Israël en guerre - Jour 427

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Assassiner hors du champ de bataille, par la France et Israël

Alors qu'Israël, prenant les devant, encadre légalement les exécutions extra-judiciaires, Paris n'assume pas la pratique des opérations "homo" révélées par François Hollande

Journaliste Société-Reportage

Le canon de l'arme d'un soldat des forces spéciales de Tsahal lors d'un raid en profondeur au Liban au cours de la seconde guerre du Liban (Crédit photo: IDF /Flash90)
Le canon de l'arme d'un soldat des forces spéciales de Tsahal lors d'un raid en profondeur au Liban au cours de la seconde guerre du Liban (Crédit photo: IDF /Flash90)

Le 22 mars 2004, en pleine Intifada, un missile tiré depuis un hélicoptère de combat israélien élimine le fondateur du Hamas Ahmed Yassine, dit Cheikh Yassine, et cause la mort d’une dizaine de personnes. Quelques heures plus tard, Shaul Mofaz, ministre israélien de la Défense se fendait d’une déclaration en forme de justification : « Si nous devions compter combien de terroristes de plus Yassine aurait envoyé, combien d’attaques terroristes il aurait approuvé, si nous pesons cela sur la balance, (alors) nous avons agi correctement ». Cette exécution extra-judiciaire est rapidement réprouvée par toutes les chancelleries dont la France, mais à l’exception des Etats-Unis.

Deux ans plus tard, Israël sort abasourdi de six années de graves conflits : 1062 Israéliens ont perdu la vie, dont 727 civils tués par des terroristes. Côté palestinien, on dénombre plus de 3 000 morts. La Seconde Intifada est la première guerre israélo-arabe de cette ampleur dite asymétrique: l’armée régulière israélienne combattant des groupes terroristes (Hamas, Jihad islamique, FPLP…) utilisant des tactiques de guérilla.

Israël, qui a mené de nombreuses éliminations extra-judiciaires lors de ces cinq années, décide alors de donner un cadre juridique à la pratique des assassinats ciblés. Contrairement à la France, « la stratégie d’Israël a été de mettre très tôt la lumière sur ces pratiques là, analyse Amélie Ferey auteur d’une récente thèse intitulée Les politiques d’assassinats ciblés en Israël et aux Etats-Unis, juger de la violence légitime en démocratie libérale. Ils ont reconnu ces pratiques afin de les justifier publiquement, ce qui est une manière de prendre l’avantage dans les termes du débat ». « Mais le problème, ajoute-elle, c’est que lorsque vous légalisez, d’une certaine manière vous légitimez ».

Et de fait, face à cette loi qui encadre ces pratiques, les critiques fusent de toutes parts. Cette fois-ci les Etats-Unis se joignent au concert visant à condamner cette pratique.

La police et les ambulanciers inspectent la scène après un attentat-suicide dans un bus aux heures de pointe à proximité du quartier de Gilo à Jérusalem pendant la Seconde Intifada, le 18 Juin, (Crédit : Flash90)

Encore quelques années plus tard, dans un autre contexte, celui de l’émergence du jihad sur le sol européen, plusieurs responsables djihadistes en Afrique et au Levant, se font « dronés », néologisme morbide désignant les exécutions extra-judiciaires à l’aide de drones armés.

C’est le cas de Moez Garsallaoui, dont on pense qu’il a été exécuté le 10 octobre 2012 au Pakistan, ou de Boubaker El Hakim « droné » le 26 ou le 27 novembre 2016 à Raqqa, fief de Daesh en Syrie jusqu’à sa chute récente le 17 octobre 2017, date de sa reprise par les Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par l’aviation américaine.

Si on ignore officiellement qui sont les exécutants, on sait en revanche quel était le champ de bataille favori de ces djihadistes : la France. Garsallaoui est identifié comme un membre d’Al Qaeda, formateur de Mohammed Merah lors de son séjour en Afghanistan, auteur des tueries de Toulouse en mars 2012; El Hakim est un franco-tunisien considéré comme le plus haut gradé de Daesh, « émir français des attentats, responsables des opérations extérieures de l’Etat islamique », selon le journaliste David Thomson. Des « ennemis de la France » s’il en est.

François Hollande à l’hommage national aux Invalides pour les attentats de Paris du 13 novembre 2015 (Crédit : capture d’écran AFP)

Pourtant ni le Quai d’Orsay, ni le ministère de la Défense n’ont alors commenté ces assassinats ciblés, pas plus que le gouvernement ou le président de la République. Le silence protège des critiques – la France ayant très probablement tué un de ses propres ressortissants – et des éventuelles poursuites en cas de « dommages collatéraux ». Officiellement, du moins à cette époque, la France ne pratique pas les assassinats ciblés, mais tous les regards se tournent vers elle, évidemment. Trois ans plus tard, la vérité éclate.

