Avec la chute d’Assad, le potentiel éclatement de la Syrie alimente l’espoir d’un nouveau Moyen-Orient
Pour Anan Wahabi, ex-agent des renseignements militaires de Tsahal appartenant à la communauté druze, les groupes syriens pourraient reconstruire le pays sous la forme de cantons semi-autonomes, garantissant la stabilité - et peut-être une coopération avec Israël
La chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie a été présentée comme un événement historique pour le Moyen-Orient. Mais alors que de nombreuses personnes en Syrie et dans le monde entier se sont réjouies du renversement d’un dictateur brutal, des inquiétudes ont fait leur apparition en Israël face à l’essor du groupe islamiste rebelle à l’origine de l’effondrement du régime, et face au risque que fait peser l’instabilité qui règne dans un pays voisin de l’État juif : un pays déchiré par une guerre civile – qui a commencé il y a treize ans – et par de profondes divisions sectaires.
Mais à côté de ces inquiétudes, certains voient toutefois se lever l’aube d’un nouveau Moyen-Orient dans les événements sidérants qui ont eu lieu ces derniers jours – avec un ancrage de l’Iran qui a probablement été balayé avec Assad, qui était l’un des plus importants clients de Téhéran dans la région. En lieu et place de la gouvernance du dictateur qui dirigeait le pays d’une main de fer, certains envisagent la mise en place d’une sorte de confédération souple, formée de quatre sous-états ethniques qui seraient unis par un seul et unique gouvernement central.
« L’État-nation moderne a échoué au Moyen-Orient », déclare Wahabi Anan Wahabi qui est chercheur au sein de l’Institut international de lutte contre le terrorisme (ICT) de l’université Reichman, à Herzliya. « Toutes les différentes communautés de Syrie ne pouvaient pas vivre ensemble dans un seul État national ».
Dans un entretien accordé au Times of Israel, Wahabi, qui est également colonel de réserve au sein des renseignements militaires et qui est maître de conférences en sciences politiques à l’université de Haïfa, évoque une vision de l’avenir d’une Syrie qui respecterait l’équilibre entre la diversité ethnique et religieuse du pays. Le pays comprend aujourd’hui des Arabes sunnites et chiites, des Kurdes, des chrétiens, des Druzes et des Alaouites – la minorité religieuse d’Assad.
Cette confédération permettrait de tirer parti des intérêts que peuvent avoir les puissances étrangères en Syrie – y compris Israël et la Russie, qui dispose d’un terrain d’aviation et d’une base navale importante dans le pays – en faveur de la stabilisation et du développement futurs de la Syrie, tout ouvrant potentiellement la voie à une normalisation entre Damas et Jérusalem.
« La meilleure option, pour la Syrie, c’est de suivre le modèle de la région du Kurdistan en Irak », dit-il. Le Kurdistan irakien est une division administrative semi-autonome de la République d’Irak qui avait été de facto établie en 2005, après la chute de Saddam Hussein et après l’invasion menée par les États-Unis.
Dans cette région, les Kurdes ont mis en place une démocratie parlementaire et ils ont constitué des forces armées semi-autonomes, les Peshmerga, tout en restant formellement intégrés au sein de la république irakienne.
Et ce même modèle d’autonomie régionale pourrait s’appliquer aux régions et aux communautés syriennes de façon à mettre le pays sur le chemin de la stabilité politique et du développement économique, selon Wahabi. Un processus qui pourrait avoir un impact positif pour la région toute entière – et dans lequel Israël pourrait jouer un rôle, prédit-il.
Selon Wahabi, des projets de développement économique dans le sud de la Syrie, soutenus par Israël, ont déjà été discutés lors de réunions officieuses qui ont rassemblé des universitaires israéliens et des personnalités de l’opposition syrienne intéressées par la paix. Aucun document vérifiable n’a émané de ces réunions.
Habitant du village druze de Daliat al-Carmel, dans le nord du pays et ancien employé au sein du cabinet du Premier ministre – il travaillait sur les questions de stratégie régionale – entre 2010 et 2013, Wahabi a des idées et des prédictions à partager. Des idées qu’il tire de son expérience vieille de plusieurs décennies dans les milieux militaire et universitaire, de ses relations personnelles avec les décisionnaires et de ses connaissances acquises, dit-il, « dans la compréhension des messages sous-jacents qui sont transmis à travers les déclarations et à travers le comportement politique et militaire » des acteurs de la région.
