainement le bien le plus précieux et le plus connu de notre musée, et de ce fait, elle bénéficie d’un traitement de faveur en terme de sécurité, mais au final elle subit le même sort que les autres objets de l’institution ».
C’est comme voir une reproduction de la Joconde
La Haggadah n’a été vue que par peu de personnes depuis la fermeture du musée deux ans auparavant, et même si le manuscrit fait partie de la propriété nationale, les membres de la communauté juive de Sarajevo veulent qu’il soit exposé.
La Haggadah est considérée comme étant un élément principal de l’héritage juif de la ville, mais elle fait aussi partie intégrante de l’histoire culturelle du pays. Avant la Seconde guerre mondiale, 20 % des habitants de Sarajevo étaient juifs et il y avait huit synagogues dans la ville.
Le cimetière juif de la ville, le deuxième plus grand cimetière juif d’Europe qui date du 17ème siècle, repose sur les flancs de la colline qui abrite le Musée national. Les pierres tombales en forme de tonneau reposent au milieu de l’herbe. Même si les nazis ont tué une grande majorité des Juifs bosniaques et qu’il ne reste plus que deux synagogues, la Haggadah a survécu.
L’ambassadeur Jakob Finci, l’ancien envoyé de Bosnie en Suisse et le leader de facto des derniers Juifs de Sarajevo, a déclaré que les Bosniaques sont intrigués par l’histoire de ce manuscrit qui a survécu à tant de choses.
« Les gens ici, surtout les non-Juifs, sont vraiment tombés amoureux de la Haggadah », a-t-il indiqué au Times of Israel au téléphone.
Finci ajoute qu’il reste optimiste sur l’état de conservation de la Haggadah mais qu’il est consterné par le fait, que malgré tous les investissements de la communauté juive de Sarajevo, la Haggadah ne soit pas exposée au public.
« Nous ne sommes pas impliqués » dans la réouverture du musée, explique-t-il, mais la communauté juive « demande avec insistance [au musée] qu’il présente la Haggadah ». Remplaçant le musée, une petite galerie à côté d’une ancienne synagogue que l’on a transformée en musée juif expose une reproduction de la Haggadah et vend des copies du magnifique manuscrit.
« Le problème c’est que personne dans la direction du musée ne comprend la véritable valeur de ce livre. Et même quand le musée était encore ouvert, il n’exposait le véritable manuscrit que quatre jours par an. Le reste de l’année, ils présentaient une copie, ce qui était ridicule », raconte-t-il.
Finci compare la Haggadah à la Joconde, expliquant que personne ne visite le Louvre pour aller voir une copie. « Ce n’est pas suffisant. Rien ne peut remplacer l’original ».
« Personne dans le pays n’est assez courageux pour accorder l’autorisation d’envoyer la Haggadah à New York », s’insurge Finci.
Il ajoute qu’il doute que la Haggadah ne fasse partie de l’exposition de Barcelone en 2015 qui célèbrera l’héritage juif d’Espagne.
« Il est l’otage des politiques locales et des problèmes d’après-guerre en Bosnie [et Herzégovine] », continue l’ambassadeur.
« C’est vraiment dommage que l’on n’ait pas pu utiliser la Haggadah pour promouvoir, non seulement la culture juive, mais aussi la coexistence des différentes religions ici, en Bosnie, qui a perduré pendant des siècles ».
Mandic, l’historienne en art et la militante qui souhaite la réouverture des institutions culturelles en Bosnie, a exprimé la même frustration au sujet de « cette situation ridicule » qui n’en finit pas.
« Je ne comprends absolument pas pourquoi, dans une société civilisée, vous avez des gens assis au Parlement et qui ne se soucient aucunement de leur héritage culturel » – les Bosniaques, les Serbes et les Croates sont tous les mêmes, s’insurge-t-elle.
Malgré cette impasse, Finci, le dirigeant juif reste rempli d’espoir.
Il affirme que la Haggadah est comme un phœnix : « après chaque catastrophe, il se relève et se remet à briller ».
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