Après la Shoah, les tramways néerlandais ont facturé le transport d’Anne Frank vers les camps
Selon des documents, le GVB d'Amsterdam a réclamé à l'Allemagne de l'Ouest les frais de transport de près de 48 000 victimes de la Shoah, à commencer par la diariste et sa famille
Des archives récemment découvertes ont permis de révéler l’existence d’un complice souvent ignoré de l’assassinat d’Anne Frank et de dizaines de milliers d’autres Juifs néerlandais : la société de transport public GVB Amsterdam.
La découverte, que l’on doit aux cinéastes Willy Lindwer et Guus Luijters, se présente sous la forme d’une facture de 80 guldens (l’équivalent de près de 4 500 dollars d’aujourd’hui) que GVB avait présentée aux forces d’occupation allemandes – et plus tard au gouvernement d’Allemagne de l’Ouest – pour obtenir le paiement du trajet en tramway qui avait conduit Frank, sa famille et des dizaines d’autres Juifs jusqu’aux gares qui allaient les mener vers les camps de la mort.
L’implication de GVB dans la déportation de quelque 48 000 Juifs à Amsterdam est connue depuis des dizaines d’années. Toutefois, cette récente découverte apporte des informations à la fois sur l’ampleur et sur la nature de cette collaboration.
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Selon ces nouvelles sources d’information, GVB aurait empoché pas moins de 66 000 dollars pour transporter les Juifs vers des lieux d’expédition ou d’internement.
Après la Seconde Guerre mondiale, les comptables de GVB ont tenté d’obtenir de Bonn le paiement des derniers convois, signe d’« une inconcevable indifférence » à la tragédie, confie le cinéaste Lindwer au Times of Israel.
La découverte concernant Anne Frank, l’adolescente juive dont le journal rédigé depuis sa cachette dans l’Amsterdam occupée par les nazis est devenu un best-seller international après sa mort, en 1945, « rend la collaboration active et révoltante de la GVB dans la déportation des Juifs plus concrète pour un large public parce qu’Anne Frank est une icône de la Shoah », ont écrit Lindwer et Luijters dans un livre en néerlandais intitulé Ville perdue publié suite à leurs découvertes.
La publication de cet ouvrage et la sortie imminente d’un documentaire éponyme ont beaucoup fait parler dans les médias aux Pays-Bas, comme ce mois-ci dans « Nieuwsuur », l’émission d’actualité phare de la chaîne publique NOS, sans parler des articles parus dans plusieurs autres médias néerlandais.
Publiées peu de temps avant la réouverture du Musée national de la Shoah, les œuvres de Lindwer et Luijters mettent GVB sur la sellette.
L’Organisation centrale juive des Pays-Bas et le CIDI, organisme de surveillance de la communauté juive sur l’antisémitisme, ont demandé à la GVB de verser des dommages et intérêts pour les Juifs néerlandais et d’enquêter sur sa complicité dans la mort d’au moins 75 % de la population juive des Pays-Bas – nombre de loin le plus élevé de tous les pays d’Europe occidentale occupés par les nazis.
Dans un communiqué en néerlandais, GVB a fait savoir que l’affaire serait examinée « rapidement mais soigneusement » par l’Institut NIOD d’étude sur la guerre, la Shoah et le génocide, dans les archives duquel Lindwer et Luijters ont retrouvé les factures, avec l’aide du célèbre chercheur Johannes Houwink ten Cate, spécialiste de la Shoah.
Cette enquête pourrait entrer dans le cadre d’investigations plus approfondies et initiées en 2020 sur le rôle de la ville d’Amsterdam – à laquelle appartient GVB, a déclaré le GVB.
GVB « n’était pas une entité indépendante. Elle relevait du conseil municipal qui a utilisé ses services pour assurer le départ des Juifs », peut-on lire dans le communiqué. « Il est impossible de dire à quel point nous regrettons que les choses se soient passées ainsi. C’est une excellente chose qu’un livre et un documentaire se soient penchés sur ce sujet », a déclaré GVB à propos du transport des Juifs pendant la Shoah.
