Ayman Odeh veut être le Martin Luther King d’Israël
Le leader arabe défend un programme pragmatique, centré sur les droits civiques ; quitte à mettre un peu de côté la lutte nationaliste
Les Arabes israéliens sont une nation à part. Ils vivent généralement dans des villes séparées, fréquentent des écoles en langue arabe séparées et se marient dans leurs propres tribunaux religieux musulmans et chrétiens. Et ils sont presque totalement absents de ces pierres angulaires identitaires, telles que le service militaire, qui contribuent à souder entre elles les autres communautés israéliennes.
Ce clivage ethnique frappant est accepté presque sans aucune remise en question, comme un fait de base de l’expérience israélienne.
Et c’est ce qui rend si surprenant le cas d’Ayman Odeh, le plus récent et le plus puissant député arabe de la Knesset.
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Odeh, 40 ans, dirige la plus grande faction parlementaire arabe de l’histoire d’Israël, la Liste arabe unie (et le plus grand parti de la Liste commune – le parti socialiste Hadash). Il compte bien utiliser cette position sans précédent pour réinventer radicalement le fossé entre Arabes et Juifs.
« Nous croyons dans chaque fibre de notre être, que nous sommes les enfants de cette terre », entame Odeh dans une conversation avec les journalistes du Times of Israel cette semaine.
« Peut-être nous trompons-nous. Peut-être que mon grand-père m’a menti. Peut-être que le grand-père de mon grand-père lui avait menti. Peut-être que nous n’étions pas ici il y a même 200 années – et peut-être que nous sommes des descendants de Canaan d’il y a 3 000 ans. Tout est possible. Mais nous croyons que nous sommes les enfants de ce pays, tout comme les Juifs croient [qu’ils le sont]. »
Que fait-il de la croyance concurrente des Juifs ?
« Je peux débattre en tant que marxiste sur la question de savoir s’il y avait une nation juive mondiale il y a 200 ans, ou si c’était juste une religion. Mais cela n’a pas d’importance. Nous sommes tous deux ici maintenant, deux nations. Tout le monde croit [que son côté] est lié à la mère patrie. Je suis intéressé par ce que vous croyez, pas par la façon dont je vous définis, d’accord ? [Vous avez] une terre, un peuple, une culture, une histoire commune, une langue commune, une économie partagée – alors vous êtes une nation. Si vous croyez que vous êtes une nation, alors je vous accepte en tant que nation. »
Dans ses conversations avec les Juifs, deux choses sont devenues claires. Tout d’abord, de son propre aveu, il ne craint rien tant que de gaspiller du temps dans des débats stériles sur les narratifs nationaux. Il y a peu à gagner à laisser les différends sur l’histoire arabe prendre le pas sur le développement, la prospérité et l’égalité à l’époque actuelle de cette population.
Deuxièmement, et plus dramatiquement, Odeh croit avec force que l’avenir arabe israélien sera israélien. À cette fin, il a entrepris de construire une nouvelle politique arabo-juive – pas avec le secteur post-sioniste (négligeable) qui vote déjà pour lui, mais avec le courant sioniste qui le regarde avec méfiance à travers le prisme du clivage ethnique.
Son entrevue avec le Times of Israel est dominée par cette impulsion, par son message aux Juifs.
Il commence par se dérober aux questions qui portent sur l’identité nationale. « Je fuis les symboles. Je pense que ceux qui ne veulent pas résoudre les problèmes ont recours aux symboles. Je recherche le contenu. »
Décrivant son programme, Odeh se classe comme un champion non violent des droits civiques, dans la veine de Martin Luther King Jr. aux États-Unis.
Il se rappelle de sa jeunesse de militant, de son interrogatoire aux mains de l’agence de renseignements du Shin Bet – un shandah pour ses parents intégrationnistes – et de la rage qui l’a finalement amené à se bagarrer avec la police dans les manifestations. C’est seulement quand sa colère s’est usée jusqu’à la corde, conclut-il, que sa seule façon d’avancer s’est orientée vers le travail avec les Juifs.
« A la fin 1998, je fus élu au conseil de la ville de Haïfa. Je suis comme Malcolm X… J’étais tout le temps Malcolm X. Il m’a fallu trois à quatre ans pour passer de Malcolm X à Martin Luther King. J’adorais la colère. Mais ma tête, et mon parti, voulaient un discours différent […] Et mon langage était si dur, si agressif. »
Ces derniers mois, dans sa quête de « contenu », il a mis sur pied une longue liste de problèmes et d’inégalités auquels il espère attaquer – le transport, l’éducation, la prévention du crime, la construction de nouvelles villes arabes.
