Comment la poésie a – littéralement – sauvé la vie d’un fabuleux auteur yiddish
En 1944, Avraham Sutzkever et son épouse Freydke avaient traversé un champ de mine pour aller à l'avion qui leur promettait la liberté, marchant au rythme d'un mètre poétique
![Abraham Sutzkever, à droite, avant la seconde guerre mondiale à Vilnius, en Lituanie (Autorisation/via JTA) Abraham Sutzkever, à droite, avant la seconde guerre mondiale à Vilnius, en Lituanie (Autorisation/via JTA)](https://static-cdn.toi-media.com/fr/uploads/2019/07/7-24-19-Abraham-Sutzkever-as-a-young-man-e1564049517462-1024x640.jpg)
MINSK, Biélorussie (JTA) — Lorsque le poète Yiddish Avraham Sutzkever avait clamé que la poésie lui avait sauvé la vie, c’était finalement dans un sens bien plus littéral que ce qu’un grand nombre de personnes avaient pu penser.
En 1944, Sutzkever et son épouse, Freydke, avaient dû traverser un champ de mines pour atteindre l’avion qui allait leur ouvrir la porte de la liberté. Ce faisant, ils avaient avancé au rythme de mètres poétiques – court, court, long et parfois long, court, long.
Ses poèmes consacrés à la Shoah, à Vilnius, et les textes en yiddish inestimables qu’il avait réussi à sauver des nazis avaient amené les autorités soviétiques – et probablement Staline lui-même – à envoyer non pas une, mais deux missions de secours dans la Lituanie occupée par l’Allemagne nazie pour exfiltrer le couple Sutzkever vers Moscou.
Deux années plus tard, il avait témoigné, en Allemagne, lors des procès de Nuremberg, au cours desquels les criminels nazis avaient été traduits en justice pour le compte de l’Union soviétique.
Presque une décennie après sa mort survenue en Israël en 2010, la vie hors-norme de Sutzkever est pour la toute première fois portée à l’écran dans un documentaire qui a été co-produit par sa petite-fille, Hadas Calderon-Sutzkever, avec un financement de la Claims Conference.
« On peut prendre la vie de Sutzkever de long en large et elle reste le guide stupéfiant des moments les plus dramatiques de l’histoire juive du 20ème siècle », dit Ruth Wisse, spécialiste du yiddish, évoquant le documentaire intitulé « Miel noir : La vie et la poésie d’Avraham Sutzkever ».
Il a remporté le prix de Yad Vashem récompensant les films sur la Shoah lors du Festival du film de Jérusalem, cette année.
Les récits de vie de Sutzkever dans le ghetto de Vilna, en Lituanie, sur lequel il a écrit des poèmes descriptifs, font partie des témoignages les plus inhabituels et les plus bouleversants de cet enfer sur terre. Seulement 1 % des 40 000 prisonniers environ avaient survécu.
L’un des poèmes, « le professeur Mira », raconte de manière déchirante la manière dont Mira Bernstein, enseignante, se préoccupait des enfants qu’elle avait pris en charge dans le ghetto – les orphelins dont les parents avaient été assassinés – et dont le nombre s’amenuisait jour après jour.
Sutzkever avait nommé l’une de ses deux filles Mira en hommage à cette femme.
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Un autre poème détaille la manière dont les partisans avaient fait des larges plaques de plomb de l’imprimerie Rom de Vilnius des armes parce « que le courage que montrent les Juifs dans les mots doivent trouver un écho dans le monde des balles », avait écrit Sutzkever.
Et d’autres vers racontent comment Bruno Kittel, officier nazi qui avait été chargé de superviser le ghetto de Vilna, avait exécuté un homme en tenant un pistolet d’une main et en jouant du piano de l’autre.
Ecrire le ghetto – il avait commencé à dater ses poèmes et à en composer un presque chaque jour depuis le jour son incarcération, en 1941 – n’était pas venu naturellement à Sutzkever.
Avant la guerre, il avait consacré son attention à la beauté de la nature, s’était-il souvenu lorsqu’il avait eu l’occasion d’évoquer son enfance en Sibérie, ce qui avait fait de lui un étranger de la scène littéraire yiddish de Vilnius, plus tournée vers des thématiques socialistes et politiques.
Dans le ghetto, les poèmes de Sutzkever étaient devenus macabres, particuliers, personnels. L’exemple le plus terrifiant est ce poème où l’artiste se souvient avoir étreint le corps sans vie du premier enfant qu’il avait eu avec Freydke. Né dans l’hôpital du ghetto, l’enfant avait été empoisonné immédiatement après avoir vu le jour par les nazis, qui y interdisaient les naissances.
« J’ai voulu t’engloutir, mon enfant/Sentant ton petit corps refroidir entre mes doigts/tout comme si j’y serrais un verre de thé chaud », avait-il écrit.
La mère de Sutzkever avait également été assassinée à proximité du ghetto et il devait aussi évoquer sa mort. Son père était décédé en Sibérie lorsque lui-même avait sept ans, mettant la famille dans l’obligation de s’installer à Vilnius.
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Dans ce qui semble avoir été une illusion induite par le traumatisme, Sutzkever avait déclaré qu’il avait eu la certitude qu’écrire une poésie d’excellence le rendrait indestructible aux yeux des nazis. Ce qui peut également expliquer la volonté extraordinaire dont il aura fait preuve pour risquer sa propre vie.