L’entretien a été légèrement révisé à des fins de clarté.
The Times of Israel : Comment la chute soudaine et stupéfiante de Bachar al-Assad a-t-elle pu se produire ?
Anan Wahabi : En ce qui me concerne, je n’ai pas été totalement surpris. Au cours de la dernière décennie, Assad a progressivement perdu le contrôle de l’État syrien. Ses soutiens iraniens ont été affaiblis par la guerre au Liban et par les représailles israéliennes [des représailles venues répondre aux attaques du mois d’avril et du mois d’octobre qui avaient pris pour cible le territoire israélien]. Maintenant que [le président américain élu Donald] Trump va entrer en fonction, l’Iran n’est pas vraiment prête à soutenir ses alliés dans la région.
Les Russes n’ont pas été surpris, eux non plus. Il semble qu’il y ait eu une coordination stratégique préalable avec les rebelles dans le but de forcer un changement profond dans la politique syrienne, de destituer Assad et de reconstruire la Syrie avec le soutien de la Russie, pour la rendre modérée, démocratique – et, espérons-le, pour qu’elle puisse intégrer le processus régional de normalisation avec Israël.
Qui, selon vous, a mené cette coordination ?
Les républicains américains préparent leur retour au pouvoir au mois de janvier et ils ont déjà défini leur plan pour le Moyen-Orient. D’après ce que j’ai compris, Trump se concentrera sur la région du Pacifique, sur la Chine et l’économie mondiale – mais avant tout sur les affaires intérieures américaines.
L’administration entrante a donc un plan pour gérer le Moyen-Orient avant l’entrée en fonction de Trump et ce plan comprend le retrait des forces iraniennes du Liban, de la Syrie et de l’Irak.
Trump a donné à l’administration Biden l’occasion de mettre un terme à la guerre au Liban et d’inscrire cette réussite dans l’Histoire en s’en attribuant tout le mérite. Mais l’avenir de la Syrie sera une question qui relèvera de la prochaine administration.
Je pense que cette stratégie pour la Syrie a été conçue et coordonnée par l’équipe de Trump avec les Russes – il y a probablement un accord caché entre les républicains et Poutine visant à mettre un terme à la guerre en Ukraine et à signer un accord de cessez-le-feu qui accordera quelques profits territoriaux à la Russie. En retour, Moscou sera autorisée à préserver son ancrage en Syrie.
Dans le même temps, l’Amérique maintiendra sa présence militaire dans l’État semi-autonome de l’Est de la Syrie, sous l’égide des Forces démocratiques syriennes qui sont placées sous la direction des Kurdes.
En prenant pour hypothèse que votre évaluation est correcte, comment envisagez-vous la Syrie de demain ?
Sur le territoire syrien, chacun imagine l’avenir différemment mais en regardant les choses d’ici, à distance, nous pouvons d’ores et déjà observer que le pays est divisé en quatre cantons. La prochaine étape sera d’officialiser cette division.
Le gouvernement central restera à Damas. Les Russes pourraient conserver le contrôle de la capitale et le contrôle du centre du pays, de la zone côtière [le cœur alaouite d’Assad, où se trouvent les bases militaires russes] et du couloir de Homs qui les relie.
Dans le nord-ouest, il pourrait y avoir un sous-état sunnite sous influence turque qui se centrera autour d’Idlib et d’Alep, et qui comprendra des régions frontalières qui sont déjà sous contrôle turc – il pourrait éventuellement s’étendre jusqu’à Hama, plus au sud.
Dans le Nord-Est, il y a déjà un canton kurde soutenu par les États-Unis. Cette région est très riche en pétrole et en activités agricoles. Elle est très importante pour l’économie syrienne.
À l’extrême sud, dans la région qui entoure la ville de Suweida, il peut y avoir un canton druze. Il s’agit d’une région triangulaire qui se trouve aux frontières d’Israël et de la Jordanie, et des idées sont déjà évoquées concernant son développement économique – avec par exemple une ligne de train vers Haïfa, une usine de dessalement de l’eau qui sera construite avec les technologies israéliennes, une eau qui est par ailleurs susceptible d’être utilisée pour le développement de l’agriculture, grâce au savoir-faire israélien.