Le programme d’Odeh contient « 80 questions non idéologiques », chacune destinée à « combler les lacunes » entre Arabes et Juifs. Une grande partie du travail des députés arabes a consisté à se plaindre de ces problèmes. Odeh dit qu’il veut les résoudre. Et cela signifie vendre ses solutions aux Juifs.
« Quiconque veut promouvoir la question de l’égalité pour la population arabe doit convaincre 30 % des Juifs du pays. Et les autres 30 % n’ont pas besoin d’être d’accord, mais au moins d’être prêts à écouter. Le premier tiers est crucial. Donc, je parle toujours au public juif, pour le convaincre d’au moins une partie de ce que je dis. »
Odeh espère que son programme passera à la Knesset grâce à l’ouverture et à l’empathie de ses collègues juifs, mais aussi car l’intérêt juif sera reconnu.
« Je pose la question : quand les Juifs de Tel Aviv et de Jérusalem commenceront-ils à bénéficier de mon plan ? Pas seulement à bénéficier de la résilience morale ou sociale [d’une plus grande égalité] – ce qui arrivera dès le premier jour – mais de la résilience économique. La réponse : après deux ans et demi. Un Arabe qui travaille paie aussi des impôts. C’est bon pour vous [les Juifs]. Un Arabe qui ne travaille pas prend l’argent de l’assurance nationale de ma poche, et pas seulement de la vôtre. Je travaille aussi », sourit-il.
La revanche des symboles
Odeh revient à plusieurs reprises sur son aversion pour les « symboles ».
Il y a un traumatisme inévitable au cœur de la politique arabe israélienne. Les Arabes ne sont pas des immigrants de l’Etat d’Israël. Leur expérience de l’indépendance juive est l’expérience d’un Etat qui n’est pas le leur, qui se développe autour d’eux et malgré eux, qui déplace leur narratif et dans la foulée un pourcentage non négligeable de leurs compatriotes.
Et donc, la participation dans les institutions et la vie nationale israélienne comporte des tensions dépassant celles vécues par de nombreuses minorités. Vu que le traumatisme du déplacement n’a pas encore été résolu – l’indépendance palestinienne est restée lettre morte, les réfugiés continuent de se languir dans des camps éloignés – les politiciens arabes israéliens, en dépit de leur citoyenneté, malgré le serment qu’ils prononcent en entrant à la Knesset, se retrouvent à contrecœur comme des participants à l’histoire nationale de quelqu’un d’autre.
Donc, il y a quelque chose de doublement extrémiste dans le programme d’Odeh – dans son ascension au pouvoir. Non seulement c’est un intégrationniste, mais il a le poids politique pour réaliser potentiellement au moins une partie de son programme.
Et c’est là que les symboles entrent en jeu.
Prié de dire si, avec son discours sur des narratifs légitimes des deux côtés, il croit réellement que les Juifs méritent leur propre État-nation dans ce pays, la réponse d’Odeh n’est ni courte, ni ambivalente.
« Nous devons tous savoir et intérioriser que la situation est compliquée. Le peuple juif n’a pas continué [à vivre ici] pendant 2 000 ans avec un Etat et qu’il n’y a pas d’autre peuple coincé au milieu [du discours juif]. Et les Palestiniens doivent savoir à quel point la situation est complexe. »
« Une partie de la réponse est que moi, Ayman, je dois accepter dans la constitution d’Israël qu’Israël a honoré le droit à l’autodétermination de la nation juive. Je dois signer ça. Et l’Etat palestinien honorera le droit à l’autodétermination de la nation arabe palestinienne. »
Ce qui peut sembler une reconnaissance devant un public juif – qu’Israël est l’accomplissement des droits nationaux juifs – est une déclaration dramatique pour l’homme qui est le chef titulaire des Arabes israéliens.
Mais alors, comme il le fait si souvent, Odeh complique les choses pour les Juifs. Sa reconnaissance de la raison d’être d’Israël, dit-il gravement, « ne doit pas heurter le moindre droit civil et national des Arabes de l’Etat d’Israël ».
« Maintenant, vous êtes tous bien sûr en faveur des droits civils », il fait un geste de la main dédaigneux.
« En réalité, les droits civils sont plus importants que les droits nationaux. Ils sont le contenu, le jour-le-jour : le travail, la vie. Mais les gens sont sensibles aux droits nationaux ». Ils sont « psychologiques » et « émotionnels », et résonnent trop puissamment pour être ignorés, dit-il.
Une conversation qui a commencé avec les symboles prend un tour nettement symbolique.
