Censure : « Maus », les nazis et Shylock évoqués lors d’une audience du Sénat US
Ce débat fait suite à l'action d'organisations de "défense des droits des parents", qui estiment que des milliers de livres des bibliothèques scolaires ne conviennent pas aux jeunes
JTA – Les autodafés de livres perpétrés par les nazis, les attaques antisémites contre des lycéens et Shylock ont en commun d’avoir été invoqués lors d’une audience du Sénat sur l’interdiction des manuels scolaires, mardi matin.
Le Capitole s’est ainsi penché sur la question du degré souhaitable de contrôle parental sur les ouvrages auxquels leurs enfants peuvent accéder au sein de leur école et des bibliothèques publiques et sur la question additionnelle de savoir si le retrait d’un livre suite à leur action constitue à proprement parler une « interdiction ».
L’audience fait suite à l’action d’un mouvement national d’organisations de « défense des droits parentaux », parfois encouragé par des législateurs Républicains, qui remet en cause des milliers de livres accessibles dans les bibliothèques scolaires, au motif qu’ils ne sont pas appropriés aux jeunes. La grande majorité de ces livres traitent des questions de race, genre et sexualité mais des ouvrages juifs sont également pris dans la nasse, à l’instar du roman graphique sur la Shoah « Maus » ou de celui inspiré du journal d’Anne Frank, qui ont tous deux fait couler beaucoup d’encre.
« Les extrémistes continuent de s’en prendre à des romans graphiques populaires comme ‘Maus’ et d’autres », a déclaré le Démocrate de l’Illinois Dick Durbin, président de la commission judiciaire, lors de son discours d’ouverture. Le roman graphique qu’Art Spiegelman a consacré à l’histoire de ses parents, survivants de la Shoah, a été le tout premier ouvrage cité à l’audience, suivi de près par des textes comme « La Servante écarlate » de Margaret Atwood et « Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage » de Maya Angelou.
« Restreindre l’accès à un livre sur l’antisémitisme ou le racisme ne protège pas les étudiants de l’histoire telle qu’elle a eu lieu ou de la réalité, qui est la haine existe toujours », a déclaré Durbin, avant de passer la parole au Secrétaire d’État Démocrate de l’Illinois, pour son témoignage. L’Illinois a récemment adopté une loi permettant de s’opposer aux interdictions de livres en révoquant les fonds de l’État aux bibliothèques qui retirent des livres des rayonnages pour des raisons partisanes ou idéologiques.
Une vidéo de l’audience produite par les Démocrates du Sénat évoque le cas très médiatisé d’un district du Tennessee qui a retiré « Maus » de son cursus secondaire, avec une citation de Spiegelman à l’appui. « Maus » a également été retiré d’autres districts, dans le Missouri, l’Iowa et ailleurs.
L’un des témoins de la majorité Démocrate du panel est un étudiant juif engagé en faveur de l’accès aux livres du nom de Cameron Samuels. Samuels, qui est non binaire et utilise un pronom pluriel, a expliqué que la remise en cause de « Maus », dans leur lycée de Katy, au Texas, avait toutes les allures d’une attaque contre leur identité juive.
« Quand Katy a remis en cause ‘Maus’, d’Art Spiegelman, je n’ai pas compris comment ces souris dessinées, avançant, nues et honteuses, vers les chambres à gaz pouvaient avoir été considérées comme des figures sexuelles par les détracteurs de l’ouvrage », a déclaré Samuels, étudiant de premier cycle à l’Université Brandeis qui a reçu le prix Teen Tikkun Olam de la Fondation de la famille Helen Diller.