C’est en 2016, que François Hollande désacralise ce tabou français. Se confiant aux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans leur ouvrage Un président ne devrait pas dire ça, puis à une deuxième reprise en 2018 dans son livre Les leçons du pouvoir, ses déclarations dévoilent un secret de polichinelle.

Aux deux journalistes, François Hollande se confiait ainsi à mots à peine voilés : « L’armée, la DGSE, ont une liste de gens dont on peut penser qu’ils ont été responsables de prises d’otages ou d’actes contre nos intérêts. On m’a interrogé. J’ai dit : ‘si vous les appréhendez, bien sûr…’  »

Quelques mois plus tard, dans son livre-bilan, l’ex-président explique, sans en donner la date, que les militaires lui affirment avoir repéré dans « un village au milieu des sables » un chef terroriste qui « se prépare à réitérer ses actions de terreur » : « Dans son repaire décrépi, il dirige la guerre sans nom qu’il mène depuis des années contre nous et nos alliés. Autant qu’il a pu, il a tué ou il a fait tuer des Français (…). Les chances de réussite sont maximales. Je donne l’ordre de frapper ».

Ces lignes créent un précédent, dont les conséquences légales sont difficiles à prévoir. La France va-t-elle ériger un cadre légal à l’israélienne ? Rien n’est moins sûr.

Le journaliste Vincent Nouzille (Crédit: autorisation)

Ce que l’on sait sur les assassinats ciblés menés par la France

« Aujourd’hui le service action de la DGSE, est le bras armé des services secrets pour les opérations clandestines à l’étranger, détaille Vincent Nouzille, auteur d’un livre sur la question, Les Tueurs de la République paru en 2017 aux éditions Fayard. Il peut s’agir soit de formation de rebelles alliés, de l’infiltration, de l’ex-filtration, des opérations clandestines de protection, puis ce qu’on appelle l’entrave, empêcher des gens d’agir, ou éliminer des gens. Une petite partie des opérations clandestines concerne l’élimination, ce qu’on appelle les opérations homo, pour homicides »

« L’armée française, par tradition, est très réticente pour communiquer, et encore plus pour les services secrets, analyse Amélie Ferey. Mais ce qui est incroyable, c’est que lorsque François Hollande affirme dans plusieurs livres avoir donné son feu vert à des assassinats ciblés, le débat qui a suivi a porté sur la légitimité de révéler ce type d’informations. Mais pas du tout sur le fond, sur le fait de procéder à des assassinats ciblés ! ».

« Depuis 2012, François Hollande, fraîchement élu président et rapidement confronté à la menace jihadiste, a décidé d’imposer progressivement une politique systématique de représailles, explique Vincent Nouzille. On est repassé à un stade de frappes et d’assassinats ciblés préventifs et réactifs d’un niveau très élevé ».

Pourtant, malgré une opinion publique qui semble acquise à la légitimité de ces frappes, aucune initiative n’emerge afin de leur donner un cadre juridique légal. Le silence retombe sur la question.

Miriam Naor (au micro), présidente sortante de la Cour suprême, et Esther Hayut (à sa droite), présidente entrante, à la Cour suprême lors du dernier jugement de Naor et la cérémonie de départ à la retraite, à Jérusalem, le 26 octobre 2017. (Yonatan Sindel/Flash90)

Distinguer assassinats ciblés et opérations clandestines

Bien sûr, précise Vincent Nouzille « quand les forces israéliennes interviennent avec un missile ou un drone, et vont cibler un responsable du Hamas, un responsable du Hezbollah, ils sont bien dans ce cadre légal israélien. En revanche si le Mossad intervient à l’étranger pour aller dézinguer un relais iranien du programme atomique, il n’a aucun cadre juridique. La règle, comme pour la DGSE, c’est « pas vu, pas pris ». Il existe une distinction entre les exécutions dans le cadre d’un guerre déclarée, proche du champ de bataille, et la guerre clandestine, terrain de jeu des services secrets.

Pour mener à terme ces opérations, les services israéliens, dont la collaboration interne est bien plus grande que celles des services français, disposent d’une « banque de cibles » alimentée en « propositions » par le Mossad, le Shin Bet et l’armée. L’exécutant sera choisi en fonction de la localisation de la cible, explique Ferey : « si c’est à Gaza, ce sera l’armée. Si c’est à Kuala Lumpur, ou à Tunis, le Mossad s’en occupera… »

La loi encadrant les assassinats ciblées est le fruit de débats entre la Cour suprême et le service juridique de l’armée israélienne, « l’un des plus importants au monde, » explique la chercheuse française qui a interrogé les principaux responsables de sa mise en oeuvre.