En tant qu’écrivain dans le ghetto, il avait été chargé en 1943 de trier et de répertorier les écrits juifs que les nazis voulaient préserver pour leurs archives sur l’annihilation des communautés juives européennes.
Mais Sutzkever et quelques autres membres de la « brigade des papiers » avaient mis en péril leur propre existence pour faire sortir et dissimuler des écrits inestimables qui se trouvent aujourd’hui, grâce à eux, en Israël.
En 1943, Sutzkever et son épouse avaient fui le ghetto.
Durant cette échappée, une sentinelle allemande avait remarqué Sutzkever après le couvre-feu, s’était rappelé le poète. Au lieu de courir ou de supplier d’être laissé en vie, il s’était dirigé vers l’Allemand et lui avait dit : « Heureux de vous rencontrer. Savez-vous où je puis me rendre, où il n’y ait pas d’Allemands ? »
L’homme l’avait laissé partir et une femme non-juive l’avait caché dans une cave dont elle avait fait une réserve de pommes de terre jusqu’à ce qu’il rejoigne les partisans.
Chez les partisans, ses poèmes et certains documents qu’il avait sauvés étaient arrivés jusqu’à Moscou, apportant une première preuve effrayante de ce qu’étaient en train de subir les Juifs en Lituanie.
Les textes étaient tombés entre les mains de personnalités déterminantes de la scène littéraire de Moscou pendant la guerre, et notamment entre celles de l’écrivain juif Ilya Ehrenburg, l’un des rares intellectuels auxquels Staline avait accordé sa confiance.
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En 1944, un avion de l’Armée rouge avait été envoyé pour faire sortir le couple Sutzkever du pays, aux abords du camp des partisans où Freydke était infirmière. Il avait été abattu par les défenses anti-aériennes allemandes.
Un deuxième avion avait ensuite été envoyé. Sutzkever et son épouse avaient dû traverser un champ de mines pour arriver jusqu’à l’appareil.
« Une partie du temps, j’ai marché en anapeste. A d’autres moments, j’ai marché en amphibraque », avait raconté Sutzkever à son amie et traductrice Dory Manor, se référant à des lignes de métrique en poésie.
Alors que Freydke marchait dans ses propres empreintes de pas, « je me suis immergé dans un rythme mélodique, et c’est à ce rythme que nous avons marché un kilomètre, à travers un champ de mines, et que nous nous en sommes sortis », devait écrire ultérieurement Sutzkever.
Il transportait avec lui une valise faite de métal provenant des ailes du premier avion qui était venu à leur secours (elle contenait des documents historiques, et notamment le programme d’un concert à Moscou).
Deux années après son exfiltration – qui avait fait la Une du quotidien du parti communiste, la Pravda – Sutzkever avait témoigné aux procès de Nuremberg, en Allemagne. Il avait voulu témoigner en yiddish mais les autorités soviétiques l’avaient obligé à s’exprimer en russe.
En 1947, les Soviétiques avaient autorisé Sutzkever à émigrer. New York, où il aurait été chaleureusement accueilli sur la scène littéraire yiddish de la ville, aurait pu s’imposer comme un choix évident.
Mais le couple avait préféré se rendre dans l’Israël pré-étatique, déchiré par la guerre, où le yiddish était marginalisé par un gouvernement qui le rejetait en tant que conséquence répugnante d’existences passées dans la diaspora.
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Sutzkever avait alors créé un hebdomadaire en yiddish très respecté en Israël, Di Goldene Keyt (« la chaîne en or »), qui devait rester actif jusqu’à sa disparition en 1995.
Au sein de l’Etat juif, Sutzkever avait été reconnu très tôt comme l’un des plus grands poètes yiddish – Dan Miron, spécialiste et critique littéraire du yiddish, avait estimé qu’il était « le roi de la prose en yiddish de la seconde moitié du 20e siècle ».
Mais à sa mort, à l’âge de 96 ans, Sutzkever restait encore inconnu des amoureux de la littérature traditionnelle israélienne, même après avoir remporté la plus haute distinction littéraire du pays, le Prix Israël, en 1985.
Le refus de Sutzkever de voir un documentaire réalisé à son sujet pendant sa vie aura été typique de l’humilité qui caractérisait le poète – et qui, à un certain degré, garantissait son relatif anonymat, explique Chaim Chesler, le co-fondateur de l’organisation culturelle du Limmud FSU.
Au mois de mai, le Limmud FSU a projeté « Miel noir » à Minsk, en Biélorussie. C’était une première dans l’ex-Union soviétique (la prochaine projection du film, aux Etats-Unis, aura lieu le 15 septembre au Camp Olami, au centre communautaire juif de Minneapolis.)
Sutzkever n’avait pas perdu sa faconde dans son nouveau pays et il avait composé l’un des poèmes les plus longs et les plus complexes consacrés à la guerre d’indépendance israélienne : « Terre spirituelle ».
Et soudainement, « il aura été capable de se renouveler et de renouveler la poésie yiddish avec des matériels sans précédent », avait estimé Benny Mer, auteur et traducteur yiddish.
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