Comment la République dominicaine a été un refuge pour les Juifs pendant la Shoah
Un millier de Juifs sont arrivés sur les côtes de ce pays insulaire. Il reste peu de vestiges de cette époque et un petit musée juif aimerait que le gouvernement l’aide à rouvrir ses portes
SOSUA, République dominicaine (JTA) – Assis à l’intérieur d’une petite synagogue en bois, à deux pas de Playa Alicia, où les touristes sirotent du punch au rhum en regardant les catamarans glisser sur l’eau, Joe Benjamin raconte une histoire édifiante – et pourtant oubliée – de la Shoah.
« J’ai fait ma bar-mitzvah ici même », dit-il en montrant un podium à l’avant du sanctuaire de La Sinagoga de Sosua, construite au début des années 1940 pour répondre aux besoins spirituels de quelque 750 Juifs allemands et autrichiens.
À l’époque, la République dominicaine était le seul pays au monde à offrir l’asile à des réfugiés juifs en grand nombre, ce qui lui a valu le surnom de « Sion des tropiques ».
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Benjamin, 82 ans, est président de la communauté juive de Sosua et l’un des quatre survivants de la deuxième génération de cette ville balnéaire touristique de la côte nord de la République dominicaine. Ses parents étaient des immigrants juifs qui ont établi une colonie agricole entre 1940 et 1947 sur une plantation de bananes abandonnée surplombant l’océan Atlantique.
« Quand je parle de ça, j’ai la chair de poule », confie Benjamin. « C’est un trait distinctif de la République dominicaine. C’est le seul pays à avoir ouvert ses portes aux Juifs. »
A la Conférence d’Évian, en 1938 en France, à laquelle participent des représentants de 32 pays pour examiner le problème des réfugiés juifs allemands et autrichiens désireux de fuir les persécutions nazies, la République dominicaine fait savoir qu’elle acceptera jusqu’à 100 000 réfugiés juifs. Au total, 5 000 visas seront délivrés, mais un peu moins d’un millier de Juifs se rendront finalement en République dominicaine, située sur la même île qu’Haïti, à quelque 1 300 kilomètres au sud-est de Miami.
Benjamin naît en 1941 à Shanghai, seule entité en dehors de la République dominicaine à avoir accepté un grand nombre de réfugiés juifs au moment de la Shoah. Ville alors divisée, Shanghai n’impose pas de visa à l’entrée. Quelque 20 000 réfugiés juifs y immigrent, parmi lesquels les parents de Benjamin, qui ont fui l’Allemagne nazie en 1939.
En 1947, alors que la guerre civile fait rage en Chine, le père de Benjamin réalise que le pays « devient difficile » et cherche un autre endroit pour élever ses deux enfants.
« Je pense que mon père a lu dans un journal qu’il existait une colonie de réfugiés juifs en République dominicaine », dit-il. « Mon père n’avait aucune idée d’où cela se trouvait, mais il a dit : ‘J’y vais’. »
La famille de Benjamin prend le bateau pour se rendre de Chine à San Francisco, puis un train à Miami, avant de s’envoler pour Saint-Domingue, capitale de la République dominicaine. À cette époque, la ville s’appelle Ciudad Trujillo, du nom du dictateur à la tête du pays, le généralissime Rafael Trujillo, qui dirigera la République dominicaine de 1930 jusqu’à son assassinat, en 1961.
Les historiens estiment que ce qui pousse le dictateur dominicain à accepter ces réfugiés juifs, à une époque où tant de pays – États-Unis, Canada et Royaume-Uni en tête – leur tournent le dos, est bien davantage l’opportunisme que l’altruisme. Trujillo aurait voulu redorer son blason sur la scène internationale, suite au massacre de 20 000 Haïtiens d’origine africaine par les troupes dominicaines, en 1937. Par ailleurs, Trujillo aimait l’idée d’accueillir ces immigrants, pour la plupart instruits, et qui « blanchiraient » la population de son pays.
« C’était un dictateur cruel », explique Benjamin à propos de Trujillo. « Mais ce n’est pas à moi de juger. Parce que pour nous, il a sauvé des vies. Si vous vous noyez et que quelqu’un vous lance une corde, vous vous y accrochez. Vous ne demandez pas ce qui motive votre sauveur. Vous tenez bon. »
En 1947, Benjamin fait partie de la dernière vague de réfugiés juifs à arriver à Sosua, l’une des 10 familles connues par les autres colons sous le nom de « groupe de Shanghai ». La colonie de Sosua est gérée par une organisation appelée Dominican Republic Settlement Association (DORSA), financée par l’American Jewish Joint Distribution Committee de New York.
« DORSA vous donnait 10 vaches, une mule, un cheval et une charrette », dit Benjamin. « Mon père était ébéniste de profession. Il pensait faire ce métier ici. Mais il n’y avait pas de marché pour cela. Il s’est donc consacré à l’agriculture. »
Benjamin se rappelle que les conditions de vie, à Sosua, étaient « très simples », ce à quoi de nombreux colons, qui avaient été citadins en Europe, ont du mal à s’habituer. Pourtant, il parle avec tendresse de son enfance, relativement préservée des horreurs qu’endurent tant de petits Juifs de son âge.
« Nous avions assez à manger », dit-il. « Nous aimions aller à la plage. Et je suis allé dans une école juive. »
L’école, Escuela Cristobal Colon, avait ouvert ses portes en 1940, dans les locaux d’une ancienne caserne. Elle était fréquentée par des enfants juifs et des enfants d’ouvriers agricoles dominicains. Cette école existe toujours et s’appelle aujourd’hui Colegio Luis Hess, du nom de Luis Hess, l’un des colons juifs. Hess a enseigné à l’école pendant 33 ans et vécu à Sosua jusqu’à sa mort, en 2010, à l’âge de 101 ans.