« Imaginez si l’arabe n’était pas une langue officielle en Israël. Et si moi, aujourd’hui, en 2015, dans la nouvelle Knesset, devais présenter un projet de loi faisant de l’arabe une langue officielle. Je suis certain que 90 députés sauteraient et diraient : pas question. C’est l’Etat juif. Nous n’avons aucun autre Etat. Et un député me dirait : Vous avez 22 autres Etats. »
« Maintenant, imaginez que j’arrive avec la chutzpah [culot] israélienne et demandais également des panneaux de rue arabes, pas seulement à Shfaram et Nazareth, mais aussi à Jérusalem et Tel-Aviv. Non seulement ils ne seraient pas d’accord, mais ils diraient que je suis fou. »
« Mais c’est un fait que l’arabe est une langue officielle. Il y a des signalisations en arabe à Jérusalem, Tel-Aviv et à Nazareth, et les gens ne le remarquent même pas. »
Il est souvent difficile de dire si Odeh critique les Juifs israéliens ou les loue.
« Je vous dis que les Arabes jouissent déjà de droits nationaux dans cet Etat. La langue est le droit national le plus important, et l’arabe est reconnu par l’État. Alors, quel est le problème de parler de droits nationaux ? »
« C’est leur hymne »
Les droits nationaux arabes sont sans danger pour les Juifs, insiste-t-il. Et fort de cette affirmation rassurante, Odeh commence à esquisser les changements importants – et symboliques – que les Juifs israéliens doivent faire pour que leur Etat puisse devenir un foyer convenable pour ses minorités.
L’hymne même d’Israël, qui parle d’une « âme juive » qui aspire à la terre d’Israël, en est un exemple.
Odeh a fait sensation le mois dernier, quand il est resté ostensiblement dans le plénum de la Knesset, silencieux, lors du chant de l’hymne israélien Hatikva à la cérémonie d’ouverture de la 20e Knesset. La plupart des législateurs de sa faction sont sortis.
« Cela me fait mal de me lever pour l’Hatikva. Quelle connexion puis-je avoir à l’Hatikva », dit-il.
Alors, pourquoi s’est-il levé ? « Je le regrette souvent. Mais je voulais laisser une ouverture à plus de dialogue. Je veux respecter mes collègues – c’est leur hymne – les gens avec lesquels je travaille. »
Il marque une pause. Puis affirme : « Mais il y a autre chose, qui est extrêmement sensible. Il y a la question de la citoyenneté dans l’Etat dont je suis un citoyen. Je me suis dit : ‘Je vais prendre la citoyenneté au sérieux’. Je désapprouve le contenu de l’hymne. Mais si c’est l’hymne de l’Etat dans lequel je me bats pour la pleine citoyenneté… » Il se tait un instant.
« Mais une partie de la citoyenneté véritable et pleine est d’avoir un lien quelconque avec l’hymne. [Prenons] un autre hymne – il y a des pays dans le monde avec deux hymnes – ou modifions quelque chose. »
Il a même eu une suggestion pour un nouvel hymne : les premières strophes du poème « Je crois » du poète sioniste Shaul Tchernichovsky – une source juive sioniste, un message universel.
Nullement intimidé, même pénétré, Odeh commence à réciter la deuxième strophe du poème : « Car mon âme aspire encore à la liberté, / Je ne l’ai pas vendue à un veau doré / Car je crois toujours en l’homme, / Et en son esprit, qui est fort. »
« C’est moi, soupire-t-il. Mais nous n’en sommes pas encore là. »
En effet, pour Odeh, Israël s’oriente dans la direction opposée, se soucie obsessionnellement des droits des Juifs et défend des lois comme celle de « l’État-nation » pour les renforcer, au détriment de ceux des Arabes.
« Allez sur Google et cherchez ‘droits nationaux des minorités’. Vous trouverez beaucoup de liens, conventions, toutes sortes de choses. Maintenant, tapez ‘droits collectifs – ou nationaux – des majorités’ et vous verrez que Google ignore de quoi vous parlez. »
« Il n’y a que dans l’État d’Israël que vous trouverez une majorité qui cherche toujours à renforcer ses droits nationaux. Les majorités sont censées être ouvertes, tolérantes. Concédez-moi au moins cela. Vous êtes si forts et je suis si faible que je dois vous supplier de récupérer les armes illégales dans mes rues. Vous avez Dimona [l’arsenal nucléaire d’Israël], la cinquième armée du monde. Mais avec toute votre force, vous vous sentez faibles. Vous voulez être une majorité, être forts, vous sentir faibles, agir comme une minorité. Vous ne me laissez pas de place. Et c’est une chose qui nous étouffe. Nous sommes faibles, mais n’avons pas les privilèges de la faiblesse. »
« Bâtissons autre chose. Soyons un exemple. Vous êtes les forts. Vous avez le gouvernement, la police, l’économie. Tout est à vous. Vous avez la possibilité et la force d’être moraux. Utilisez-la. »
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David Horovitz, rédacteur en chef et fondateur du Times of Israel