Soutenir l’économie de ce triangle serait également très bénéfique pour la Jordanie. C’est un projet que les Américains et que les Européens peuvent soutenir.
Il s’agit donc de quatre sous-états, qui feront partie de la Syrie mais qui resteront autonomes. L’État-nation moderne a échoué au Moyen-Orient, et toutes ces communautés diverses ne pouvaient pas vraiment vivre ensemble dans un seul État national.
Comment la Turquie, qui soutient les rebelles de Hayat Tahrir al-Sham qui ont fait chuter Assad – mais qui s’oppose également à toute perspective d’indépendance pour les Kurdes – verrait-elle un autre semi-État kurde installé le long de ses frontières en Syrie, après l’Irak ?
La Turquie essaiera de s’opposer au plan des Kurdes mais pour l’instant, il est plus déterminant pour Ankara de couper l’axe iranien dans la région.
La Turquie sait également que les Arabes de la région n’apprécient pas son ingérence – des Arabes ont pu ainsi évoquer la venue d’un sultan turc qui veut aujourd’hui réoccuper la Syrie.
Les Turcs suscitent la méfiance et ils comprennent que leur influence est limitée. C’est la raison pour laquelle ils se concentreront sur le nord de la Syrie, la zone frontalière qui est la plus proche de leurs intérêts intérieurs.
Et l’Iran ?… Le soulèvement syrien a porté un coup terrible à l’axe de Téhéran dans la région et le régime iranien commence à s’inquiéter. Après l’effondrement du Hamas, du Hezbollah et d’Assad, il semble logique que Téhéran soit le prochain sur la liste. Le développement de son programme nucléaire pourrait être utilisé pour justifier une attaque contre ses structures nucléaires.
Oui, je pense que cette lecture est juste. Quand Israël a frappé le système de défense antiaérienne de l’Iran, au mois d’octobre, il s’agissait d’une attaque de représailles [venue en réponse aux frappes aux missiles lancées par la république islamique en date du 1er octobre] mais il s’agissait aussi d’un travail de préparation à la phase suivante de la guerre. Donc oui, l’Iran est menacé.
Selon moi, l’action militaire contre l’Iran entraînera un changement politique – nous assisterons au même phénomène au Liban.
Petit à petit, le Hezbollah va déposer les armes, il va s’intégrer à l’État libanais et il va participer à la reconstruction du Liban. Il fait déjà partie de l’État et du gouvernement libanais. Il finira par abandonner sa stratégie de libération [de Jérusalem]. Et plus tard, le Liban intègrera l’accord de normalisation avec Israël, tout comme ce sera le cas également de la Syrie.
Est-ce que les Druzes de Syrie, qui ont largement soutenu Assad, craignent aujourd’hui que le pays puisse être dirigé par un groupe islamiste radical tel que Hayat Tahrir al-Sham, un groupe qui pourrait persécuter les minorités religieuses ?
Oui, bien sûr, on craint que le futur gouvernement soit sous l’influence des radicaux. Mais nous entendons des voix de l’opposition dire que les groupes islamistes ne feront pas partie du prochain gouvernement et que les rebelles ont l’intention de reconstruire le pays sous la forme d’un pays démocratique, qu’ils ne veulent pas remplacer un régime autoritaire par un régime islamiste.
Si on se penche sur l’histoire de la Syrie, on constate que les Syriens sont beaucoup plus libres et libéraux que les islamistes. La Syrie a toujours été un pays diversifié, avec de nombreux groupes ethniques. Ce multiculturalisme peut redevenir demain la richesse de la société syrienne et il est susceptible de garantir que le prochain État sera à la fois démocratique et libéral.
Un État druze semi-indépendant a existé dans la région de Suwayda de 1921 à 1936. Que signifierait pour vous, en tant que Druze israélien, de voir les Druzes de Syrie recréer leur propre État semi-autonome ?
Au cours des 76 dernières années, les Druzes d’Israël sont devenus des Israéliens ; nous avons le sentiment d’appartenir à l’État d’Israël. Et nous sommes très utiles à l’État juif sioniste. Nous comprenons la culture et la langue du Moyen-Orient et nous apportons une grande contribution à la diplomatie, au renseignement et à l’intégration d’Israël dans la région.
Si l’occasion se présente de construire un État druze, je prendrai part à ce processus, mais je reviendrai ici pour mourir en tant qu’Israélien.
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