Pendant que les enfants vont à l’école, les hommes travaillent à la ferme et les femmes préparent les repas des familles, qui mangent toutes ensemble. Les lits sont protégés de moustiquaires pour prévenir du paludisme. Comme les hommes sont beaucoup plus nombreux que les femmes – Trujillo n’autorisait pas l’entrée de femmes juives célibataires – les mariages mixtes sont fréquents.
Au fil du temps, l’entreprise agricole périclite et la Dominican Republic Settlement Association décide d’opter pour l’élevage du bœuf et la production de produits laitiers. La coopérative Productos Sosua est un succès.
Après avoir terminé ses études secondaires, Benjamin s’installe à Pittsburgh pour étudier à l’université (il deviendra ingénieur et construira son propre avion), se marie et fonde une famille. Après 17 ans passés aux États-Unis, il décide, en 1976, de retourner en République dominicaine, où il devient cadre chez Productos Sosua. Il y travaille jusqu’à sa retraite, en 2004, lorsque l’entreprise est vendue à une entreprise mexicaine.
« J’ai toujours considéré que Sosua, c’était chez moi », confie-t-il. « J’aime cet endroit. Tout le monde me connaît. »
Aujourd’hui, Sosua a considérablement changé par rapport à la ville endormie qui a vu grandir Benjamin. En 1979, un aéroport international a ouvert ses portes à Puerto Plata, à une quinzaine de minutes à l’Ouest.
Sosua s’est transformée en une destination touristique très courue, réputée pour ses plages de sable blanc et ses sports nautiques. Elle s’est également muée en une véritable plaque tournante du tourisme sexuel en République Dominicaine.
La majeure partie de la population juive de Sosua a immigré aux États-Unis au début des années 1980. Benjamin estime qu’il ne reste que 30 à 40 Juifs à Sosua, la plupart non pratiquants. Ainsi, cela fait 20 ans que la synagogue ne peut plus financer la présence constante d’un rabbin. Les offices n’ont lieu que les jours de fête, lorsqu’un rabbin vient par avion de Miami.
Benjamin dit que sept Juifs donnent collectivement quelque 2 500 dollars par mois pour régler les dépenses de sécurité et autres dépenses de fonctionnement.
À côté de la synagogue se trouve un petit musée appelé le Museo Judio de Sosua, qui donne un aperçu des racines juives de la ville. Il y a cinq ans, l’ambassade des États-Unis à Saint-Domingue a fait don de 80 000 dollars au musée de manière à préserver et numériser ses archives. Malgré tout, le musée, qui a grandement besoin de réparations, est fermé depuis un an.
Benjamin est en pourparlers avec le gouvernement dominicain pour le financement de la rénovation du musée, avec l’agrandissement de la salle d’exposition de manière à pouvoir accueillir 100 personnes à l’occasion d’événements. Benjamin a bon espoir que le projet, dont le coût approche le million de dollars, reçoive le feu vert du gouvernement.
« Ils sont très intéressés parce que cela pourrait devenir une attraction touristique », dit-il, soulignant que Puerto Plata et Amber Cove sont devenues des escales des croisières dans les Caraïbes en provenance de Floride. « Si cela se concrétise, ça se fera l’an prochain. Parce que s’ils ne le font pas d’ici là, le gouvernement aura changé. Et le gouvernement suivant ne poursuit jamais ce que le précédent a commencé. »
A part cela, il ne reste que quelques vestiges de la vie juive à Sosua. A l’intérieur du Parque Mirador qui surplombe l’Atlantique, il y a une étoile de David en ciment blanc, en mémoire des réfugiés juifs.
Quelque 70 Juifs, parmi lesquels les propres parents de Benjamin, sont enterrés dans le cimetière juif situé à cinq minutes environ de la synagogue.
La rue principale qui relie Sosua à Puerto Plata est ornée d’une peinture murale représentant l’histoire de la ville, avec une grande étoile de David au-dessus d’un plongeur. Et deux des rues les plus importantes de Sosua – celles du Dr. Rosen et David Stern – portent le nom de deux des fondateurs juifs de la colonie.
Il y a eu une exposition consacrée à la colonie juive de Sosua au Museum of Jewish Heritage de New York, mais elle a fermé ses portes il y a de cela plusieurs années déjà. Raison de plus, dit Benjamin, pour que le musée de Sosua rouvre dès que possible afin que l’histoire des Juifs qui ont trouvé un abri dans les Caraïbes ne soit pas oubliée.
« Regardez ce qui se passe dans le monde – il y a une montée de l’antisémitisme », dit-il. « Il est très important que notre histoire soit documentée. Ce sera aussi un endroit où les écoliers dominicains pourront venir en apprendre davantage sur le judaïsme. »
Depuis que le musée est fermé, le seul endroit à montrer des photos des colons juifs au public est la salle d’embarquement de l’aéroport de Puerto Plata. À côté d’un groupe dominicain qui donne la sérénade aux voyageurs sur des accords de merengue, on peut voir une exposition de photos des colons à cheval, aux champs, à l’école et en prière, à La Sinagoga.
« En arrivant ici, les Juifs n’ont fait face à aucune forme d’antisémitisme », déclare Benjamin. « Ils étaient aussi libres que n’importe qui. Ils ont eu une vie merveilleuse. »
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En 2019, la romancière Catherine Bardon a publié un ouvrage, Les Déracinés (Editions Les Escales), sur ces Juifs de République dominicaine. Arte y a aussi consacré un documentaire.
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