Les documents récemment découverts prouvent que l’entreprise a loué près de 900 tramways aux forces d’occupation allemandes pour assurer la déportation de quelque 48 000 Juifs d’Amsterdam.
Après leur arrestation, le 4 août 1944, dans l’annexe secrète du Prinsengracht 263, les Frank ont été emprisonnés puis emmenés du centre d’internement à la gare centrale par le tristement célèbre tramway numéro 8 – ligne utilisée par les nazis pour transporter les Juifs car elle reliait la gare aux quartiers peuplés de Juifs à Amsterdam. Après la Seconde Guerre mondiale, GVB a supprimé la ligne 8 en raison de son rôle dans la Shoah. Les lignes passent donc de la 7e à la 9e.
Depuis la gare centrale, les Frank ont été emmenés en train – ces derniers étaient exploités par la compagnie de chemin de fer NS, et non par GVB – jusqu’au camp d’internement de Westerbork. Otto et Edith Frank, les parents d’Anne, ont été de leur côté conduits à Auschwitz, où Otto, seul, a survécu.
Anne et sa sœur Margot ont été envoyées à Bergen-Belsen, où elles sont mortes du typhus quelques semaines avant la défaite de l’Allemagne nazie.
L’histoire des Frank – venus d’Allemagne aux Pays-Bas pour échapper au nazisme – résume à elle seule celle, diverse, de la Shoah aux Pays-Bas, faite de trahisons et d’ostracisme des Juifs de la part de leurs compatriotes, mais aussi d’initiatives héroïques en leur faveur.
Izak Salomons, rescapé de la Shoah qui avait 5 ans lorsque sa famille a été déportée d’Amsterdam à Westerbork et Bergen-Belsen, est l’auteur de l’un des témoignages les plus émouvants du documentaire de Lindwer et Luijters, qui sortira la semaine prochaine.
Salomons se souvient de son excitation avant de monter à bord du tramway, pour la première fois de sa vie, ignorant que le trajet le mènerait à un wagon à bestiaux puis à un camp de concentration nazi.
Sur la place Daniel Willink (aujourd’hui rebaptisée place de la Victoire), « j’ai vu tous les tramways qui nous attendaient. C’était terrible, mais pour un enfant comme moi, c’était un coup de chance, l’occasion de faire enfin un tour de la ville à bord du tram, ce que je n’avais jamais été autorisé à faire auparavant », confie-t-il. « J’avais des parents très aimants qui veillaient à ce que je n’aie pas peur et que je sois heureux de prendre le tram. »
Le tramway a conduit la famille Salomons – les parents et leurs quatre enfants – « là où nous n’aurions pas dû, à savoir à la gare centrale, où on nous a entassés dans des wagons à bestiaux », poursuit Salomons. Sa famille est l’une des rares à avoir survécu à la guerre après la déportation.
Ces nouvelles découvertes sur la complicité de la GVB sont d’autant plus poignantes que l’entreprise avait longtemps été le symbole de la solidarité avec les Juifs.
C’est ainsi la GVB qui, en 1941, avait donné le coup d’envoi de la grève de février, premier et principal acte d’insurrection civile contre le traitement des Juifs pendant la Shoah. Le 25 février 1941, la nouvelle de la grève s’était répandue comme une traînée de poudre lorsque le personnel de GVB ne s’était pas présenté au travail. La grève avait rapidement gagné le reste du pays, aboutissant à une paralysie nationale qui avait mis l’économie à l’arrêt durant plusieurs jours.
La grève avait rapidement été brisée, dans la violence, par les autorités allemandes, mais elle avait galvanisé la résistance néerlandaise – l’un des réseaux les plus efficaces de l’Europe occupée – et elle s’était muée en symbole et ce, bien que la GVB ait licencié tous ses employés juifs quelques jours plus tard.
Chaque année, à la date anniversaire du soulèvement, la GVB observe une minute de silence et d’immobilité à bord de tous ses véhicules, tramways, bus et ferries.
Ces récentes découvertes brossent un tout autre tableau de la GVB et, au-delà, du degré de collaboration de la société néerlandaise dans la mort de la grande majorité des Juifs du pays.
Malgré la grève audacieuse de la GVB en 1941, « la collaboration fut totale », conclut Lindwer.
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