« Mes ancêtres ont fui les persécutions religieuses en Eurasie. J’ai fait face à trop de remarques antisémites à l’école pour pouvoir toutes me les rappeler », a poursuivi Samuels. « Des camarades de classe m’ont dit que la Shoah n’avait jamais existé. Nombre d’entre eux ne connaissent pas de Juifs, et ce qu’ils savent du judaïsme, ils l’ont appris via les médias, qui véhiculent souvent de forts stéréotypes. Des livres comme ‘Maus’ sont riches d’enseignements précis sur ce qu’est l’identité juive. »
« Si cet ami avait connu l’ampleur réelle de la Shoah », a poursuivi Samuels, « peut-être aurait-il réfléchi à deux fois avant de m’asperger d’eau de Cologne, en disant qu’il « gazait un Juif ».
Durbin et Samuels ont par ailleurs invoqué les autodafés de livres de l’Allemagne nazie, comme arguments pour contrer les demandes d’interdiction de livres émanant des parents d’élèves. Les conservateurs présents à l’audience ont contesté la définition de « l’interdiction des livres » et la pertinence de la comparaison avec les nazis.
« L’école publique où j’ai étudié n’avait pas ‘Mein Kampf’. Avait-il été interdit ? Je l’ignore », a témoigné Max Eden, chercheur à l’American Enterprise Institute et témoin conservateur à l’audience, en parlant du manifeste d’Hitler. « J’ai lu quelques livres sur cette époque depuis, et je n’ai encore rien lu sur le moment où le parti nazi a forcé les écoles à consigner certains livres dans les bureaux des conseillers d’orientation. »
Nicole Neily, présidente de l’organisation conservatrice de défense des droits des parents « Parents Defending Education », a également contesté cette comparaison, affirmant que « les titres et documents de recherche d’organisations militantes ont intentionnellement tracé un parallèle entre les autodafés de livres de la Seconde Guerre mondiale et ce qui se passe dans les écoles américaines de la maternelle à la Terminale ».
Plus tard, évoquant les parents musulmans du Maryland et du Michigan qui se sont organisés pour remettre en cause les livres sur la sexualité accessibles dans leur district scolaire, Neily a ajouté : « Faire un parallèle entre mon refus que mon enfant soit forcé de lire un ouvrage et les autodafés de l’Allemagne nazie est hypocrite et malhonnête. »
Au cours de son témoignage, Neily a également affirmé que la mission des bibliothécaires et militants de la liberté de lire était de « prendre une livre de chair » aux parents qui remettent en cause ces livres et de les « clouer au pilori, en place publique ». L’expression « livre de chair » est tirée de l’oeuvre « Le Marchand de Venise », de William Shakespeare, et de son personnage Shylock, représentation antisémite d’un prêteur juif qui exige une livre de chair d’un client incapable de payer ses dettes.
Ont pris part à l’audience des Sénateurs Républicains du Tennessee, de l’Iowa, du Missouri et de la Caroline du Sud, États où des livres juifs, comme « Maus » ou « L’Homme de Kiev », de Bernard Malamud, sont remis en cause voire déjà retirés des rayonnages des écoles publiques. Aucun n’a parlé de ces livres. Nombre d’entre eux ont utilisé leur temps de parole pour reprocher aux éditeurs, aux entreprises technologiques et à l’administration Biden de museler la voix des conservateurs ou parlé de tout autre chose, comme la réforme de la politique d’immigration. John Kennedy, Sénateur Républicain de Louisiane, a fait sensation en utilisant son temps de parole pour lire des passages sexuellement explicites de deux livres fréquemment contestés sur le thème LGBTQ, à savoir « Genre queer » et « Lawn Boy ».
Ce n’était pas la première fois que l’interdiction de « Maus » était invoquée au Capitole. Cette année déjà, le chef de la minorité Démocrate à la Chambre, Hakeem Jeffries, avait déclaré : « Les républicains extrêmes de MAGA [NDLT: Make America Great Again, slogan popularisé par l’ex-président Trump] veulent faire interdire les livres sur la Shoah », en brandissant un exemplaire de « Maus » lors d’une conférence de presse. Jeffries s’opposait à un projet de loi de la Chambre, adopté par les Républicains, accordant aux parents une influence accrue sur le choix des livres éducatifs de leurs enfants.