Elle a ainsi rencontré Daniel Beinisch, le président de la Cour supreme à l’époque, Aron Barak le président précédent, tous deux ayant mené les débats, Daniel Reisner, de la branche légale internationale de Tsahal, et le colonel Dina Arouh Chervit une des chefs du département juridique de l’armée israélienne.

Elle retrace la genèse de la loi HCJ 769/02 adoptée courant 2006 : « Au début, Israël s’est autorisé à cibler des personnes seulement avec des responsabilités politiques, mais la Cour suprême israélienne, a décidé de réduire la portée des assassinats ciblés en ne visant que des personnes qui représentaient une menace imminente, uniquement dans la durée durant laquelle ils sont une menace. Donc pas de personnalités politiques ».

Définition de la nouvelle notion de « combattants » par la Cour suprême :

« En fait, ajoute-t-elle l’idée était d’amener le Hamas à distinguer une branche politique d’une branche militaire ».

Accusé, poursuivi même, par la justice espagnole en 2006 pour une opération ciblée ayant causé de nombreuses pertes civiles, Israël prend les devants. « Quand Israël invente cette doctrine juridique, les états condamnent, notamment les Etats Unis. Ensuite c’est le retournement. Les Etats Unis vont adopter l’interprétation légale d’Israël avec quelques modifications et vont ensuite défendre cette pratique comme compatible avec le droit international ». La cour américaine se déclare finalement incompétente, et Barak Obama alors président fait adopter un entre-deux, le « play-book », une sorte de code non-officiel encadrant les assassinats ciblés.

« Le jugement de la Cour suprême établit qu’il n’y a pas de zone de non-droit sur un champ de bataille, détaille Ferey. Les terroristes peuvent être des civils participant directement aux hostilités. Israël se donne le droit de frapper des personnes non identifiées comme combattantes, car elles ne portent pas d’uniforme dans la durée où ils participent aux hostilités. Ils n’ont plus l’immunité dont bénéficient les civils parce qu’ils participent aux hostilités. La loi s’accompagne de la mise en place d’une commission qui s’occupe d’évaluer les plaintes des familles en cas d’erreur ou de dommages collatéraux. ».

La société civile israélienne ne l’a pas entendu de cette oreille. L’année dernière une deuxième pétition a été lancée contre les procédures d’assassinats ciblés menés par drone. En cause, le nombre jugé important de morts civils dans lesdites frappes.

Un garçon palestinien sur son vélo passant devant une fresque dépeignant des graffitis (de gauche à droite) du fondateur du Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) Georges Habache, le chef spirituel du Hamas, le cheikh Ahmed Yassine et le dirigeant palestinien défunt Yasser Arafat, le 21 novembre 2014 dans la ville de Gaza (Crédit : AFP / MOHAMMED ABED)

L’exécution de Salah Shehadeh le 22 juillet 2002 chef de la branche armée du Hamas, les Brigades Izz Al-Din al-Qassam via le largage par un F-16 israélien d’une bombe d’une tonne sur une zone d’habitation à Gaza qui fit 14 morts dont lui-même, et 150 blessés, a fait office de repoussoir à ces pratiques.

C’est cet assassinat ciblé qui a incité l’Espagne a ouvrir une enquête contre Tsahal, tandis qu’Israël déroulait le CV macabre de celui qu’il considérait comme l’un des plus hauts responsables du Hamas : attaques contre des militaires et des civils, production de roquettes Qassam, contrebande. La Cour suprême décida finalement d’instruire ce cas afin de précéder les procédures légales menées par des cours compétentes à l’étranger, comme l’Espagne, parfois non dénuées d’arrière-pensées politiques.

Au-delà des critiques sur l’efficacité de ces assassinats ciblés, ou sur la pertinence de les encadrer juridiquement, le journaliste israélien Ronen Bergman, travaillant aujourd’hui pour le New York Times pointe la part maléfique des extraordinaires avancées technologiques dans ce domaine.

Ami Ayalon, ancien commandant de la Marine israélienne et chef du Shin Bet, en 2008 (Crédit : Olivier Fitoussi/Flash90)

« Alors qu’un seul assassinat demandait des mois de préparation, le Mossad et le Shin Bet sont maintenant capables de planifier 4 ou 5 (assassinats ciblés) par jour, » selon un article du New York Times, à l’occasion de la sortie du livre de Bergman Rise and kill first, the secret history of Israel’s targeted assassinations.

« Vous vous habituez à tuer, » explique Ami Ayalon, patron du Shin Bet à la fin des années 1990 cité dans le livre de Ronen Bergman. « La vie humaine perd de sa valeur, et l’on en dispose sans gravité. Vous passez désormais un quart d’heure ou vingt minutes pour savoir qui vous allez tuer“.

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